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Une première approche de l'encyclique de Jean-Paul II « L'Église vit de l'Eucharistie »

Jean Rigal
Dans cette approche de la dernière encyclique de Jean-Paul II, il a paru important de relever d'abord les éléments novateurs de ce document, et en particulier son insistance trinitaire, cosmique, eschatologique et mariale. Les rappels tridentins et leurs incidence oecuméniques sont également manifestes, notamment par rapport à la notion de sacrifice, à la liturgie eucharistique, au pouvoir ministériel. À côté de différentes difficultés de langage, on remarquera le ton très personnel de certaines parties de ce nouveau document magistériel qui ne doit pas être isolé de l'enseignement de Vatican II et des recherches qui l'ont suivi.

Quelle sera la destinée de l’encyclique Ecclesia de Eucharistia vivit ?

Il est bien difficile de répondre aujourd’hui à cette question. La réception d’un texte, quelle que soit l’autorité de son auteur, est tributaire de nombreux facteurs qui débordent nos pronostics et nos jugements personnels.

Plusieurs documents magistériels ont porté, ces dernières décennies, sur l’Eucharistie. Citons, de Paul VI, Mysterium fidei (L’Eucharistie mystère de la foi, 1965), de Jean-Paul II la lettre Dominae Cenae (sur le culte eucharistique, 1980) et le Renouveau de la Liturgie (1988)1. En France, les évêques ont publié en 1978 une brochure intitulée Il est grand le mystère de la foi (avec un chapitre sur l’Eucharistie). D’autre part, à l’occasion du congrès eucharistique international de Lourdes 1981, est paru un document de réflexion intitulé Jésus Christ, pain rompu pour un monde nouveau2. Sur le plan œcuménique, il faut relever le chapitre II du texte de Lima (le B.E.M.) publié, en 1982, par la commission Foi et Constitution, et aussi le document du Groupe des Dombes « Vers une même foi eucharistique ? » (1972). Voici que paraît, en ce Jeudi saint de l’année 2003, la quatorzième encyclique de Jean-Paul II Ecclesia de Eucharistia vivit : l’Église vit de l’Eucharistie.

C’est en ayant ces différents documents sous les yeux que je vais réagir — à titre personnel — au texte de l’encyclique, sans esprit de polémique et en toute sérénité. Plutôt que de présenter l’ensemble de cet enseignement, je me propose de dégager ses principaux éléments novateurs et de relever ensuite sur quels points il reste proche de l’enseignement tridentin. Je terminerai cette lecture théologique par quelques observations concernant le langage.

I Des éléments novateurs

1 Le Don

Je suis d’abord frappé par l’insistance du pape à rassembler toute sa réflexion autour d’un terme riche de sens : celui de « don ». Le mot scande l’ensemble du texte et lui confère une unité en profondeur. Le don ici n’est pas seulement une qualité morale ou un appel exhortatif : il se situe d’abord au cœur de la foi trinitaire. En effet, il s’agit, par-dessus tout, du don du Fils à son Père (no 13), du don de l’Esprit aux hommes (no 17). L’Eucharistie n’est pas un « don » parmi d’autres, mais « le don par excellence » (no 11), car elle est le don du Seigneur lui-même. « Nous pouvons dire non seulement que chacun d’entre nous reçoit le Christ mais aussi que le Christ reçoit chacun d’entre nous » (no 22). Cette dynamique conduit l’Église elle-même à vivre sous le signe du don et à se mobiliser pour la mission. Dans cette logique, la vie de tout être humain est appelée à devenir « eucharistique » (no 20), c’est-à-dire une vie donnée, à l’exemple de Marie qui, par toute sa vie, est « une femme eucharistique » (no 53).

Aucun texte du magistère romain n’avait autant relevé jusqu’à ce jour la dimension trinitaire de l’Eucharistie. Un mot d’histoire me paraît ici très utile. Durant de longs siècles, dans l’Église latine, la théologie de l’Esprit Saint n’a pas été suffisamment prise en compte. L’accent christologique tendait à envahir l’ensemble du champ ecclésiologique et sacramentaire. Le sacrement n’était plus référé qu’au Christ. Parallèlement, il faut noter la rareté de la mention de Pentecôte à propos de la naissance de l’Église. Inversement, on insistait sur le fait qu’elle est née du côté du Christ en croix. Certes, ce thème est traditionnel et cependant apparaissait un déséquilibre théologique qui tenait à une insistance christologique unilatérale. Le pape Paul VI lui-même le déplorait encore à propos du concile Vatican II qu’il avait pourtant présidé3.

L’encyclique de Jean-Paul II prend soin de préciser « qu’à travers la communion à son corps et à son sang, le Christ nous communique aussi son Esprit ». Et il cite saint Éphrem qui ne craint pas d’exhorter les chrétiens en ces termes : « Prenez et mangez-en tous et mangez avec lui l’Esprit Saint » (no 17). C’est bien « le don du Christ et de son Esprit que nous recevons dans la communion » (no 24). L’épiclèse eucharistique est évoquée, bien que brièvement (nos 17 et 23), sans que cette évocation conduise à souligner l’action de l’Esprit dans « la conversion » du pain et du vin au corps et au sang du Seigneur. Par contre, l’origine trinitaire de l’Église est clairement rappelée, et à deux reprises : « Si c’est par le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte que l’Église vient au jour et se met en route sur les chemins du monde, il est certain que l’institution de l’Eucharistie au Cénacle est un moment décisif de sa constitution » (no 5). Et encore : « L’action conjointe et inséparable du Fils et de l’Esprit Saint, qui est à l’origine de l’Église, de sa constitution et de sa stabilité, est agissante dans l’Eucharistie » (no 23).

2 La dimension cosmique

Un autre point novateur, pour un tel document magistériel, est l’importance donnée à la dimension cosmique de l’Eucharistie. Cette page est belle et ne manque pas de souffle ; elle rejoint, de plus, une insistance de la théologie orthodoxe : « Les cadres si divers de nos Célébrations eucharistiques me font fortement ressentir leur caractère universel et pour ainsi dire cosmique. Oui, cosmique ! Car, même lorsqu’elle est célébrée sur un petit autel d’une église de campagne, l’Eucharistie est toujours célébrée, en un sens, sur l’autel du monde. Elle est un lien entre le ciel et la terre. Elle englobe et imprègne toute la création […] C’est vraiment le mysterium fidei qui se réalise dans l’Eucharistie : le monde, sorti des mains du Dieu créateur, retourne à lui après avoir été racheté par le Christ » (no 8).

Cette ouverture cosmique si « teilhardienne », trouve toute son ampleur dans la dimension eschatologique de l’Eucharistie. Ce point est traditionnel. Il suffit de se rappeler l’enseignement de saint Paul, d’ailleurs évoqué par l’encyclique : « Nous attendons ta venue dans la gloire » (1 Co 11,26).

3 L’eschatologie eucharistique

Le document de Jean-Paul II présente une sorte de synthèse riche et stimulante de l’eschatologie eucharistique sous la forme de trois rappels importants (nos 18 à 20) : 1/ « L’Eucharistie est tension vers le terme » ; elle est déjà « anticipation du Paradis » et en même temps « gage de la gloire future ». À cet égard, on dit qu’elle est le sacrement de l’attente ; 2/ « L’Eucharistie exprime et affermit la communion avec l’Église du ciel ». Elle nous unit à la liturgie céleste : « elle est vraiment un coin du ciel qui s’ouvre sur la terre. » Une insistance qui rejoint celle de la théologie orthodoxe : on peut rappeler qu’Olivier Clément — théologien bien connu — aime souligner que le mouvement perpétuel de la liturgie est composé de préparation dans la longue histoire du salut et de don de l’Esprit, de montée et de descente, d’Ascension et de Pentecôte4. 3/ Enfin, l’encyclique introduit une réflexion sur l’éthique eucharistique : loin d’appeler à l’évasion ou à l’indifférence, la tension eschatologique est mobilisatrice ; « elle donne, écrit Jean-Paul II, une impulsion à notre marche dans l’histoire […]. Elle n’affaiblit pas, mais stimule, notre sens de la responsabilité envers notre terre […]. Proclamer la mort du Seigneur « jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11,26) implique, pour ceux qui participent à l’Eucharistie, l’engagement de transformer la vie, pour qu’elle devienne, d’une certaine façon, totalement eucharistique ». Autrement dit, une vie eucharistique déborde entièrement le seul temps de la célébration liturgique. Il s’agit, précise le pape, de « contribuer, à la lumière de l’Évangile, à construire un monde qui soit à la mesure de l’homme et qui réponde pleinement au dessein de Dieu ».

Le texte comporte aussi quelques pages suggestives sur la création artistique inspirée par l’Eucharistie. Il cite : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique. « On peut dire que si l’Eucharistie a modelé l’Église et la spiritualité, elle a aussi influencé fortement la « culture », spécialement dans le domaine esthétique » (no 49).

4 La place de Marie

L’encyclique comporte un dernier chapitre intitulé « À l’école de Marie, femme eucharistique ». Dans ces pages s’exprime la ferveur mariale du pape d’une manière encore inédite dans les documents pontificaux. C’est le rapport entre Marie, l’Eucharistie, et les chrétiens qui est au centre de la réflexion. Marie témoigne, sa vie entière, d’une attitude eucharistique faite de foi, de sacrifice, d’accueil, de louange et d’action de grâces. C’est pourquoi le chapitre se termine sur un appel de Jean-Paul II à relire le Magnificat dans une perspective eucharistique : « Si le Magnificat exprime la spiritualité de Marie, rien ne nous aide à vivre le mystère eucharistique autant que cette spiritualité. L’Eucharistie nous est donnée pour que notre vie, comme celle de Marie, soit tout entière un Magnificat ! » (no 58).

L’encyclique « L’Église vit de l’Eucharistie » apporte donc de nouvelles insistances par rapport à l’enseignement pontifical antérieur. Déjà on peut remarquer que l’encyclique de Pie XII Mediator Dei (1947) concernait la liturgie dans son ensemble, tandis que l’encyclique Mysterium fidei de Paul VI, publiée en 1965, et plus directement centrée sur l’Eucharistie comme « mystère de foi », synthétisait l’enseignement traditionnel, sans intégrer l’apport du concile Vatican II qui allait pourtant ouvrir sa 4e et dernière session. Est-ce à dire que l’encyclique Ecclesia de Eucharistia vivit se caractérise par un enseignement franchement novateur par rapport aux documents antérieurs ? — On pourrait le penser, compte tenu de son titre. Au cours des siècles, la dimension proprement ecclésiale de l’enseignement sur l’Eucharistie est trop souvent restée en souffrance. Faut-il rappeler que les Sommes théologiques de l’époque médiévale passent directement des traités sur le Christ à la présentation des sacrements, sans introduire de traité spécial sur l’Église ? Les remarques qui vont suivre s’inscrivent dans ce contexte historique d’une attente ecclésiologique avivée par les recherches post-conciliaires.

II Des rappels tridentins

1 Le sacrifice

L’encyclique donne le plus grand relief à la notion de « sacrifice » appliquée à l’Eucharistie. Cette insistance est très traditionnelle, spécialement dans la théologie de l’Église catholique romaine. Elle a été officiellement mise en valeur par le concile de Trente (1545-63). Le terme « sacrifice » comporte des ambiguïtés et demande des explications. Il est heureux qu’on le définisse, avec l’encyclique, en termes de « don » et d’« offrande », alors qu’il signifie, pour beaucoup de nos contemporains, privation, souffrance, interdits … En ce domaine, la catéchèse a beaucoup à faire ! Jean-Paul II ne cache pas que ce langage est aussi une manière de réagir à une conception réductrice de l’eucharistie : « Le don du Christ et de son Esprit […] élève l’expérience de fraternité inhérente à la participation commune à la même table eucharistique jusqu’à un niveau bien supérieur à celui d’une simple expérience de convivialité humaine » (no 24).

Certes, il est dit que l’Eucharistie est « un banquet », « une nourriture », mais c’est l’insistance « sacrificielle » qui reste dominante, peu éloignée des accentuations du concile de Trente, comme s’il fallait remédier à un oubli gravement généralisé. Mgr Ricard, président de la Conférence des évêques de France, en fait la présentation suivante : « L’Eucharistie est tout d’abord une re-présentation du sacrifice unique du Christ sur la croix. C’est un élément que le pape développe particulièrement »5. Effectivement, l’expression « rend présent » est utilisée six fois en l’espace de deux paragraphes (nos 11 et 12). Mais en voulant certainement s’écarter des polémiques du XVIe siècle, Jean-Paul II a soin de préciser : « La Messe rend présent le sacrifice de la Croix, elle ne s’y ajoute pas et elle ne le multiplie pas. Ce qui se répète, c’est la célébration en mémorial, la manifestation du mémorial (memorialis demonstratio) du sacrifice, par laquelle le sacrifice rédempteur du Christ, unique et définitif, se rend présent dans le temps » (no 12).

On est en droit de penser que la portée dynamique du « mémorial » ou « anamnèse » mériterait un développement dont le langage paraîtrait moins crispé. Car le mémorial eucharistique inclut, certes, mais déborde son aspect sacrificiel : il intègre toute la vie du Christ, non seulement le mystère de sa vie publique et de sa pâque (mort et résurrection) mais aussi son avènement glorieux. De ce fait, il est aussi « action de grâces » comme le rappelle explicitement l’étymologie du mot « Eucharistie » : mais cela n’est pas dit.

2 La liturgie de la Parole

Les lecteurs s’étonneront que l’encyclique ne mentionne, à aucun moment, la liturgie de la Parole comme partie intégrante de la célébration eucharistique. Ici, le texte est victime de l’un des objectifs implicites du document. Le souci de « mise en garde » ne favorise pas l’ampleur du regard : dès l’introduction, au no 10, on comprend qu’il s’agit, pour une part, de rétablir un équilibre théologique et pastoral que l’on juge menacé : « Parfois se fait jour une compréhension très réductrice du Mystère eucharistique. Privé de sa valeur sacrificielle, il est vécu comme s’il n’allait pas au-delà d’une rencontre conviviale et fraternelle ». S’il en est ainsi, quoi de plus opportun que de maintenir dans une interaction féconde « la table de la Parole de Dieu et celle du Corps du Christ » !6 Les deux tables ont une égale importance et s’interpénètrent comme le souligne la constitution conciliaire Sacrosanctum concilium : « La liturgie de la parole et la liturgie eucharistique sont si étroitement liées entre elles qu’elles constituent un seul acte du culte » (Sacrosanctum Concilium 56). Vatican II déclare, certes, que l’Eucharistie est « source et sommet de toute la vie chrétienne » (Lumen Gentium 11), « source et sommet de toute l’évangélisation » (Presbyterorum Ordinis 5) mais en même temps il présente l’Église comme surgissant de la Parole, « nourrie et régie par la Sainte Écriture », « les Paroles sacrées étant des instruments insignes de l’unité (Dei Verbum 21), ce qui rejoint un point de vue essentiel pour les Églises de la Réforme.

3 Le ministère

Le ministère de l’Eucharistie, tel qu’il est présenté dans le document, fait également difficulté : moins à cause de ce qui est dit que par suite de certains manques. Sur ce point aussi, le texte semble tenir des propos crispés. Une insistance quasi unilatérale sur le ministère eucharistique et plus précisément sur « le pouvoir de consacrer » (nos 29 à 32) sera ressentie comme une amputation regrettable du ministère des prêtres. On sait avec quelle application le concile Vatican II s’est employé à dépasser la perspective étroite et polémique du concile de Trente et à souligner l’interdépendance des trois « munera » : le ministère de la Parole, des sacrements et de la conduite pastorale. Jean-Paul II, le premier, insiste, dans son exhortation apostolique « Je vous donnerai des pasteurs » (1992) sur la nécessité du triple ministère : « de la Parole, des Sacrements et du service de la Charité » (no 26).

Le théologien J. Ratzinger, devenu président de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, écrit à ce sujet : « Le texte (Presbyterorum ordinis) présente un fait remarquable et surprenant : ce n’est pas en premier lieu le sacrifice qui rend raison du ministère des prêtres, mais c’est le rassemblement du Peuple de Dieu »7. Dans son encyclique même, Jean-Paul II rappelle que « le concile Vatican II a vu dans la charité pastorale le lien qui unifie leur vie et leurs activités » (no 31). On appréciera ce rappel, si opportun à une époque où l’urgence et la dispersion inquiètent les prêtres et menacent l’unité de leur vie et de leur ministère. Dans un contexte de pénurie, du moins en Occident, la tendance serait de conduire à une définition résiduelle du ministère presbytéral, c’est-à-dire trop uniquement centrée sur la présidence eucharistique.

4 L’œcuménisme

Il est clairement dit, dans l’encyclique que « le ministère des prêtres […] manifeste que l’Eucharistie […] est un don qui dépasse radicalement le pouvoir de l’assemblée » (no 29). Cette affirmation est aujourd’hui une sorte de convergence œcuménique, comme le reconnaissent aussi bien le document B.E.M. (no 29) que le groupe des Dombes8. On est heureux de ce rapprochement. Mais le texte omet de présenter la communauté comme le premier sujet célébrant, ce qui constitue pourtant une perspective à la fois traditionnelle et œcuménique et a été officiellement authentifié par le concile Vatican II9. On en oublierait que les ministres sont vis-à-vis de la communauté mais qu’ils en demeurent les membres.

Effectivement, Jean-Paul II est très conscient que l’Eucharistie constitue une difficulté majeure dans le dialogue œcuménique. La question est abordée à trois reprises (nos 30, 43-46, 61). En réalité, il s’agit essentiellement du rapport entre catholiques et protestants. Les orthodoxes approuveront l’évêque de Rome lorsqu’il déclare que « le Sacrement exprime ce lien de communion […] dans sa dimension invisible [… et …] visible » (no 35 ; cf. 42-43). Les protestants émettront des réserves lorsqu’il précise que « la célébration de l’Eucharistie ne peut pas être le point de départ de la communion … » (no 35).

Au cœur de ce problème douloureux et délicat, la question de la succession apostolique épiscopale est nettement posée, par exemple au no 61. On comprend que l’encyclique souligne : « le chemin vers la pleine unité ne peut se faire que dans la vérité » (no 44). Néanmoins, puisque Jean-Paul II prend soin d’évoquer « les progrès significatifs et les rapprochements » effectués par le dialogue œcuménique (no 30), sans doute serait-il opportun de reprendre et d’approfondir certaines avancées doctrinales et de s’interroger sur leur traduction institutionnelle. Sur la question épineuse de la succession apostolique, le texte des Dombes Pour une réconciliation des ministères (1972) pourrait constituer une bonne base de recherche (nos 38 à 48).

III Richesses et limites d’un langage

En positif, je relèverai le ton très personnel de plusieurs paragraphes. On n’est pas habitué, dans le langage plutôt académique des encycliques, à cette forme d’implication très directe. Je ne sais si l’emploi du « je » rentre désormais dans les normes. Personnellement, je me réjouis de l’engagement du pape, qui livre, avec une ferveur communicative, « son propre témoignage de foi sur la très sainte Eucharistie » (no 59).

Je serai moins positif sur d’autres aspects. D’une façon générale, le langage reste assez complexe, spécialisé, avec des expressions latines, des allusions à des débats historiques tourmentés et anciens, l’évocation de dialogues œcuméniques peu connus du grand public. Des termes comme « transsubstantiation » ou « antonomase »10 pour être compris, demandent une culture théologique de niveau universitaire qui, en toute hypothèse, dépasse une parole destinée « aux évêques, aux prêtres et aux diacres, aux personnes consacrées et à tous les fidèles laïcs ».

Le terme « transsubstantiation », à lui seul, pourrait faire l’objet de tout un débat. Mgr Ricard, dans la présentation déjà indiquée, reconnaît que c’est « l’un des aspects sans doute les plus difficiles à saisir dans le monde contemporain ». Effectivement, le terme est quasiment inintelligible de nos jours. Comment expliquer à nos contemporains, à partir d’une interprétation basée sur la philosophie aristotélicienne de la substance, que « le pain et le vin ont cessé d’exister après la consécration » (no 15) ? Jésus-Christ est « vraiment, réellement, substantiellement » présent, déclare le concile de Trente11. Une présence sous le mode sacramentel, fondée sur la parole du Christ, « indépendante du degré de notre foi ou de la qualité de nos assemblées »12. La présence du corps glorieux du Ressuscité, du Christ pascal, c’est celle du pain déjà transformé, saisi dans sa dimension eschatologique, grâce à la venue du Christ parmi nous sous l’action de l’Esprit Saint. Au-delà des essais d’interprétation, « l’Église sait, précise le théologien français Fr.-X. Durrwell, qu’il n’y a pas d’adéquation entre le mystère chrétien et sa formulation dogmatique »13. On pourrait dire, tout au moins, que la formulation ne saurait épuiser le mystère.

L’emploi du langage strictement sacerdotal de l’encyclique peut heurter certains lecteurs. Des expressions comme « sacerdoce ministériel » (no 46) et plus encore « candidats au sacerdoce » (no 32) ne s’inscrivent pas dans la terminologie du décret conciliaire « Presbyterorum ordinis », ni d’une problématique « ministérielle » de l’appel mise en valeur par Jean-Paul II lui-même dans des documents qui ont reçu un excellent accueil : l’exhortation apostolique Christifideles laici (nos 21 à 23) et la lettre apostolique Novo millennio ineunte (no 46).

Il serait erroné et injuste de ne voir dans l’encyclique qu’une série de « mises en garde » concernant les normes liturgiques, et regrettable de ne pas se laisser interroger par les appels qu’elle nous adresse. On sera attentif à l’invitation pressante à mieux découvrir l’Eucharistie comme sacrement de la communion ecclésiale (nos 23 et 43) et comme incitation à construire un monde fraternel selon le c œur de Dieu (no 20). Mgr Jacques Perrier, évêque du diocèse de Tarbes et Lourdes, reconnaît toutefois que ce document « fera grincer bien des dents »14. On pense, en particulier, aux accentuations sacrificielles et sacerdotales et à leurs retombées œcuméniques, sans parler de la tonalité d’un langage qui semble quelque peu éloigné de celui des insistances postconciliaires. La forte implication personnelle du pape ne suffira pas à dissiper cette impression, du moins auprès de nombreux lecteurs.

Un document magistériel de cette nature ne doit pas être isolé d’autres formes d’enseignement qui viennent, sinon relativiser ses propos, du moins témoigner d’une autre ampleur et apporter une résonance sensiblement différente. On ne serait pas en peine pour en relever dans l’enseignement du pape Jean-Paul II, même si la cohésion des différents enseignements revêt une réelle importance. Le recul historique peut seul nous permettre de situer un enseignement donné dans une dynamique plus large et nous aider à percevoir combien l’Esprit Saint est présent au cœur de nos recherches et de nos cheminements.

Notes de bas de page

  • 1 Le pape cite également l’encyclique Mirae caritatis de Léon XIII (1902) et l’encyclique Mediator Dei de Pie XII (1947).

  • 2 Jésus Christ, pain rompu pour un monde nouveau. Document théologique de base pour le Congrès eucharistique international – Lourdes, 1981, Paris, Centurion, 1980.

  • 3 Voir Doc. Cath. 1635 (70, 1973) 601.

  • 4 Voir, p. ex., Clément O., L’Église orthodoxe, coll. Que sais-je ?, 949, Paris, PUF, 1965, p. 87 à 100.

  • 5 Jean-Paul II, L’Église vit de l’Eucharistie. Lettre encyclique. Présentation par Mgr Jean-Pierre Ricard, président de la Conférence des Évêques de France, Paris, Bayard/Fleurus-Mame/Cerf, 2003, p. II.

  • 6 DV 21 ; SC 51 ; PO 18.

  • 7 Ratzinger J., « La mission d’après les textes conciliaires », dans L’Activité missionnaire de l’Église, coll. Unam Sanctam, n° 67, Paris, Cerf, 1967, p. 135.

  • 8 Groupe des Dombes, Vers une même foi eucharistique ? Accord entre catholiques et protestants, Taizé, Pr. de Taizé, 1972, no 34.

  • 9 SC 14 ; LG 11.

  • 10 L’expression signifie « par excellence » selon la traduction française de l’encyclique Mysterium fidei, Paris, Centurion, 1965, note 43.

  • 11 Symboles et définitions de la foi catholique, éd. P. Hünermann et J. Hoffmann, Paris, Cerf, 371996, n° 1636 (Dz 1636) ; Textes doctrinaux du Magistère de l’Église catholique sur la Foi Catholique, éd. G. Dumeige, S.J., Paris, Éd. de l’Orante, 1975, n° 735.

  • 12 Jésus-Christ, pain rompu … (cité supra, n. 2), p. 62.

  • 13 Durrwell Fr.-X., L’eucharistie présence du Christ, Paris, Éd. ouvrières, 1971, p. 48.

  • 14 Cf. Bulletin religieux du 24.04.2003, p. 249.

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