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Pierre Teilhard de Chardin et Lucile Swann. Correspondance.
À propos d'un ouvrage récent

À propos d’un ouvrage récent

Henri Madelin s.j.

Cet ouvrage existait en langue anglaise. Il faut se réjouir de sa traduction et adaptation pour les lecteurs français, avec des contributions précieuses de Mary Wood Gilbert, de jésuites comme Pierre Leroy et Thomas M. King (récemment décédé). On y trouve aussi une remarquable postface du Père Gustave Martelet, excellent interprète de la pensée du Père Teilhard. La traduction est l’œuvre d’une bonne connaisseuse de Teilhard, Édith de la Héronnière. Ces apports sont précieux pour bien situer cette correspondance étonnante et d’un genre inédit dans le champ religieux qui peut dérouter le lecteur. Ils permettent de mieux saisir comment ont grandi chez Teilhard le sens et la visée de cette ouverture au féminin que l’on découvre en vagues successives au fil de ces entretiens avec Lucile Swan, une américaine, douée pour la sculpture et la peinture, dont il fait la connaissance en Chine quelques années avant la seconde guerre mondiale.

En 1918, avant de prononcer ses vœux d’engagement définitif au service du Christ, le Père Teilhard de Chardin rédige un essai L’Éternel Féminin que le Père de Lubac a commenté avec minutie. On lit dans cet opuscule du jeune jésuite livré au feu de la guerre les lignes suivantes : « Celui qui entend l’appel de Jésus n’a pas à rejeter l’amour de son cœur. Il doit, bien au contraire, rester essentiellement humain. Il a donc encore besoin de moi (c’est l’éternel Féminin qui parle) pour sensibiliser ses puissances, et éveiller son âme à la passion du divin ». Une chasteté religieuse qui oblitérerait cette exigence ne risquerait-elle pas de tomber dans une sorte de déshumanisation ? En 1934, le même Teilhard écrit L’évolution de la chasteté. Il parle à nouveau de l’enrichissement qu’un homme peut recevoir d’une femme. Mais il ajoute aussitôt qu’en raison de l’intensité de l’expression sexuelle, « une sorte de ‘court-circuit’ se produit — un éclat qui absorbe et neutralise une fraction de l’âme. Quelque chose est né, mais qui s’est largement consumé sur place ». Expression d’un religieux passionné d’amour pour le Christ toujours « plus grand » et « en avant ».

En fait, c’est tardivement que le Père Teilhard a découvert l’importance du féminin. Il s’en explique lui-même dans Le féminin ou l’unitif écrit en 1950, comme un appendice final de son livre le plus autobiographique, Le cœur de la matière, p. 71-72 (Œuvres XIII, Seuil) : « À l’histoire de ma vision intérieure, telle que la relatent ces pages, il manquerait un élan (une atmosphère…) essentiel si je ne mentionnais pas, en terminant, que, à partir du moment critique où, rejetant des vieux moules familiaux et religieux, j’ai commencé à m’éveiller et à me formuler vraiment à moi-même, rien ne s’est développé en moi que sous un regard et sous une influence de femme. On n’attendra évidemment pas de moi autre chose, ici, que l’hommage général, quasi-adorant, montant du tréfonds de mon être, vers celles dont la chaleur et le charme ont passé, goutte à goutte, dans le sang de mes idées les plus chères… ».

La connaissance de cet arrière-plan est nécessaire pour mieux éclairer le sens des correspondances échangées par le jésuite — et déjà largement publiées — avec de nombreuses femmes : Marguerite Teilhard-Cambon, sa cousine, Léontine Zanta, Ida Treat et d’autres encore… Le présent ouvrage est consacré à la correspondance entre Lucile Swan et Teilhard. La plus grande partie des lettres sont de Pierre, mais Lucile tenait aussi un journal dont sont publiés des extraits. Une amitié chaleureuse est née entre eux au fil du temps et des conversations à Pékin à l’heure du thé ou des excursions dans les collines environnantes. Elle va connaître des moments de grande intensité et des temps d’incompréhension réciproque qui engendrent parfois de grandes souffrances chez l’un et chez l’autre. Le lecteur les perçoit bien en lisant les pages de ce livre au fil des années où les séparations intercontinentales constituent la note dominante. En 1934, Lucile écrit dans son journal : « Vous ne pouvez être à moi. Pas réellement. Il faut donc que j’apprenne votre manière à vous d’être l’un à l’autre ». À la même époque, Teilhard écrit dans Esquisse d’un univers personnel : « Ceux-là donc s’aiment légitimement que la passion conduit, tous les deux, l’un par l’autre, à une plus haute possession de leur être ». Selon ce que l’on peut lire dans ses « Notes de retraites », Teilhard s’est fixé comme ligne de conduite la volonté d’être « absolument transparent envers Dieu et elles (ses amies féminines). Joie de dépasser ». Ses réflexions n’ont pourtant pas perdu de leur tranchant initial. « Entre un mariage toujours polarisé, socialement, sur la reproduction, et une perfection religieuse toujours présentée, théologiquement, en termes de séparation, une troisième voie (je ne dis pas moyenne, mais supérieure) nous manque décidément : voie exigée par la transformation révolutionnaire dernièrement opérée dans notre pensée par la transposition de la notion d’« esprit », esprit, nous l’avons vu, non plus de dématérialisation mais de synthèse. Materia matrix. Non point fuite (par retranchement), mais conquête (par sublimation) des insondables puissances spirituelles encore dormantes sous l’attraction mutuelle des sexes ; telles sont, j’en suis de plus en plus persuadé, la secrète essence et la magnifique tâche à venir de la Chasteté » (Le cœur de la matière p. 72-73). En lisant ce livre et en ressentant les vibrations profondes qui parcourent les échanges entre les deux protagonistes de ce duo incomparable, chacun est conduit à dépasser les médiocrités ambiantes et à s’interroger à nouveau sur le « Christ universel » que le Père Teilhard, en mystique conséquent, perçoit comme « l’infini d’irradiation ».

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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