Donation et réciprocité. L’Amour, point aveugle de la philosophie

Emmanuel Tourpe
Filosofía - reviewer : Pascal Ide

Le grand ouvrage d’Emmanuel Tourpe est le fruit d’un long cheminement. Par certains côtés, il est déjà en germe dans sa thèse de 1998 sur Gustav Siewerth (dont le sous-titre était Le lien idéal de l’amour ; cf. chap. 3). Il a été préparé par les nombreuses études consacrées aux trois « B », Blondel, Balthasar et Baader. Il frémit dans son introduction à la métaphysique, Donation et consentement (2001) et s’ébauche dans l’HDR, L’être et l’amour (2010). Le titre du livre, qui est une réponse à Marion et à Levinas (la symétrie de la réciprocité corrige l’unilatéralité de la donation), ne doit pas tromper. C’est le sous-titre qui livre l’intuition nodale : penser ce grand impensé de la philosophie occidentale qu’est l’amour. Autrement dit, enfin offrir à l’amour qui, surtout après l’avènement du Christ, devrait être au centre de toute méditation sapientielle, la métaphysique qu’elle mérite, du moins ses premiers linéaments.

La première partie se présente comme un discours de la méthode. De même que, pour penser adéquatement l’esprit, Hegel demandait de passer de l’entendement (Verstand) unilatéral à la raison (Vernunft) dialectique, de même, pour contempler adéquatement l’amour, l’A. appelle le passage des monopoles et polarisations à une méthode polaire. Pour élaborer celle-ci, il convoque notamment la générative de Baader, la normative du dernier Blondel, les polarités de Guardini, la métaxologie de Gabellieri. Ce faisant, il répond à la négativité de l’Aufhebung (sursomption) hégélienne par la positivité de l’Erhebung (élévation) baadérienne. Rompant avec la fascination pour l’unicité du principe et les termes exclusifs du « ou, ou », l’amour exige donc de penser dans les catégories inclusives du « et, et ». Et celles-ci répondent à cinq lois (résumées p. 62) qui sont ontologiques avant d’être logiques.

La seconde partie se penche sur le contenu. Fort de sa méthode polaire, l’A. écarte les approches unilatérales qui réduisent l’amour soit au seul désir (éros), soit au seul don (agapè), soit à la seule réciprocité (philia), même si celle-ci joue un rôle médiateur (p. 174-179). Une visée intégrale de l’amour requiert la présence de quatre pôles : la donation, qui demeure toujours la catégorie première ; le consentement, qui est l’autre nom, emprunté à Aimé Forest, de la réception ; la réciprocité, qui est l’unité de la pulsation donation-réception ; la fécondité, qui dit le surcroît constitutif même de l’amour. Partant de ce quadrilatère, l’A. converge vers un archiprincipe lui aussi polaire, l’amour sponsal (p. 247-255). Faut-il le préciser, cet amour ne saurait se comprendre comme un « au-delà de l’être » (p. 232-233).

Certes, la forme d’esprit intuitive et synthétique, ainsi que l’énergie passionnée que déploie Emmanuel Tourpe dans ses écrits ont un revers : le défaut d’analyse et de nuances dans certains jugements. Certes aussi, on pourra regretter qu’il ne distingue pas assez la réception (le consentement) et l’appropriation (l’autodonation chère à Bruaire ou Laberthonnière). Mais ne demandons pas à une œuvre programmatique ce qu’elle n’a pas dessein d’offrir. Et surtout, réjouissons-nous de ce que, pour la première fois, le public français dispose, en cette œuvre puissante, d’une authentique méta-anthropologie de l’amour-don qui est amour-communion. — P. Ide

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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