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Un aspect du rapport homme et femme selon les chapitres 1 à  5 du livre de la Genèse. Esquisse d'une réflexion

Esquisse d’une réflexion

Adrien Demoustier s.j.
Le chapitre I de la Genèse pose Adam comme principe d'unité d'une différenciation entre masculin et féminin. Le récit qui s'ensuit dévoile que leur reconnaissance mutuelle est faussée. En Adam, 'ish reconnaît 'ishâh, mais celle-ci se laisse tromper et se rapporte à son partenaire comme une mère à son fils. L'un prend l'être féminin pour sa mère et l'autre identifie son enfant comme un mari. Ils transmettent ainsi l'exclusion de la jalousie et le meurtre. Seth, reconnu comme fils, engendre alors une autre généalogie saine.

La question de la relation entre l’homme et la femme dans la société et dans l’Église n’est pas simple. Le vocabulaire de la langue française reflète un aspect de cette difficulté. Le même mot « homme » désigne l’humanité en général et tout membre de cette humanité quel que soit son sexe, mais aussi un individu humain de sexe masculin ainsi que l’ensemble des individus de ce sexe.

Cette ambivalence pourra être ressentie différemment. Pour une femme, le mot homme semble évoquer d’abord l’être viril et secondairement l’humanité. Un doute pourrait alors se glisser subrepticement en elle sur sa pleine appartenance à l’espèce humaine. Un homme entend le terme d’abord comme désignant toute l’humanité, femme comprise. Il s’ensuit pour lui une tendance ancestrale à considérer la femme comme humaine dans la mesure où elle est « comme l’homme », la virago. Cette situation est liée à l’éducation reçue et connaît toutes sortes de nuances et d’exceptions. À moins d’admettre qu’il n’y ait pas de terme pour désigner l’humanité dans son ensemble, il convient de reconnaître que l’absence de terme français pour désigner l’être viril manifeste la présence d’une ambiguïté qui influe sur les manières de penser et de vivre les rapports entre l’homme et la femme.

L’étymologie nous enseigne que le mot « homme » vient du latin homo qui correspond au grec anthrôpos. L’un et l’autre signifient l’humanité en général ou tout individu de l’espèce humaine quel que soit son sexe, ce qu’il y a de commun à tout être de cette espèce, y compris le fait que cet être soit toujours d’un sexe déterminé désigné en latin principalement par vir ou femina, en grec par anèr ou gunè.

Le mot vir n’a pas d’équivalent en français qui emploie donc « homme » pour désigner l’être viril. Le résultat est que ce dernier semble confisquer à son profit la notion d’humanité, confiscation qui pourrait bien dissimuler une incertitude sur le caractère de cet être viril ainsi désigné par un terme d’emprunt, un glissement de sens.

Une insuffisante attention à cette limite du vocabulaire et la paresse des traducteurs de textes anciens peut entraîner de sérieuses incompréhensions dans la lecture de l’Écriture sainte et dans la pratique de la liturgie.

Que se passe-t-il si l’on fait l’effort de lire les cinq premiers chapitres du livre de la Genèse en tenant scrupuleusement compte de cette difficulté de traduction en ce qui concerne ce point et en faisant confiance pour le reste à une traduction, celle de la Bible de Jérusalem (édition de 1998) ? Il suffit pour cela de demander à un bon connaisseur de l’hébreu ce que signifient au juste dans cette langue les termes concernés et d’en tenir compte pour ne jamais traduire par un même mot français deux mots différents en hébreu.

On s’aperçoit alors que les chapitres 1 et 5 utilisent trois termes : Homme (adam), mâle (zâkâr) et femelle (neqebâh). Ces deux derniers termes n’ont pas la signification exclusivement animale et péjorative qu’ils ont en français. Ils signifient homme ou femme ou bien mâle ou femelle selon le contexte. On pourrait traduire par « homme mâle » et « homme femelle » ou encore — c’est le parti que nous adopterons — « homme être masculin » et « homme être féminin ». Nous éviterons l’expression possible « être viril ». Zâkâr n’est pas exactement équivalent à vir. Reste que la double acception du terme souligne que l’humanité conserve une dimension animale, étant entendu que le terme animal exclut ici toute nuance péjorative. Les chapitres 2 à 4 qui sont d’un autre style utilisent un autre trinôme : Adam, ’ishâh, et ’ish. Ces deux derniers termes correspondent aux notions françaises : mari et femme, époux et épouse. ’ishâh n’a pas directement une connotation maternelle. Femelle pas plus que ’ishâh n’est grammaticalement le féminin de mâle ou de ’ish. ’ish et ’ishâh désignent « quelqu’un ». Nous dirions une personne1.

Les chapitres 1 et 5 expriment une visée directement anthropologique. Ils posent l’humanité par son rapport à l’Origine, dans sa relation à Dieu et au cosmos. Cette relation détermine un statut qui perdure depuis le commencement. Les chapitres 2 à 4 s’intéressent au déroulement de ce qui s’est passé au commencement, à un événement qui rend compte de ce que l’Homme vit depuis le début dans son rapport à l’Origine. Le texte expose une genèse progressive de l’humanité, une différenciation qui précise les conditions du commencement à partir de l’Origine.

I L’homme semblable à Dieu comme être masculin et être féminin

La description de la création de l’Homme au cinquième jour du premier chapitre est très précise :

Gn 1,26 : Dieu dit : faisons Adam à notre image comme notre ressemblance, et qu’ils dominent […].

Gn 1,27 : Dieu créa l’Adam à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle, il le/les créa.

Il semble, d’après les traductions, qu’on peut entendre aussi bien : il le créa ou il les créa.

La présence de l’article devant Adam signifie pour la grammaire hébraïque que le terme a déjà été introduit dans le discours par le verset précédent. Il en sera de même dans les autres occurrences. La nuance de sens est alors sans conséquence déterminante pour notre propos.

Adam d’après les dictionnaires signifie : homme, humanité, l’humain. Le terme au verset 26 n’évoque pas, à lui seul, l’idée d’une différenciation interne. Cette dernière provient du rapport à Dieu qui est aussitôt affirmé. Adam est image ressemblante. Il y a entre l’Homme et Dieu une différence, dans un rapport d’identité, qui permet la reconnaissance de l’autre : la ressemblance. Si l’image qu’est la photo d’identité est suffisamment ressemblante, elle permet de reconnaître l’être vivant dont le dessin inerte sur le papier est l’image.

Le verset 27 introduit alors la différenciation en Adam lui-même : il est créé mâle et femelle2.

Mâle désigne aussi bien l’humain et l’animal sans insister sur la dimension animale comme en français. Ce peut être un nom ou un adjectif. La racine évoque le fait de se souvenir. Femelle correspond à femme avec la même absence de nuance péjorative. La racine évoque « ce qui est percé »3. Le rapprochement entre ces deux racines invite à mettre en relation l’idée de se souvenir avec la stèle érigée en mémorial, un symbole qui renvoie à la verticalité de la station debout. La différenciation est donc instituée comme interne à Adam, comme partie intégrante de la ressemblance de l’image. Le rapport de différence entre l’homme être masculin et l’homme être féminin est constitutif de l’Homme, Adam. Pas seulement la différence, mais le rapport de différence. La différence n’est pas une différence dans la chose mais dans le rapport entre les choses. Le masculin et le féminin jouissent également de la station debout, mais l’érectilité de l’un est extérieur, visible et l’autre intérieure, invisible. Ils sont différents en tant qu’ils se rapportent l’un à l’autre et réciproquement. La différence proprement humaine n’est pas entre l’être masculin et l’être féminin, mais entre le rapport de celui-ci à celui-là et celui-là à celui-ci.

Cette terminologie du premier chapitre : Adam, mâle et femelle, ne se retrouve pas dans les chapitres 2 à 4, mais elle revient au chapitre 5 qui marque une nouvelle rupture de style.

Gn 5,1 : Voici le livret de la descendance d’Adam. Le jour où Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu.

Gn 5,2 : Mâle et femelle il le/les créa. Il les bénit et leur donna le nom d’Adam, le jour où ils furent créés.

Gn 5,3 : Quand Adam eut cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, comme son image, et il lui donna le nom de Seth.

Gn 5,4 : Le temps que vécut Adam après la naissance de Seth fut de huit cents ans et il engendra des fils et des filles.

La généalogie qui débute ainsi, mentionne les fils et les filles et aboutit à Lamek qui engendra Noé qui engendra Sem, Cham et Japhet. Une perturbation n’interviendra qu’au chapitre 6 avec le mélange entre les fils de Dieu et les filles des hommes, la tour de Babel et le déluge. Le texte précise une seconde fois : Adam est semblable à Dieu en tant qu’il est mâle et femelle. L’être masculin et l’être féminin sont également présents dans l’appellation Adam.

La ressemblance avec Dieu est liée à la relation entre l’être masculin et l’être féminin qui est en Adam. Adam désigne les deux termes en tant qu’ils sont en relation mutuelle et la relation qui inclut les deux termes. Nous parlerons d’interrelation. Les deux relations sont réciproques et non symétriques. Adam engendre un fils à sa ressemblance et à son image, Seth. Ce dernier engendre ainsi que ses successeurs, des fils et des filles. La filiation commence donc par un fils de la même façon que l’énumération masculin, féminin débute par le masculin.

Que signifie cette antériorité syntaxique du masculin ? Constatons d’abord que la désignation de l’homme générique, l’homme englobant la relation masculin féminin, suppose une opération mentale d’abstraction. Elle prend point d’appui sur une représentation mentale imagée pour la dépasser sans pour autant la supprimer. Comprendre l’Homme comme être générique suppose qu’abstraction soit faite de l’image mentale que nous nous en faisons. Elle est nécessairement ou une image masculine ou une image féminine. Il est impossible de figurer, même mentalement, l’être générique comme étant les deux en même temps et sous tous les rapports. L’image d’un androgyne n’est ni l’un ni l’autre. Il est possible de joindre mentalement un pénis et une vulve sur une même figure. Il faudra encore donner à la silhouette un tour masculin ou féminin. Une forme encore largement indéterminée comme celle de l’enfant ou de l’adolescent, n’est ni un être vraiment masculin ni un être vraiment féminin. L’image de l’enfant ou de l’adolescent est pourtant vraiment humaine ; sa forme porte déjà à l’état d’indice et de promesse la marque de la différenciation sexuée. L’adam originaire, celui du commencement et celui qui persiste en nous en suite de ce commencement, est nécessairement référé à une représentation soit de l’être masculin, soit de l’être féminin. Il fallait donc choisir. Le choix du livre de la Genèse fut de poser au commencement Adam, l’homme aussi bien être masculin que féminin sous la figure du masculin.

Une raison de ce choix pourrait être celle-ci : les rédacteurs de ces textes sont des hommes socialement situés comme êtres masculins (des prêtres peut-être) qui posent la question de l’origine de l’Homme être masculin être féminin. Leurs manières de penser les questions plus théoriques restent fermement liées à l’expérience vécue. Ils sont aussitôt confrontés à une donnée très précise : tout Homme, quel que soit son sexe, est sorti du ventre d’une femme. C’est un constat immédiat et irrécusable. L’affirmation du rôle du père dans l’engendrement suppose l’intermédiaire de la pensée et de la parole ; la pensée, activité mentale qui, par le savoir de l’expérience, met en relation l’existence de relations conjugales antérieures et les premiers symptômes d’une grossesse ; la parole prononcée par l’homme être féminin, affirme la paternité de l’homme être masculin. La parole de la mère est digne de confiance parce qu’elle est celle de l’épouse et permet à l’époux de se reconnaître comme père et d’instituer l’enfant comme son propre fils. Sur la garantie de son épouse, il prononce à son tour une parole : « Tu es mon fils ». Cette nomination est aussi un geste, il prend l’enfant sur ses genoux, sur son sein.

La Parole originelle pose l’Homme dès le commencement comme ressemblant à Dieu en tant qu’il est relation, différence et ressemblance, Adam, être masculin féminin. Cette interrelation humaine est comme le déploiement et l’expression de la relation de différence et ressemblance entre l’Homme (être masculin féminin) et Dieu. Elle est aussi point de départ de la filiation humaine. Reste que tout homme sort du ventre d’une femme. La question que les rédacteurs du livre de la Genèse se posent est celle-ci : comment l’Homme, interrelation entre l’être masculin et l’être féminin, peut-il, sinon précéder la mère, du moins ne pas dépendre exclusivement d’elle ? L’expérience immédiate dit que l’Homme, aussi bien féminin que masculin, naît d’une mère, comme tout animal. C’est dans l’utérus maternel féminin que se produit la conjonction, commencement du petit de l’espèce. L’autofécondation peut être imaginée par l’homme être féminin. Il peut concevoir avec son activité mentale et avec son ventre. Il n’en est pas ainsi pour l’homme être masculin. Le mythe de « l’homme enceint » en est la contre-épreuve. Il imagine, tout en ayant conscience de cette irréalité, un intérieur animal féminin pour l’homme être masculin. Autrement dit, et nous y reviendrons, l’image féminine est porteuse d’une ambivalence : elle est à la fois mère animale et mère humaine comme épouse selon la Parole.

C’est ainsi qu’on peut formuler l’interrogation prise en charge par le récit des chapitres 2, 3 et 4, inséré entre le texte des chapitres 1 et 5, et constituant l’ensemble que nous lisons.

II La différenciation progressive de l’époux et de l’épouse

Lisons le fameux récit des chapitres 2 à 4, du point de vue qui nous occupe en restant attentifs à la signification des mots en hébreu. Dieu ne parle pas tout d’abord, il modèle. Il a pour nom Yahvé et non plus Élohim. Yahvé, selon Exode 3,14, est un terme qui résiste à la traduction. La Bible de Jérusalem propose « Je suis celui qui est », non sans hésitations dont témoigne une note « Je suis ce que je suis », « Je suis celui qui je suis ». Le Sujet capable d’affirmer et l’Acte d’exister sont l’un et l’autre absolus et coïncident parfaitement dans leur différence. On pourrait entendre « Je suis je suis ». La traduction des prophètes par la Septante rend souvent la proclamation du nom par un egô eimi répété, un « je, je suis »4 qui n’est pas seulement une répétition d’insistance. Dieu n’est en rien objet. Un énoncé discursif qui tente de dire quelque chose de lui, ne peut donc placer comme complément grammatical d’objet qu’un pronom personnel, désignant un Sujet parlant. Ce nom, Yahvé, renvoie plutôt à l’expérience humaine de la perception de l’intervention immédiate de Dieu au présent, l’expérience de sa présence. Élohim renverrait plutôt au savoir que l’on a ensuite d’une expérience passée. L’acte créateur de Yahvé est alors figuré comme un modelage et comme la communication de l’haleine : l’acte humain de création de la forme à partir de l’extérieur et l’acte humain de la communication qui met en rapport l’intérieur et l’extérieur, l’échange des souffles qui évoque directement la communication parlée. Le langage inscrit dans la conscience humaine devient Parole quand il se prononce grâce à l’articulation phonique qui met en œuvre le souffle respiratoire. L’Homme, Adam, est créé comme recevant de Dieu dans sa forme qui le constitue comme objet, dans sa dimension d’animalité, le pouvoir de communiquer sur un autre registre, selon l’échange des souffles (l’esprit). Il devient Sujet parlant. Il est en relation avec le créateur qui lui parle en lui donnant le pouvoir de jouir des créatures en tant qu’elles sont des objets, au double sens d’en avoir la jouissance et de vivre le plaisir. Mais ce don est accompagné d’un interdit qui fait loi. La jouissance est la possibilité et le droit d’user de ce dont on n’est pas propriétaire. Elle suppose le respect de la parole dite entre l’Homme, Adam et le créateur qui interdit l’appropriation et demande le respect nécessaire pour vivre le bénéfice d’une vraie jouissance : la joie dans l’accueil du don. L’Homme (masculin féminin) est ici posé comme le premier vivant et, d’une certaine façon, comme le seul vivant au sens fort du terme. Les animaux modelés ensuite par Yahvé pour que l’Homme puisse les nommer, ne seront pas qualifiés comme vivants.

L’acte créateur se poursuit alors par la mise en œuvre d’une expérience progressive de différenciation par la parole, dans l’acte de nommer.

Gn 2,18 : Il n’est pas bon que Adam soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie.

Les mots employés disent d’abord la coexistence de deux termes en correspondance et donc en vis-à-vis. Les termes français aide et assortie risquent d’être entendus comme un emboîtement, une complémentarité. « Un vis-à-vis qui lui corresponde » semblerait meilleur.

Le créateur, qui se fait éducateur, invite à nommer pour sortir de l’indifférenciation ou plutôt pour exister dans l’acte de différencier. Adam est, de ce fait, posé dans son existence (il est) comme sujet capable de poser la réalité comme objet. Il est Sujet parlant. Il peut énoncer un sujet, un verbe et un complément (d’objet). L’erreur est en conséquence possible. La manière d’affirmer l’existence d’un objet peut être inadéquate. Le nom de Yahvé dit la présence active de l’affirmation créatrice. L’existant sujet absolu se rend présent dans le pouvoir qu’il communique à l’existant sujet relatif. L’homme se découvrira progressivement comme sujet en commençant par poser la réalité comme objet.

À la différence du chapitre 1, l’Homme, Adam n’est donc pas posé d’emblée comme différencié : mâle et femelle, mais comme entrant dans une phase progressive de différenciation en devenant sujet. Aucun des animaux qui sont nommés, ne se trouve dans cette condition. L’expérience se poursuit dans la démaîtrise du sommeil. L’acte créateur qui intervient alors est décrit dans une analogie avec l’accouchement. « Façonner » évoque le « modeler » initial. Il fait sortir d’Adam une ’ishâh : quelqu’un, femme, épouse, femelle qui est présentée (amenée) à l’Homme (Adam, être masculin féminin). Elle est alors reconnue pour ce qu’elle est par un cri spontané qui se déploie sur le registre conscient du discours.

Gn 2,23 : Alors Adam s’écria : « Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair. Celle-ci sera appelée ’ishâh, car elle fut tirée de l’ ’ish, celle-ci ».

Un énoncé discursif : « pour le coup, c’est l’os de mes os, et la chair de ma chair » introduit la nomination proprement dite : « celle-ci sera appelée ’ishâh car elle fut tiré de ’ish, celle-ci ». ’Ishâh, la femme, le vis-à-vis correspondant, est donc différenciée la première en Adam et permet en retour la détermination en Adam de ’ish : l’être dont le vis-à-vis est la femme épouse, le mâle époux constitué comme tel par l’engagement de la parole qui reconnaît la femme épouse. ’Ishâh n’est pas grammaticalement la forme féminine de ’ish bien qu’elle sonne phonétiquement comme telle. Le mot provient d’une autre racine5. ’Ishâh est alors posée comme Sujet partenaire d’une interlocution. La différenciation intervient dans la démaîtrise, le sommeil et le cri ; un cri qui se déploie dans l’énonciation, spontanée et consciente, d’un discours, fruit de cette démaîtrise. Le terme ’ishâh revient par deux fois, au début et en conclusion, encadrant deux mentions de ’ish.

L’être humain, Adam, est différencié d’abord en tant qu’être féminin épouse, et c’est par la nomination qui la reconnaît que ’ish est distingué en second, dans le retour amorcé d’une réciprocité.

Il y faudra préciser ensuite pourquoi choisir, en français, les mots époux et épouse, pour désigner cette dimension de l’humanité qui n’est ni le père ou la mère, ni le fils ou la fille, ni le frère ou la sœur, ni même la femme et son mari. ’Ish en hébreu ne signifie pas uniquement et d’abord mari6.

Le verset 2,24 tire une première conséquence dans le temps, pour l’aujourd’hui, de ce récit de commencement : l’homme, être masculin n’existe qu’en achevant le processus de différenciation qui, en le posant comme époux, le sépare de son existence de fils né d’un père et d’une mère. Lorsqu’il écrit : « C’est pourquoi ’ish quitte son père et sa mère et s’attache à sa ’ishâh », le rédacteur contredit sciemment les pratiques sociales concrètes qu’il pouvait constater autour de lui. Dans la société hébraïque l’épouse entre dans la famille du mari.

L’homme est mâle époux dans la mesure où il le devient en reconnaissant sa relation à sa femme épouse. L’achèvement de la différenciation de l’homme comme mâle époux est la conséquence en retour de l’accès à l’être épouse d’une femme. Dans la mesure où ’ish signifie aussi « quelqu’un »7, un être qui n’est pas seulement un objet, mais un sujet humain, un sujet parlant, le premier cri de l’homme, Adam, signifie que « celle-ci » — le mot commence et termine la phrase — désignée comme un objet féminin, est reconnue sujet capable de parler. Le nom ’ishâh signifie alors un sujet féminin spécifiquement humain (Adam) qui détermine en Adam le sujet masculin ’ish. Adam devient ’ish par l’acte de reconnaître ’ishâh comme Adam, celui qui a pouvoir de nommer, qui est sujet parlant.

Cette progression, placée en continuité avec le chapitre 1, pose, au départ du mouvement de différenciation, l’Homme, Adam, comme substantiellement et indissolublement homme et femme (époux épouse). Mais cette différenciation est décrite de telle sorte que la figure représentative mentalement suggérée par le mot est celle du mâle, de l’être masculin. Il fallait bien choisir une des deux figures.

Pourquoi cette priorité du masculin ?

L’enjeu de ce récit est d’aboutir à une affirmation : l’Homme, Adam et, en particulier, l’homme, être masculin, celui qui sera l’époux n’est pas seulement, ni d’abord, le fils né de la mère. La question n’est pas de qui est né Adam et en particulier l’homme être masculin, le mâle. Il est expérimentalement connu comme être né de sa mère. La question est : de qui est née la femme, l’homme être féminin, non pas la mère mais l’épouse, celle qui est en relation vraiment humaine avec un être masculin, c’est-à-dire une relation de l’ordre de la Parole. La relation conjugale qui n’est pas parlée est seulement animale. Elle n’est pas humaine. La mère ne peut mettre au monde un enfant d’homme, Adam, être masculin féminin, que si elle est l’épouse d’un époux. L’épouse n’est pas d’abord la mère et encore moins la mère au foyer. Elle n’est humainement mère qu’à condition de se poser comme être féminin, épouse : une femme.

En suite de la lecture des chapitres 1 et 2, il apparaît donc que l’Homme, Adam, est en lui-même relation de différence et de ressemblance entre être masculin et être féminin. Cette relation, interne à l’Homme (masculin féminin), est en rapport avec sa relation à Dieu. C’est elle qui fait qu’il est image capable de ressemblance avec Dieu. Cette détermination première est ensuite précisée comme relation vivante, au sens fort, par la capacité de parler à un autre vivant reconnu comme tel. L’animalité reconnaissable comme objet d’une parole énonciatrice (ceci est un chat, un lion, un chien) n’y suffit pas. Dans ce texte, les animaux ne sont pas dits vivants, ils ne parlent pas. Une expérience de démaîtrise, qui est en même temps l’achèvement de l’acte créateur, permet à l’Homme (Adam être masculin féminin) de devenir un être masculin par la reconnaissance qu’il est en lui-même relation à un autre, « os de mes os », qui excède sa nomination comme objet dont il aurait la maîtrise et qui, en ce sens, le précède, un autre en Adam qui est un être féminin.

L’être homme mâle et l’être homme femelle de Genèse 1 se sont précisés comme interrelation entre ’ish et ’ishâh que nous pouvons convenir de traduire par époux et épouse puisque mari n’a pas en français de corrélat féminin. Un premier message apparaît en réponse à la question de l’origine de la femme : la femme n’est pas la mère de son époux alors qu’elle peut comme les autres femelles animales, enfanter des petits de la même espèce et que l’époux est né d’une femme, sa mère. C’est la nomination par Adam de ’ishâh (épouse) reconnue comme humaine (être Homme parlant) qui le constitue ’ish (époux).

III Le rôle de ’ishâh : l’épreuve

Ce premier aboutissement est le point de départ du récit de la chute qu’il conviendrait plutôt d’intituler l’épreuve de la tromperie. L’épouse (il n’est pas encore question d’Ève) n’a pas encore parlé ;’ishâh n’a pas encore déployé en discours sa parole. Il ne lui est pas nécessaire de le faire pour enfanter un petit de la même espèce qui deviendrait l’objet de la nomination pour Adam (être masculin féminin). Mais parce qu’elle est présente au même titre que ’ish dans l’unité en instance de différenciation d’Adam être masculin féminin, elle est appelée à nommer, à déployer la parole dans un discours pour que le petit de cette espèce soit reconnu comme un fils d’Adam, selon la fécondité proprement humaine de la relation parlée entre l’être homme masculin et l’être homme féminin, l’un par l’autre accédant à la parole ; non plus simple nomination d’un objet mais interlocution entre deux sujets parlants. Or l’expérience concrète d’ ’ishâh, être homme femelle est de pouvoir enfanter et même concevoir immédiatement dans son animalité (son ventre). Elle aura à mettre en œuvre sa capacité de nomination proprement humaine pour être ce qu’elle est, épouse parce qu’en relation parlée avec l’époux. Parce qu’elle peut concevoir mentalement comme ’ish et aussi, à la différence de ’ish, avec son corps, ’ishâh peut être tentée de s’imaginer autoféconde. ’Ishâh, différenciée la première, est aussi celle par qui la tentation de la toute puissance peut advenir.

Dans toutes les cultures, tout être humain est conçu dans le ventre d’une femme. De la conjonction de deux, naît un vivant unique déjà en instance de différenciation, en lui-même par la division cellulaire et d’avec sa mère au fur et à mesure qu’il gagne en autonomie. Or la mère n’est pas seulement une reproductrice biologique animale : elle parle à un autre qui lui-même parle. L’embryon éprouve à travers sa mère toutes les réactions corporelles émotionnelles accompagnant cette relation parlée à un autre. La première parole entendue par l’enfant est celle qu’entend la mère. Le son de la voix d’un autre qu’elle ou celui de la sienne parlant à un tiers : nouveau saut qualitatif dans le processus de différenciation correspondant à l’acquisition organique d’une première capacité auditive. Le fœtus n’est pas seulement animal, mais humain parce que la mère parle, c’est-à-dire qu’elle est femme.

Le récit figure l’épreuve de l’erreur d’estimation (de discernement) à propos de l’indétermination symbolique à lever sur le fruit de l’arbre. Est-il vivant (arbre de vie) parce qu’il est l’objet de la connaissance (arbre de la connaissance) ? Ou bien est-il vivant parce qu’il est expérimenté comme fruit de la vie et, en conséquence, désignable par la parole discursive comme objet d’un discours ? L’expérience est-elle la conséquence de la connaissance mentale et donc d’abord discursive ou bien en est-elle la condition ? Elle nourrit son époux mais ne lui a pas parlé.

« Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus » (Gn 3,7) : elle et son ’ish. Une connaissance jaillit de l’expérience, lieu d’une rencontre avec Yahvé dont ils entendent (au pluriel) la présence.

Dans cette séquence du récit, ’ish n’est pas posé comme sujet parlant. La différenciation n’a pas conduit à une vraie réciprocité. La suite du récit met alors en présence Dieu, Adam et ’ishâh (Gn 3,8) : « Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu ». Ils, un pluriel : ’Ishâh et ’ish à qui elle vient de donner le fruit. Dieu alors s’adresse à Adam, c’est-à-dire, selon notre interprétation, à l’un et à l’autre dans leur interrelation selon le degré de différenciation où ils en sont. Ils reconnaissent l’erreur de ’ishâh, le rapport faussé de l’être masculin et de l’être féminin. Dieu s’adresse alors à la dimension féminine d’Adam suffisamment distinguée quoique imparfaitement : ’ishâh qui avoue et s’entend signifier, sous forme de la malédiction, les conséquences du fait accompli : l’hostilité avec le serpent (ambivalence des formes symboliques de l’imaginaire : le serpent, un animal, ne parle pas mais suggère des images mentales qui peuvent tenir lieu de discours parlé), la douleur de la fonction maternelle et la dépendance de son ’ish. Puis il est enfin dit non pas à ’ish mais à Adam, c’est-à-dire à l’interrelation entre l’être féminin et l’être masculin, la peine du travail et le retour à la glaise qu’implique le passage par la mort, qui concernent l’un et l’autre.

Sous la forme des malédictions, Dieu fait la vérité sur le rapport qui s’est établi entre eux.

IV L’effet de l’épreuve

Depuis la première déclaration entre ’ish et ’ishâh en Gn 2,23-24, ’ishâh n’a pas parlé en réciprocité et ’ish a suivi ’ishâh, se laissant induire à la même erreur qu’elle. Dans une première conclusion, Adam fait retour à la nomination de ’ishâh :

Gn 3,20 : Adam appela son ’ishâh Ève, parce qu’elle fut la mère de tous les vivants.

Adam, l’être masculin et féminin dans leur interrelation, nomme son épouse ’ishâh. Il l’appelle Ève, la vivante. La nomme-t-il alors dans son animalité comme il nommait les animaux ? Pas tout à fait. Ève est un nom propre, pas un nom commun. Il n’était pas alors dit des animaux qu’ils étaient vivants. Cette nomination est ambivalente. Si Ève était posée en face d’Adam comme vraiment vivante, comme personne au-delà de son animalité, elle devrait ratifier la reconnaissance d’ ’ish par une parole en retour. Ceci n’est pas encore advenu dans le récit.

Le texte précise « parce qu’elle fut la mère de tous les vivants » (Gn 3,20). Adam (dans leur interrelation) est donc entré dans le jeu de l’erreur, résultat de la tromperie. La raison qu’il donne est fausse. ’Ishâh n’est pas la mère de ’ish ni d’Adam, et encore moins des autres animaux. L’un et l’autre ratifient l’erreur de ’ishâh.

Jusqu’à maintenant ’ishâh, Ève, n’a pas encore vraiment parlé à ’ish en Adam. En dialogue mental avec le fantasme généré par la figure du serpent, elle s’est contentée de donner à manger à son mari (’ish) sans qu’un dialogue soit suggéré. Le contexte suggère plutôt qu’elle nourrit son homme sans lui demander son avis, un avis qu’il ne cherche pas à lui donner. Elle se comporte comme mère nourricière et non comme épouse capable d’être mère humaine seulement en tant qu’épouse. ’Ishâh appelée Ève devrait pouvoir nommer ’ish en retour dans la relation à ce qu’elle enfante avec lui. Intervient alors la sanction divine : le retrait de la communication plénière de la vie divine, une vie divine qui serait mensonge. Ce n’est qu’ensuite que le texte fait parler Ève.

La nomination d’Ève par un accord en Adam privilégie son rôle de mère et entraîne en réciprocité l’accentuation du caractère masculin que prend la figure d’Adam, réalisant la conséquence signalée par Dieu : une tendance à la subordination, à l’atténuation sociale du rôle de l’épouse. Maintenant qu’Ève est prisonnière du piège qu’ ’Ishâh à ouvert en écoutant le serpent et non son mari, piège qu’Adam dans leur interrelation a refermé en la déclarant sa mère, le texte la fait parler une première fois à propos de la naissance de Caïn au premier verset du chapitre 4 et une seconde fois à la fin du même chapitre à propos de la naissance de Seth. Les deux naissances introduisent et terminent le chapitre encadrant une généalogie. La comparaison entre les deux formulations est instructive.

Gn 4,1 : Adam connut Ève son ’ishâh [épouse] ; elle conçut et enfanta Caïn et elle dit : « J’ai acquis un ’ish [époux] de par Yahvé ».

Gn 4,25 : Adam connut son ’ishâh [épouse] ; elle enfanta un fils et lui donna le nom de Seth car, dit-elle, « Dieu m’a accordé une autre descendance à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué ».

Lors de la naissance de Caïn, il est précisé qu’Adam (l’Homme masculin féminin mettant en œuvre sa différenciation masculine) connaît ’ishâh, son épouse, en tant qu’elle s’appelle Ève (cela ne sera pas le cas pour la naissance de Seth). Or il vient d’être précisé à la fin du chapitre 3 (verset 20) que Adam appelle ’ishâh Ève « parce qu’elle fut la mère de tous les vivants ». Il connaît son épouse en tant qu’elle est « la Mère ». Ève ne donne pas son nom à Caïn. Le discours qui nomme Caïn ne lui est pas attribué formellement. Il le sera pour la naissance de Seth. Par contre, elle reconnaît son enfant, et en cela le nomme, comme un ’ish, époux « de par Yahvé », sans expliciter sa relation à son ’ish en Adam. Le rapport qui s’établit dans cette nomination de Caïn entre le féminin, épouse-mère et ’ish époux (il s’agit de Caïn) se pose sans référence à Adam masculin féminin. En corrélation l’Adam masculin devient le nom propre du masculin. La relation mère-époux exclut la relation épouse-époux. En assimilant ’ishâh à la Mère, Adam (masculin féminin) autorise la subordination du rapport ’ish-’ishâh, époux-épouse, à celui de Mère-’ish. ’Ish est posé comme le petit de la femme-mère qui n’est qu’accessoirement épouse. Elle n’a pas besoin de la parole du père pour enfanter un Homme (masculin féminin), « de par Yahvé ». Il lui suffit d’être « connue » à la manière d’un animal. Il s’ensuit une généalogie seulement masculine où la génération est marquée par le meurtre. La dualité des fils engendre l’exclusion mutuelle. Le meurtre d’Abel initie, au chapitre 4, la généalogie de la violence qui affecte l’histoire de l’humanité sans pour autant pouvoir anéantir la fécondité de l’homme vivant.

Dans la mesure où l’être féminin de l’Adam, se pose comme la mère de l’époux, il dénie l’être masculin d’Adam. Elle identifie son fils à son époux et fausse ainsi pour l’avenir la possibilité de devenir authentiquement époux. Lamek, fils de femmes qui ne sont pas nommées, sera bigame. Cette généalogie est machiste.

La réciprocité appellerait la nomination en retour de ’ish en Adam (être masculin féminin) qui devait se faire à partir de ’ishâh. Son absence a pour conséquence une fécondité ambivalente, une généalogie semi-humaine et finalement incestueuse. Elle engendre des êtres humains dont la vie authentiquement humaine est dominée par une violence qui interdit la paix de la reconnaissance et de la réciprocité.

Cette généalogie décrit le principe de la perception imaginaire de la relation être féminin masculin, un imaginaire dont l’efficacité au plan de la réalité est meurtrière. Elle fausse constamment l’accès au réel de la rencontre qui n’en est pas moins le réel. Le don créateur de Dieu n’en est pas aboli. C’est ce que marque la généalogie du chapitre 5. Elle part d’un rapport juste entre Adam mâle et femelle, être masculin et féminin, un couple qui engendre des fils et des filles. Cette seconde généalogie est initiée dès la fin du récit que l’on disait yahviste, au terme du chapitre 4, par la description de la naissance de Seth. Relisons les versets 25-26. Cette transition qui est comme une soudure n’est pas fruit du hasard. En tout cas, elle prend sens.

Gn 4,25 : Adam connut son ’ishâh [épouse] ; elle enfanta un fils et lui donna le nom de Seth car, dit-elle, « Dieu m’a accordé une autre descendance à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué ».

’Ishâh — il n’est pas question d’Ève — peut enfin nommer au sens fort : donner un nom d’homme, sans exclure le rapport de réciprocité constitutif d’Adam. Elle reconnaît le petit qu’elle engendre comme un fils de son mari et elle lui donne son nom. Elle ne se vit plus comme la mère d’un époux. L’être époux d’Adam n’est pas dénié par ’ishâh, mais il n’est pas encore explicitement nommé comme tel. Le pourrait-elle sans à nouveau le mettre en position d’être son fils ?

V Conclusion

Les cinq premiers chapitres du livre de la Genèse posent donc au commencement une généalogie dédoublée, une généalogie qui transmet le meurtre comme fruit de la jalousie, sans pour autant détruire la vie. Cette double dimension de la généalogie humaine marque chaque naissance tout au long de l’histoire humaine comme un autre commencement, signifiant de la même erreur dans la reconnaissance de l’Origine. Dans la mesure où le rapport être masculin et être féminin, qui structure tout être humain, est fantasmatiquement représenté, et en conséquence, est concrètement vécu, pour une part, comme un rapport fils époux - mère épouse, il engendre la perpétuation de la violence jalouse et de l’exclusion. Dans la mesure où, quoiqu’ainsi fantasmatiquement marqué, le rapport masculin féminin est aussi réellement un rapport époux-épouse, un rapport de reconnaissance mutuelle, il engendre la paix qui résout, par accord mutuel, les tensions vivifiantes qui naissent de la différence, une paix qui n’est pas l’absence de tensions, mais leur orientation dynamique et reposante. Pourtant l’existence imaginaire de la généalogie de la violence, concrètement destructrice, appellera le pardon pour que la généalogie véritable puisse porter son fruit dans la conscience humaine, et engendre des fils et des filles, des frères et des sœurs qui vivent en paix. La généalogie de Caïn se termine par l’affirmation (Gn 4, 24) : « C’est que Caïn a été vengé sept fois mais Lamek, soixante-dix-sept fois ». L’évangile affirmera du pardon qu’il doit être accordé « Je ne dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix-sept fois » (Mt 18,22).

La difficulté de la situation de la femme dans la société, celle qui entache le rapport homme-femme, n’est pas d’abord une difficulté entre l’homme et la femme mais, aussi bien chez l’homme que chez la femme, une difficulté propre à l’un et à l’autre, celle du rapport entre masculin et féminin présent à tout être de la descendance d’Adam, qu’il soit de sexe masculin ou de sexe féminin. Elle naît de la force de la représentation inconsciente de la mère dont l’ambivalence est toujours entachée d’ambiguïté. Tous ont vécu les neufs premiers mois de leur existence dans le sein d’une mère. Le fantasme de la dépendance du giron maternel et la difficulté à sortir de l’enfermement dans l’imaginaire sont le véritable obstacle à ce que l’interrelation en Adam ne s’enferme pas dans un rapport d’exclusion entre les termes.

Au commencement de l’histoire proprement humaine comme à celui de chaque être humain, il n’y a ni patriarcat ni matriarcat, mais une unité à partir de deux. Cette unité, cet Un différenciant originaire, marque définitivement chacun d’un rapport à l’autre. L’homme ne laissera pas vivre la femme parce qu’il n’a pas vraiment quitté sa mère. C’est vrai de son épouse, s’il est marié, mais aussi de son propre être féminin. Qu’il s’agisse d’une femme être féminin masculin ou d’un homme, lui aussi être masculin féminin, le travail de quitter la mère sera différent, mais il sera toujours à vivre d’abord par rapport à la mère, même s’il faut, pour cela, passer par une dépendance fantasmatique du père. Encore une fois, la première expérience concrète de tout être humain, à commencer par celle de la conception, a lieu dans le ventre d’une mère.

L’enjeu est la reconnaissance psychologique et sociale par les femmes et les hommes que la femme dans son rapport à l’homme est d’abord une épouse avant d’être mère. Elle n’est pas épouse à condition d’être mère ou parce qu’elle peut l’être organiquement. L’homme devra donc se reconnaître comme époux dans son rapport à la femme pour exister comme homme, être masculin, mais il n’est époux que par sa relation à elle et à elle seule, à celle qu’il a épousée ou à celle qu’il a renoncé à épouser pour oser vivre autrement des épousailles universelles.

L’objection pourra renaître : voilà une manière détournée d’enfermer la femme dans son rôle traditionnel d’épouse. Oui, si le travail intérieur nécessaire pour prendre au sérieux l’effort dont le texte de la Genèse révèle l’enjeu, n’est pas suffisamment accompli. Précisément l’épouse n’est pas la mère et encore moins la mère au foyer.

Une ouverture s’amorce alors. ’Ish en Adam a reconnu ’ishâh comme les os de ses os et la chair de sa chair. ’Ishâh en Adam a reconnu Seth comme son fils, né de leur chair et l’a nommé comme fils d’Adam être masculin féminin, de sexe masculin. La reconnaissance de ’ish par ’ishâh ne va pas dans le texte jusqu’à la pleine réciprocité. ’Ishâh ne dit pas de ’ish : « c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ». Elle ne peut pas le dire sans le réduire à être son fils. Telle est son expérience immédiate : il sort de son ventre. L’enjeu d’une telle reconnaissance est celui de la totalité de l’Écriture Sainte. La reconnaissance d’Adam comme époux est indissolublement liée à la reconnaissance de Dieu comme Origine. L’accès à la pleine reconnaissance de l’époux, aussi bien, quoique différemment, pour l’être masculin que pour l’être féminin, passe par la reconnaissance de l’acte créateur comme origine et accomplissement de toute relation vraiment humaine. Dieu peut être dit père, mère, homme, femme, frère, sœur. Il n’est pas l’épouse. L’épouse, c’est l’humanité. Il n’y a pas un patriarcat qui se poserait dès le commencement comme le signifiant de l’Origine, mais un rôle de l’homme être masculin qui interdit de placer un matriarcat à cette même Origine.

Jésus lors des noces de Cana, avant d’accéder à la demande de Marie qui vient d’être désignée comme mère, lui dit : « Quoi à moi et à toi, femme ? » (Jn 2,4). À la croix, « Jésus donc voyant sa mère et, se tenant près d’elle le disciple qu’il aimait, lui dit : “Femme, voici ton fils”. Puis il dit au disciple : “Voici ta mère” » (Jn 19,26-27). La reconnaissance de la présence, en tout être humain, du pôle féminin épouse est le ressort du mouvement qui confère sa ressemblance à l’image en elle-même inséparablement masculine et féminine, ressemblance qui confère à l’humanité Épouse, dans l’union à Dieu l’Époux, la dignité de L’Époux.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. Theological Dictionary of the Old Testament, éd. J. Botterwek, H. Ringgreen, tr. D. Green, B. Germans Publ. Company, Grand Rapids, MI, vol. I, p. 224, 228.

  • 2 Cf. ibidem.

  • 3 Cf. Theological Dictionary… (cité supra, n. 1), vol. IV, p. 64, et vol. IX, p. 551.

  • 4 La formule correcte en français, « moi, je suis » a l’inconvénient d’introduire un terme ‘moi’ qui est normalement un complément d’objet et tend à poser Dieu comme objet.

  • 5 Cf. Theological Dictionary… (cité supra, n. 1), vol. I, p. 224, 228.

  • 6 Cf. ibidem.

  • 7 Cf. ibidem.

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