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E. Brito: «Philosophie moderne et christianisme». À propos d'un ouvrage récent

À propos d’un ouvrage récent

Bernard Pottier s.j.

Comment rendre compte en quelques lignes de ces 1514 pages serrées, présentées en deux volumes paginés de manière continue ? La tâche n’est pas impossible, car ce travail est remarquablement unifié. L’A. parcourt l’histoire de la philosophie moderne, depuis Descartes jusqu’à nos jours, en se posant une seule question : « Comment la philosophie s’est-elle positionnée par rapport au christianisme ? »2. Il s’agit donc d’un travail de philosophie, mené par un théologien-philosophe chevronné, qui cristallise ici une trentaine d’années d’étude sur ces sujets. Essayons d’entrer progressivement dans la logique de cet ouvrage.

Tout d’abord, remarquons qu’il est divisé en six parties : le xviie siècle, le xviiie siècle, Kant et les post-kantiens (idéalisme allemand), le xixe siècle en deux parties (la critique, puis la défense du christianisme3), le xxe siècle. Les cinq premières parties comptent chacune environ 160 pages, la dernière 500, ce qui montre l’actualisation de cette recherche. Nous présentons infra une esquisse de la table des matières, qui comporte 13 pages, reproduite entièrement au début de chaque volume.

Ces six parties se composent d’une suite de plus de 90 monographies de philosophes, proposées sous l’angle de leur rapport au christianisme. Chaque monographie se lit aisément pour elle-même. Il n’est pas du tout obligatoire de commencer par le commencement. La table des matières est extrêmement précieuse à cet égard. Le lecteur tirera un avantage incomparable à s’y référer sans cesse pour retrouver instantanément le cadre chronologique, géographique et culturel de tel philosophe étudié, et le titre adjoint à son nom le resituera immédiatement dans son orientation propre.

Le projet de l’auteur

Dans son Avant-propos (p. 15 à 38), l’A. précise progressivement son projet, assez original, croyons-nous. Il le fait en le comparant à celui d’autres ouvrages semblables dont il s’inspire en partie ou se distingue consciemment. En fait, il n’est pas facile de lui trouver des équivalents.

Au début, le projet était de consacrer à ce thème un ouvrage d’ensemble qui aurait pu s’intituler : « Le christianisme d’après l’idéalisme allemand ». En effet, l’A. a écrit, depuis environ trente ans, neuf ouvrages d’envergure, dédiés presque tous à l’idéalisme allemand : trois livres sur Hegel (en 1979, 1983, 1991), deux sur Schelling (1987, 2000), un sur Schleiermacher (1994), un sur Heidegger (1999), et enfin deux sur Fichte (2004, 2007). Ces titres totalisent un ensemble de 4837 pages.

L’A., qui connaît bien le théologien allemand Emmanuel Hirsch pour son œuvre monumentale en cinq volumes — consacrée à l’histoire de la théologie évangélique dans le contexte des grands mouvements de la pensée européenne —, se souvenait de l’un de ses premiers travaux sur le rapport de la philosophie idéaliste et du christianisme, de 1926. L’ouvrage de Lülmann, de 1901 (p. 23), lui servit également de modèle, même s’il ne compte que sept auteurs, tous allemands et tous d’une importance exceptionnelle. Lülmann s’efforçait de fournir une élaboration organique de la matière de chaque auteur. Brito a essayé de suivre son exemple sur ce point. Sertillanges, dans ses deux volumes de 1939 et 1941, Le christianisme et les philosophies, embrasse un champ plus vaste (p. 23-24). Mais il s’intéresse surtout à ce que la philosophie doit au christianisme. Brito, de son côté, étudie la façon, pas toujours réceptive, souvent critique, dont les philosophes modernes ont compris le christianisme. Sertillanges accorde aussi une attention un peu disproportionnée à l’école française du xixe siècle et insiste fortement sur le thomisme. Moins vaste que la tentative de Sertillanges, cette étude est cependant plus complète et forcément plus actualisée. Il y avait aussi le Dieu dans la pensée philosophique (2001) de Coreth. Pannenberg a consacré un ouvrage au rapport de la théologie et de la philosophie à la lumière de leur histoire commune (p. 29). L’ouvrage de Brito se limite à exposer la façon dont les philosophes modernes ont réfléchi sur le christianisme. André Léonard, dans Pensée des hommes et foi en Jésus-Christ (1980), dont la seconde édition en 1991 s’intitule Foi et philosophies, articule son ouvrage en trois voies (p. 29-30) : cosmologique, anthropologique et métaphysique4. Il passe ainsi en revue vingt-sept auteurs. Une différence majeure avec Léonard est que Brito ne considère que des philosophes, suit l’ordre chronologique et ne propose pas de grille de lecture préliminaire. Xavier Tilliette (p. 30) est un auteur très souvent cité, avec qui notre A. présente pas mal d’affinités. Ils ont publié plusieurs ouvrages comparables. Ces deux volumes sont particulièrement proches du livre de Tilliette de 1993 : Le Christ des philosophes. Mais ici, on ne se limite pas à une christologie philosophique, mais plus largement à la philosophie du christianisme, même si leur relation est étroite. L’ouvrage de Brito étudie, à deux ou trois exceptions près, tous les auteurs que le Père Tilliette a retenus, mais en ajoute bon nombre d’autres. Jean Greisch (p. 31), dans son triptyque intitulé Le Buisson ardent et les Lumières de la raison, traite davantage d’une philosophie de la religion, et non pas de la théorie philosophique du christianisme ; il se limite aussi aux deux derniers siècles. Brito adopte en outre une démarche plus inductive, suivant l’ordre historique, alors que Greisch propose immédiatement une typologie. La typologie que Brito présente en conclusion pour achever ses deux volumes se dégage du parcours lui-même, elle s’impose a posteriori et n’a pas servi à composer l’ouvrage comme tel. L’ouvrage collectif Raison philosophique et christianisme à l’aube du iiie millénaire, édité en 2004 par Ph. Capelle et J. Greisch, présente également plusieurs analogies, mais il se caractérise entre autres par la multiplicité des auteurs. Ce qui nous permet d’ouvrir ici, pour terminer ce parcours, une parenthèse. Philosophie moderne et christianisme, malgré son allure encyclopédique, est le fait d’un seul homme (p. 32-33). Ce qui procure une unité de regard. Et néanmoins, la plupart des chapitres proposent une véritable information de première main. C’est l’une des qualités indéniables de ce travail.

À la fin de son Avant-propos, l’A. s’interroge sur l’actualité du thème abordé. En effet, « plus d’un observateur n’hésite pas à parler de la ‘fin de la philosophie’, et, d’autre part, certains se demandent aujourd’hui si l’aventure chrétienne n’arrive pas à son terme » (p. 33). Notre époque postmoderne est sceptique et sur la philosophie et sur le christianisme. Mais il s’agit de ne pas traiter à la légère de la fin de la philosophie, ou d’un effacement possible du christianisme. L’homme continue à penser et à vivre. Nous nous trouvons, à la fois, à une époque où la raison se déprend graduellement de son rationalisme tenace, et le christianisme de ses lourdeurs institutionnelles et doctrinales. Il est possible que ces deux mutations parallèles ne signifient pas la mort de la philosophie ou du christianisme, mais, au contraire, une renaissance et une nouvelle alliance de ces deux domaines : le vide laissé par le manque de philosophie (la ‘pensée faible’, évoquée par Vattimo) appelle une question sur le sens et la valeur de la vie à laquelle la foi peut répondre plus librement, tout en renvoyant le sujet à une réflexion nouvelle sur la cohérence rationnelle du monde.

Vient ensuite une Introduction (p. 39 à 60), qui traite de la réception chrétienne de la philosophie païenne : platonisme et christianisme ; aristotélisme et théologie chrétienne ; philosophie stoïcienne et pensée chrétienne. Cette introduction s’achève par un aperçu sur la contribution du christianisme à la philosophie.

Arrivés à ce point, nous ne pouvons mieux faire que de proposer une ébauche de la table des matières. Nous omettons ici les nombreux préliminaires et transitions, si précieux pourtant, pour nous limiter à la démarche générale et à la mention de tous les auteurs traités, nonante-sept en tout, au cours de cette vaste étude panoramique.

Table des matières du premier volume

Avant-propos

Introduction (Platonisme, Aristotélisme, Stoïcisme)

Première partie : Rationalisme, empirisme et crise des croyances au xviie siècle

  1. Rationalisme et christianisme : Descartes, Pascal, Malebranche, Spinoza, Leibniz, Bayle

  2. Empirisme, platonisme et christianisme dans la pensée anglaise du xviie siècle : Bacon, Hobbes, Herbert et Cudworth, Locke, Shaftesbury

Deuxième partie : Le procès du christianisme dans la pensée du xviiie siècle

  1. Christianisme et Enlightenment : Newton et Clarke, Butler, Berkeley, Hume

  2. Christianisme et Lumières : Voltaire, Diderot, d’Holbach, Rousseau

  3. Christianisme et Aufklärung : Lessing, Herder, Jacobi, Hamann

Troisième partie : La philosophie de la religion chrétienne chez Kant et les postkantiens

  1. Kant (Schiller5)

  2. Fichte (Novalis)

  3. Schelling (Hölderlin)

  4. Hegel (Goethe)

  5. Schleiermacher

Quatrième partie : La critique du christianisme au xixe siècle

  1. Schopenhauer

  2. Comte

  3. La gauche hégélienne : Strauss, Feuerbach, Bauer, Marx, Stirner

  4. Kierkegaard

  5. Nietzsche (Overbeck)

Table des matières du second volume

Cinquième partie : Philosophie chrétienne, philosophie du christianisme au xixe siècle

  1. En France : Maine de Biran, Proudhon, Bergson

  2. En Allemagne : Baader, Weiße, Dilthey

  3. Dans les pays anglo-saxons : Newman, James, Royce

  4. En Italie : Rosmini

  5. En Russie : Soloviev (Dostoïevski)

Sixième partie : xxe siècle

  1. Le domaine anglo-américain : Dewey, Whitehead, Russell, Wittgenstein

  2. Les penseurs allemands : Troeltsch (Weber), Scheler (Stein et Ebner), Jaspers, Heidegger (Gadamer), Horkheimer, Adorno, Habermas

  3. Les auteurs français : Blondel (Laberthonnière, Le Roy, Teilhard), Nabert, Marcel, Sartre (Camus), Merleau-Ponty (Mounier), Ricœur (Mehl, Thévenaz, Duméry), Henry, Weil

  4. Psychanalyse, marxisme et christianisme : Freud, Bloch (Marcuse)

  5. Nouvelle pensée juive et christianisme : Cohen, Buber, Rosenzweig, Levinas (Derrida)

  6. Deux Européens du Sud : Gentile, Unamuno

  7. La querelle au sujet de la « philosophie chrétienne »

Conclusion6

Présentation de quelques auteurs

En général, la présentation et la critique que nous propose l’A. sont d’une objectivité exemplaire, sans aucune complaisance pour aucun philosophe : l’A. ne se laisse jamais emporter par aucun engouement prématuré, ni aucun parti pris. Le jugement est extrêmement nuancé et complet, le plus souvent bienveillant, mais il est aussi impitoyable. Le théologien ne relâche jamais sa vigilance en aucun de ces domaines : Écriture, dogmatique, morale, vie ecclésiale, missionnaire et spirituelle. Nous savons que certains lecteurs des ouvrages antérieurs de Brito estiment que ses jugements sont tellement nuancés, soupesés, équilibrés, affinés, qu’ils ne savent plus s’il faut opter pour ou contre l’auteur en question. Nous pensons, pour notre part, qu’il s’agit là d’une qualité intellectuelle essentielle à l’honnêteté et à l’impartialité. La présentation est-elle trop rationnelle ? Certains le penseront. Ceux qui aiment Pascal par exemple, et avec raison, seront sans doute étonnés de la sévérité du jugement sur lui, mais nous croyons qu’il est objectif et mérité, même si Pascal peut être lu avec grand profit pour la vie spirituelle. La foi de l’A., qui perce à chaque page, n’est jamais faite d’un enthousiasme empressé.

Il est remarquable que dans un ouvrage comme celui-ci, toutes les aires linguistiques soient respectées pour leur importance réelle. Nous comptons 42 auteurs de langue allemande, 30 de langue française, 18 écrivent en anglais et 7 en d’autres langues. Les lecteurs seront peut-être moins familiarisés avec certaines traditions, notamment anglo-saxonnes. C’est pourquoi l’A. prend un soin particulier à présenter quelques auteurs décisifs à ses yeux.

Pour Berkeley, l’A. expose patiemment la quintessence de son volumineux ouvrage intitulé Alciphron ou le petit philosophe (p. 239-247), probablement totalement inconnu du public francophone. De même, il accorde toute son attention au terrible Hume et à son scepticisme ravageur. Ce n’est pas pour rien que Kant confesse avoir été réveillé de son sommeil dogmatique par Hume. Brito parcourt patiemment l’Histoire naturelle de la religion (p. 249-255), puis les Dialogues sur la religion naturelle, publiés selon le souhait de Hume de façon posthume (p. 255-264), tant son auteur savait l’effet qu’ils feraient sur ses lecteurs. Hume est d’un scepticisme décapant qu’il faut être capable de prendre au sérieux. L’A. achève cette monographie par les mots suivants : « Parmi les philosophes français du xviie siècle, vers lesquels nous nous tournons maintenant, aucun n’a, comme penseur, le calibre de Hume. L’impact de celui-ci sur la pensée européenne sera, en définitive, plus fort que celui de la philosophie française de son époque ». Il fait ici allusion à Voltaire, Diderot, d’Holbach et Rousseau réunis !

Il est inutile d’insister sur les compétences de l’A. en ce qui concerne l’idéalisme allemand. Nous avons ici l’une des synthèses sans doute les plus informées actuellement sur la question. Soulignons la présence de Schleiermacher, si souvent oublié du public francophone malgré ses visions prophétiques de notre histoire contemporaine, non seulement à sa place dans le premier volume (p. 535-569), mais aussi longuement dans la Conclusion (p. 1413-1415).

Avant de dire un mot de Nietzsche, évoquons celui qui l’inspira sur tant de points : « Schopenhauer, écrit Brito, fait fausse route, non seulement en se méprenant sur la nature véritable de la pitié, mais aussi en projetant dans le christianisme ses propres idées sur la compassion et sur la négation du vouloir vivre » (p. 588). Le théologien ne peut manquer de souligner les partialités de plusieurs auteurs excessifs. Le chapitre sur Nietzsche est absolument remarquable. Il est assez long (p. 669-713) et clôture le premier volume. L’A. est sans complaisance, tant pour le christianisme critiqué par Nietzsche, que pour Nietzsche critiquant le christianisme. Il termine en soulignant les limites de la critique de Nietzsche et son ambiguïté à bien des égards, retournant souvent ses arguments ad hominem (le ressentiment par exemple).

Le chapitre sur Blondel est également approfondi. Il se peut que sur l’ensemble de ce panorama, ce soit le philosophe dont l’auteur se rapproche le plus personnellement, malgré certaines nuances évidemment. Même s’il est apprécié comme philosophe, Blondel est critiqué dans ses faiblesses théologiques (notamment son dolorisme et son manque d’attention au mystère de la Résurrection). Virgoulay, fréquemment cité dans cet ouvrage, reconnaît d’ailleurs le bien-fondé de la critique du Brito théologien. La comparaison entre Tillich et Blondel (p. 1436-1438) est également fort suggestive.

L’introduction et la conclusion s’inspirent toutes deux de J. Ladrière, situé également dans cette ligne blondélienne, et en particulier de deux contributions de sa part datées de 2004, à savoir le troisième volume de L’articulation du sens, « Sens et vérité en théologie » et la Postface à l’ouvrage collectif édité par Ph. Capelle et J. Greisch, Raison philosophique et christianisme à l’aube du iiie millénaire. L’école de Louvain marque ainsi cette réflexion.

Notons l’intérêt porté à la nouvelle pensée juive représentée ici par Cohen, Buber, Rosenzweig, Levinas, Derrida. Cette aile philosophique est également à prendre en compte.

La typologie finale

La conclusion de l’auteur propose une typologie très intéressante. Voici la manière dont elle est introduite. « Le passé et le présent nous offrent une diversité déconcertante d’attitudes en ce qui concerne les rapports entre la philosophie et le christianisme. Mais la liste des mots caractérisant la variété de leurs relations ne nous semble pas démesurément longue ; du moins si l’on se borne aux possibilités limites (idéaltypiques, si l’on veut). À notre sens, on peut distinguer quatre formes principales de relation : on peut soit rejeter l’autre (chercher à le nier, voire à l’anéantir), soit l’ignorer (se séparer de lui), soit l’absorber (le réduire à soi), soit le rencontrer vraiment dans son altérité (chercher à entrer avec lui dans un rapport d’union sans confusion). Ces quatre attitudes peuvent être adoptées aussi bien par le philosophe à l’égard du christianisme, que par le penseur chrétien à l’égard de la philosophie. Ce qui donne huit rapports possibles : 1) Le philosophe rejette le christianisme au nom de la raison. 2) Le chrétien rejette la philosophie au nom de la foi. 3) Le philosophe admet la séparation de la philosophie et du christianisme. 4) Le chrétien prône la dissociation du christianisme et de la philosophie. 5) Le philosophe cherche à absorber le christianisme, à le réduire à la philosophie. 6) Le chrétien tend à annexer la philosophie au christianisme, à la ramener à lui. 7) Le philosophe essaie d’articuler un rapport de la philosophie au christianisme, capable de maintenir aussi bien leur lien que leur autonomie respective. 8) Le théologien s’efforce de respecter la distinction sans séparation et l’union sans confusion de la théologie chrétienne et de la philosophie » (p. 1399).

Nous pourrions donner quelques exemples clairs de cette typologie : Nietzsche rejette le christianisme comme Kierkegaard rejette la ‘philosophie’. Descartes prône la séparation dans un sens comme Schleiermacher et Barth la revendiquent dans l’autre. Les théistes, ou Hegel et Feuerbach par exemple, cherchent à absorber le christianisme dans leur philosophie, comme Malebranche veut annexer la philosophie à la théologie. Le dernier Schelling, G. Marcel et quelques autres, cherchent le dialogue respectueux, tout comme Tillich et Rahner veulent rencontrer la philosophie sans l’asservir à leur projet. Beaucoup d’autres cas pourraient être étudiés à partir de l’ouvrage qui nous est proposé, mais les nuances sont tout aussi importantes que cet essai de systématisation, éclairant et fort original.

Conclusion de l’auteur

Nous nous permettrons de citer encore quelques lignes de l’auteur à la fin de son ouvrage, pour résumer l’état d’esprit de celui qui a fourni cet immense travail que nous avons tenté de présenter, sur les rapports de la philosophie moderne et du christianisme.

« La philosophie doit donc affronter loyalement la contestation que le christianisme lui apporte. Loin d’empêcher la philosophie d’être interrogative, la théologie chrétienne peut l’aider à entrer dans la radicalité de sa question […] Elle lui jette le défi du mystère […] Elle peut aider la philosophie à radicaliser sa propre question, à se l’appliquer à elle-même. La philosophie, réciproquement, a beaucoup apporté à la théologie. Elle peut l’aider à ne pas se figer dans ses certitudes […] (p. 1440). La théologie peut beaucoup apprendre de la rigueur et de la cohérence de la démarche méthodique des grands philosophes. Entre réflexion philosophique et théologie chrétienne, la tension est féconde, source de mouvement et de progrès. Mais la tension demeure : aucune synthèse n’est à même de l’extirper totalement […] (p. 1441). Non pas que pour philosopher, il faille cesser de croire. Mais philosopher n’est pas croire. Un passage est possible de la philosophie au christianisme. Mais il implique une conversion. Non pas que, pour croire, il faille cesser de philosopher. Mais croire n’est pas philosopher […]. Dans le présent ouvrage, nous n’avons pas tenté de proposer directement notre propre ‘philosophie du christianisme’ (bien qu’elle se découvre à travers notre appréciation critique des auteurs étudiés) […] (p. 1442). Le penseur croyant s’expose, cependant, au risque non négligeable de cultiver une ‘philosophie chrétienne’ peu attentive à la consistance autonome de la raison philosophique (p. 1443) ».

Appréciation conclusive

À qui recommander cette véritable petite encyclopédie ? Plusieurs usages sont possibles. Cet ouvrage vaut pour lui-même comme synthèse quasi exhaustive, quoique maniable, sur le sujet annoncé et la période choisie. Les érudits les mieux formés y trouveront, pensons-nous, une vue d’ensemble qui n’existe nulle part ailleurs actuellement. Tout théologien ou tout philosophe de métier, qui s’intéresse au rapport entre la philosophie et l’expérience de la foi chrétienne, pourra se faire une idée très actualisée et très équilibrée sur le sujet. Les professeurs de philosophie et de théologie, quel que soit leur niveau de formation, pourront tirer ici de quoi composer des dizaines d’heures de cours. À titre d’exemple, je puis rapporter ceci. Je viens de proposer un cours intitulé Douze regards sur le Christ, comprenant à chaque fois un portrait du Christ esquissé par un philosophe ou un penseur moderne ou contemporain. Le public s’est montré très intéressé. J’avais choisi, bien sûr, les penseurs en question parmi ceux qui sont étudiés ici par Emilio Brito7. Le travail était ainsi largement préparé. Tout étudiant à la recherche d’un sujet de mémoire ou en rédaction de thèse trouvera ici des suggestions extrêmement précieuses, non seulement dans le déroulé des monographies, mais aussi dans la vue d’ensemble et les conclusions qui jalonnent cet ouvrage.

L’intellectuel croyant contemporain, pour peu qu’il se passionne pour cette lecture, puisera dans ce livre mille raisons de se rendre compte que l’expérience de la foi chrétienne est d’une richesse et d’une cohérence que ne soupçonnent absolument pas tous ceux qui aujourd’hui, dans les médias ou ailleurs, à la hâte, émettent des jugements péremptoires et défavorables sur la religion. À aucun moment, Brito ne craint de regarder en face les détracteurs de la foi les plus décapants, il les aborde avec calme et confiance, il écoute tout ce qu’ils ont à dire sans précipitation, et il ne craint pas, sans aucune intention gratuitement polémique, de reconnaître là où ils ont raison et de rassembler dans le même temps tous les arguments contraires à l’adversaire si celui-ci y prête le flanc. L’expérience de la foi chrétienne, telle qu’elle a été pensée et vécue depuis Jésus-Christ, possède une amplitude, une puissance et une cohérence qui ne se laissent pas décontenancer si facilement, même dans la période de crise actuelle.

Nous avons entre les mains un travail qui relève à la fois de l’esprit le plus analytique et le plus synthétique possible. Cet ouvrage, malgré sa longueur, ne souffre d’aucune répétition. À chaque page, à chaque ligne, l’auteur nous apporte une information nouvelle et précieuse, et trace ainsi une centaine de portraits philosophiques avec une patience et une minutie admirables. Mais ces monographies prennent ensuite toute leur signification dans une vue synthétique, aussi bien historique que systématique, qui confère à chaque penseur sa singularité propre en lien avec tous les autres. On a beau étudier des dizaines de positions philosophiques, même si l’on remarque des parentés, aucune n’est anodine ou banale, aucune à l’inverse n’est à ce point puissante qu’elle éclipse ses voisines.

Signalons enfin que l’ouvrage se termine par un index de 22 pages en 2 colonnes et par une bibliographie de 45 pages denses, regroupant sans doute entre 1900 et 2000 titres.

Notes de bas de page

  • 1 E. Brito, Philosophie moderne et christianisme, 2 vol., BETL 225 A et B, Peeters, Leuven, 2010, 1514 + XXI p.

  • 2 Nous préciserons le sens de la question infra : « Le projet de l’auteur ».

  • 3 La virulence de la critique du christianisme au xixe siècle ne doit pas occulter l’existence, à la même époque, d’un fort courant de philosophie chrétienne.

  • 4 Pour le choix de six théologiens classés respectivement dans la voie cosmologique (Pannenberg et Moltmann), anthropologique (Bultmann et Rahner) et métaphysique (Barth et Balthasar), Léonard s’inspire peut-être du premier livre de Brito, Hegel et la tâche actuelle de la christologie (1979), qui constituait la conclusion d’une thèse patronnée par Léonard, précisément, et soutenue en 1976.

  • 5 Les auteurs signalés entre parenthèses dans cette table des matières ne sont traités que dans une brève note de quelques pages.

  • 6 La conclusion comprend huit points correspondant aux huit groupes de la typologie de penseurs présentée infra.

  • 7 Nous avions choisi les auteurs suivants : Pascal, Spinoza, Rousseau, Kant, Lessing, Hegel, Newman, Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Soloviev, Bergson et Teilhard de Chardin.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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