Heidegger et l'hymne du sacré

Emilio Brito
Filosofía - reviewer : Bernard Pottier s.j.
La première partie de cet ouvrage, «Le poème du sacré» (p. 25-113), analyse une quinzaine de textes de H. parus entre 1934 et 1974 et déployant le thème du Sacré (das Heilige), principalement en rapport avec la poésie de Hölderlin, afin de mettre en évidence une sorte de syntaxe de la pensée. Avant cette première date, l'A. constate l'absence quasi totale du sacré dans les travaux de H. (Sein und Zeit date de 1927). Encadrant cette étude, l'ode de Sophocle (polla ta deina) qui chante l'homme aux prises avec le prépotent et les quelques textes sur St. George et G. Trakl.
Après ce parcours chronologique, la deuxième partie nous livre «Les mots de l'énigme» (p. 115-178): le sacré, le divin, le poète. Étude des mots de base d'un nouveau lexique philosophique que H. introduit au contact de ces oeuvres poétiques, v. g., en rapport respectif avec ces trois mots: le Sauf, l'Inapprochable, le Chaos, la Sérénité; les dieux enfuis, la déréliction, le dernier des dieux; deuil, attente, disponibilité, ivresse.
Au terme de ce travail d'une rare finesse, dense et exhaustif, commence comme à neuf le temps des «Discernements» (p. 179-379). C'est ici que le lecteur devra retenir son étonnement devant la multitude des interprètes de H. convoqués, et que nous ne pourrons tous citer, même des plus autorisés. Loin de se limiter à présenter la pensée de H., l'A. entreprend un débat critique extrêmement organisé et minutieux en suivant en ordre inverse les trois mots de l'énigme. Quel rapport H. entretient-il avec la poésie, en particulier celle d'Hölderlin, et avec le chant de la patrie (question du nazisme)? Qu'en disent les meilleurs critiques littéraires? Comment et pourquoi H. occulte-t-il la vénération du poète pour le Christ? Le dialogue avec Trakl est-il vraiment réussi? Et puis, qu'est-ce que la philosophie est en droit d'attendre de la poésie, fussent-elles celles de H. et de Hölderlin?
Dans le deuxième chapitre de cette troisième partie, «Combat avec l'ange», l'A. confronte la pensée h. du divin avec la théologie catholique, de facture souvent ontologique (Müller, Lotz, Welte, Przywara, Balthasar, Marion), avec la théologie protestante, plus anthropologique (Bultmann, Ebeling, Ott, Ricoeur), avec la pensée juive (Lévinas) et la théologie philosophique (Weischedel). Comment cette douzaine d'auteurs ont-ils reçu la pensée de H. sur le divin? Le troisième mot de l'énigme donne également lieu à quatre sections. Dix exégètes de la conception h. du Sacré sont écoutés (entre autres Splett, Biemel, Greisch, Bohlen); faut-il voir en H. l'annonce d'un retour de l'Ineffable (mystique) ou de son retrait (ligne démystificatrice de Derrida, Habermas, Vattimo, Rorty)? Enfin, quelles sont les voies de la philosophie de la religion après H.?
La quatrième partie, la plus longue (p. 381-728), essaie de situer la pensée h. du sacré à partir de ce qui la déborde pour construire une systématique théologique en quatre chapitres, qui accueille ses apports sans partager ses carences. Pour ce faire, l'A. entoure H. d'une constellation d'autres approches qui, par contraste lorsqu'on leur laisse une certaine autonomie, révèlent non seulement ses faiblesses, mais aussi ses atouts indéniables pour la théologie. Le projet est audacieux et conduit avec une grande assurance. Le premier chapitre s'intitule «Le Saint» et traite en outre du profane, de la sécularisation, du symbole et de l'idole avec Tillich, Cohen, Ricoeur, Scheler, Welte, etc. Le deuxième chapitre s'intitule «Le Père» et aborde le rien (Barth, Eckhart, Nietzsche, etc.), le Créateur (Thomas, Tsimtsum ou Retrait h.?), le Révélateur (Rosenzweig), le Rédempteur (Bloch, Moltmann, Hegel… espérance ou Sérénité h.?). Vient ensuite «Le Témoin» avec un développement sur le Logos (surprenant dialogue avec Carnap, Wittgenstein et Apel entre autres), sur la Chair (Husserl, Marcel), la Croix (Nabert, Lévinas, Jüngel, etc.) et la Gloire.
Le dernier chapitre, le plus ample, met en scène l'autre de la Trinité, «Le Croyant»: Doute (Pascal, Kierkegaard, etc.), Foi (Schleiermacher, Jaspers, etc.), Savoir (Kant, Hegel, Schelling), Vision (Rahner, Balthasar parmi d'autres). Cette quatrième partie fait donc largement le tour des vertus onto-logales: Andenken, Gelassenheit, Warten. La conclusion, «Lumières et Ombres de l'interprétation h. du Sacré» (p. 729-741), identifie quatre atouts qu'offre H. à la théologie: sa thématisation des rapports du Sacré respectivement à l'Être, au divin, au poète-prophète, et ce qu'on pourrait appeler la tautologie du Sacré: das Heilige heiligt. Mais il faut aussi critiquer ces notions de Sacré (la Huld n'est pas la grâce et ne parvient pas à briser le sortilège de la nécessité), d'Être (notion qu'il renouvelle, mais cette progression est aussi une régression dans la mesure où il révoque la distinction, acquise de haute lutte, entre l'être illimité non subsistant et l'Être illimité subsistant), de divin (par le plus arbitraire des présupposés, H. exploite l'équivoque des limites de la pensée humaine pour écarter le Dieu des croyants et se débarrasser du dieu des philosophes), et même du poète auquel on demande trop sans le respecter finalement pour ce qu'il est. Enfin, il faut souligner, dans cette vision globale, «la méconnaissance de la dimension personnelle, l'éclipse de l'acte religieux, l'oubli de l'aspect communautaire, et l'exclusion du moment éthique» (p. 737).
On pourra admirer combien l'A. est capable de saisir non seulement la langue de H. - que plus d'un épigone excelle à pasticher -, mais aussi d'entrer dans la langue et la pensée de chacun des interprètes rencontrés, respectant leur style, suivant leurs détours propres sans perdre de vue son objectif. L'écriture est alerte et sobre, tout à tour formelle et poétique, dense et dilatante. Le lecteur, en gravissant ce massif h. du Sacré, s'offrira en même temps un vaste tour d'horizon en philosophie et théologie contemporaines. La foi de l'A. laisse une profonde impression: avertie, on ne peut guère plus, des objections les plus redoutables, accueillies avec sérieux, passion et sérénité, elle plonge au coeur du mystère chrétien et en fait jaillir l'inépuisable splendeur à rayonner sur toute pensée. Une bibliographie de 1162 titres de livres et articles, en dehors des oeuvres de H., un index onomastique de 10 pages serrées, font de cet ouvrage une véritable somme. - B. Pottier, S.J.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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