« L’État libéral, sécularisé, vit des présupposés qu’il n’est pas lui-même en mesure de garantir. » La formule célèbre d’Ernst-Wolfgang Böckenförde (EWB), juriste du droit constitutionnel, historien et penseur-clé pour la compréhension des relations entre État et Église en Allemagne, est également celle qui a suscité l’intérêt de Sylvie Le Grand, maître de conférences en études germaniques à l’Université Paris Nanterre. Ce livre s’appuie sur sa thèse HDR, soutenue en 2016, mais il est amplement élargi par les résultats de recherches des dernières années. Ce que Le Grand appelle le « théologico-politique » chez EWB (première partie) est mis en perspective par sa critique de la position traditionnelle de l’Église catholique à l’égard de l’État moderne et son rapprochement au parti social-démocrate allemand (deuxième partie). En arrière-plan, l’A. dégage le fief de Carl Schmitt dans la pensée d’EWB et sa critique du droit naturel traditionnel catholique – en soulignant son affirmation du « tournant personnaliste » promu par le concile Vatican ii (p. 147). EWB est présenté comme un grand penseur de l’État qui se rend aussi compte des limites étatiques.

Mais, à côté de sa position de médiateur entre politique et religion, Le Grand montre aussi l’engagement d’EWB au sein de l’Église (troisième partie). Son initiative pour et son engagement dans le « cercle de discussion catholique » rassemblent dans les années 80 et 90 du vingtième siècle un groupe d’intellectuels catholiques pour aborder les problèmes de l’Église. La correspondance autour de ce cercle est très intéressante, il y a par exemple un échange épistolaire entre le Cardinal Joseph Ratzinger, à l’époque président de la congrégation pour la Doctrine de la Foi au Vatican, et EWB sur les propositions du groupe à l’égard de la position de la femme au sein de l’Église et d’autres thèmes. Ces échanges montrent aussi un certain style de synodalité.

Le « cercle de discussion catholique » et son engagement comme catholique au sein du parti social-démocrate sont de bons exemples pour la méditation théologico-politique effectuée par EWB.

Cet ouvrage bien structuré puise largement dans des archives inédites d’EWB et d’autres auteurs et institutions, les textes originaux allemands (tous traduits en français) étant en note en bas de page. Par-là, la dynamique et la vivacité des discours sociétaux auxquels EWB a participé apparaissent et ses essais sont bien placés dans leur contexte. Cet autre rapport entre État et Religion qui a marqué l’histoire de l’Allemagne contemporaine (en comparaison par exemple avec la France) est dégagé de manière très détaillée par l’exemple d’un de ses médiateurs principaux. — M. Kneer