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Un fenomenólogo relee la historia del pensamiento

Roland Téchou
Primeras líneas - ¿En qué medida la experiencia de pensar se convierte en un pensamiento de la experiencia misma? Es esto a lo que responde la obra más reciente de Emmanuel Falque. Le Livre de l'expérience (El libro de la experiencia) quiere partir de la experiencia monástica de la Edad Media para medir la pertinencia de la actualidad de toda experiencia en el hoy de nuestros pensamientos.

Pour parler du monde nous n’avons que notre expérience, mais notre expérience emporte toujours plus que soi1.

E. Falque, Le livre de l’expérience. D’Anselme de Cantorbéry à Bernard de Clairvaux, Paris, Cerf, 2017, 14x21, 456 p., 29 €. ISBN 978-2-204-12249-8

Dans quelle mesure l’expérience de penser devient-elle une pensée de l’expérience elle-même ? C’est à cette interrogation que répond le tout dernier ouvrage d’Emmanuel Falque. Le livre de l’expérience veut repartir de l’expérience monastique du Moyen Âge pour mesurer la pertinence de l’actualité de toute expérience dans l’aujourd’hui de nos pensées. Ce recours à l’expérience monastique en phénoménologie contemporaine, philosophie de l’expérience, doit avant tout répondre à une objection que le doyen honoraire de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris réfute dès le départ :

On pourrait certes crier à l’anachronisme en requérant un concept contemporain d’expérience pour parler du sens et du statut de l’expérience à l’ère de la théologie monastique. Nous y insistons cependant : il n’y a pas de pensée philosophique enfermée dans sa pure historicité, ni de phénoménologie sans interroger la tradition.

(p. 20)

C’est donc en phénoménologue que Falque fait constater que « la philosophie n’est pas d’abord conceptuelle, elle est expérientielle. Ou plutôt, elle est expérientielle parce qu’elle est conceptuelle » (p. 11). Ainsi, dans le monde monastique, vivre et penser font corps à travers la « liturgie » qui en dessine l’expérience. C’est ce « monde de la vie des médiévaux » que l’auteur cherche à nous faire revisiter, du moins, il nous en fait faire l’expérience comme une plongée philosophique dans les théologies monastiques des xie et xiie siècles.

Emmanuel Falque, on le sait, n’en est pas à son premier coup. Le livre de l’expérience est le dernier d’un triple triptyque, comme l’auteur le précise :

Avec ce troisième volume de philosophie patristique et médiévale, dans l’« entre-deux » précisément, se tient donc à la fois le « trait d’union » d’un nouveau triptyque ici achevé, et la structure par quoi l’ensemble de l’« édifice » s’assoit maintenant sur ses trois piliers : Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, Dieu, la chair et l’autre, et Le livre de l’expérience pour « la philosophie patristique et médiévale » ; Passer le Rubicon, Le combat amoureux et Parcours d’embûches pour le « rapport entre philosophie et théologie » ; Le passeur de Gethsémani, Métamorphose de la finitude et Les noces de l’agneau pour la « philosophie de l’expérience religieuse ».

(p. 36)

La fidélité à penser la foi tient dans cet objectif de rendre le christianisme non pas croyable mais crédible. C’est la raison pour laquelle, avec Le livre de l’expérience,

ce qui importe n’est pas uniquement d’éclairer le mystère – qu’il s’agisse de la « venue de Dieu à l’idée » (Anselme de Cantorbéry), de la « lecture du monde » (Hugues et Richard de Saint-Victor), ou de l’acte de « se sentir vivre » (Aelred de Rievaulx ou Bernard de Clairvaux) –, mais plutôt de faire voir comment, au cœur de la tradition elle-même, se tient ce qui est probablement aujourd’hui le plus recherché dans la philosophie contemporaine, au moins sur le mode de la phénoménologie : à savoir « l’expérience comme telle ».

(p. 439)

En effet, l’expérience acquise soit par sagesse soit par connaissance recouvre aujourd’hui la pratique de la phénoménologie, laquelle aussi doit se découvrir dans un retour à l’expérience. Le « choc en retour » envisagé devient non plus seulement « un tournant théologique » (Levinas, Ricœur, Henry, Marion) mais le « tournant de l’expérience » elle-même (Merleau-Ponty). Aussi descriptive (expérientielle) qu’elle se veut, la phénoménologie ne peut parler d’expérience « qu’en faisant “l’expérience de l’expérience”, et en osant aussi la conceptualiser » (p. 15). Falque cherche à renouer avec cette expérience et à la rendre active pour l’aujourd’hui de la pensée philosophico-théologique. Or, dans tout acte d’expérience se révèle avant tout l’épreuve du soi, la finitude qui marque la limite de l’immanence humaine. Cette conscience de soi ne renverse pas le transcendantal. Celui-ci y « constitue la sphère première de l’humain sans laquelle rien n’arrivera, y compris l’autre ou Dieu lui-même, s’il ne se plie aussi aux conditions de réception qui sont les nôtres » (p. 17).

En liant « expérience » et « finitude » dans l’exploration de la théologie monastique, c’est le rapport de l’homme à Dieu que Le livre de l’expérience dévoile. Au point où, du « Dieu le plus grand » d’Anselme de Cantorbéry au « livre du monde » d’Hugues de Saint-Victor, la présence du divin se « déchiffre » d’abord dans la nature, mais aussi dans les « affects », comme chez Bernard de Clairvaux, où Dieu « rejoint tant et si bien notre pathos que le don des larmes nous déborde moins par dépassement que par renvoi à notre pure et simple humanité » (p. 18). Il s’en révèle le « phénomène limité » enraciné dans l’expérience monastique des xie et xiie siècles du fait même que la kénose dans l’humain (théologie latine), plus que la déification (théologie grecque), reste le cœur de l’expérience christique par ce que le Christ lui-même aura appris de l’épreuve à travers l’expérience faite de l’humanité. Dans cette « expérience vécue » (Erlebnis) où se réalise une « intimité de soi à soi », « le vécu est toujours ce que l’on a soi-même vécu » (Husserl). Bien évidemment, ce vécu de conscience ne se limite pas seulement au « se sentir soi-même », il provoque une transformation « par une extériorité qui n’est pas seulement celle d’être « assurée dans sa propre intériorité, fût-elle cette fois pathique et non pas uniquement réflexive » (p. 24).

Lire donc le livre de l’expérience monastique, c’est ébaucher l’aventure nécessaire à tout Erlebnis (Gadamer), où tout argument dit « ontologique » s’explicite comme argument « théophanique », apparition de Dieu à la propre pensée de l’auteur devenu épiphanie de l’épreuve de soi jusqu’au seuil de la « transformation de l’advenant par l’advenue » (Romano). On ne peut donc parler d’expérience qu’à partir d’expérience. Et la théologie monastique, mieux que tout autre, se « veut une description de l’expérience et de ses conditions de possibilités » au-delà de toute théologie d’école parce qu’elle seule réalise l’union à Dieu. En effet, « expérience et philosophie se lient de façon exemplaire au Moyen Âge, non pas uniquement dans une philosophie de l’expérience ou une manière de vivre l’expérience, mais aussi dans une expérience de la philosophie ou une façon de la penser ».

La théologie monastique ne distingue donc guère l’expérience de l’intelligence, laquelle conduit au plus intime du soi avec le Tout Autre comme rempart à son « évanescence ». Aussi, « lire aujourd’hui au livre de l’expérience » monastique, et ce, avec Emmanuel Falque, c’est opérer « le retour vers soi » (la sphère du vécu) et y poser le regard non plus comme dans un « livre » mais en tant que « champ » ouvert où nous habitons et qui nous habilite. L’expérience est notre lieu d’être, voire le lieu de notre être où le vécu personnel s’accomplit comme description du soi personnel. Il en résulte que lire au livre de l’expérience veut dire philosophiquement : « maintenant il nous faut nous mouvoir dans le champ de notre conscience, et prêter l’oreille à cela qui s’y passe qui pourrait nous transformer ». Il s’agit dès lors d’entrer non seulement dans le « livre » mais aussi dans le « monde » de l’expérience monastique au Moyen Âge.

En cela, la visée de l’auteur n’est pas seulement de nous faire recourir aux sources de l’expérience monastique mais de nous en faire revivre la liturgie, l’intimité du soi avec le divin à travers l’acte de « manger le livre ». Dans la théologie monastique à tout le moins, on se nourrit non pas de l’eucharistie seulement, mais aussi de la « page de l’Écriture » (sacra pagina), ou de la Bible entendue comme exercice quotidien de la lectio divina (p. 34). En revenant à la liber expérientiel (le livre de l’expérience) à travers sa substance monastique, on retrouve l’aliment, voire le viatique, phénoménologiquement préparé pour nourrir la pensée et la conduire d’un « simple “vécu” (Erlebnis, Husserl), [et loin du] “souci” (grec) de soi (epistrophê, Foucault) [à une véritable] “traversée de soi”, [pour atteindre] “l’épreuve” ou la “mise en danger” du soi (ex-périence ou Er-fahr-ung) » qui nous métamorphose (p. 33).

Notes de bas de page

  • 1 J. de Gramont, « L’esprit de la transcendance », dans « Nous avons vu sa gloire ». Pour une phénoménologie du Credo, Bruxelles, Lessius, 2012, p. 102.

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