La polarité. Essai d'une philosophie du vivant concret

Romano Guardini
Filosofía - reviewer : Emmanuel Tourpe
Jean Greisch fournit ici une première traduction française en tous points remarquable d'un chef d'oeuvre de la pensée catholique allemande, qui révèle l'intuition la plus fondamentale du Guardini de 1918. Bien en amont de ses écrits liturgiques, culturels ou spirituels, le futur mentor de Rothenfels avait en effet laissé dans cet ouvrage très ambitieux les traits principaux de sa méthode générale.
À une époque que bouleversaient les perspectives ouvertes par Hans Driesch en Allemagne ou Henri Bergson en France, G. y prend en effet occasion de comprendre ce vivant concret que nous sommes en tant qu'êtres humains pour élaborer sa vision systématique de l'être. Reprenant à nouveaux frais le dossier de la «polarité» qu'avait ouvert le romantisme allemand, G. met en place les différents constituants d'une «vision du monde» intégrale et dynamique: refusant à la fois de verser dans le singularisme d'un obscur élan vital et dans l'universalisme abstrait du rationalisme, il rend vigueur aux «contraires» du carré aristotélicien comme aussi aux pôles goethéens. L'être vivant n'est qu'une série dynamique d'alternances polaires, liées les unes aux autres, et dont G. cherche à déployer un système complet dans un vaste ensemble métaphysique. Le très important chap. 2 de l'ouvrage, qui est aussi le plus difficile, développe ainsi un paysage hautement complexe où une totalité organique et hiérarchisée de polarités est proposée comme alternative aux solutions philosophiques unilatérales ou dialectiques, et à partir desquelles on s'élève ainsi peu à peu vers l'intériorité essentielle des êtres. Le climax est à trouver aux p. 127s où l'on dégage la structure des unités de type supérieur: «chaque individu a son propre rythme, et le destin des connexions fondées sur l'amitié, le cénacle, la communauté de travail, dépend profondément de la manière dont les différents rythmes propres à chacun s'articulent les uns aux autres» (p. 128).
À ce volet ontologique correspond, à partir du chap. 4, un pendant épistémologique ouvert par un chapitre portant sur la structure polaire de la connaissance: à la façon de Newman auparavant, et bientôt de Blondel dans La pensée, G. cherche à rendre compte à la fois de l'aspect intuitif et de la dimension conceptuelle du connaître qui, par leur contrariété et complémentarité, représentent la polarité fondamentale dans l'être. À l'époque même où Maritain pensait devoir dépasser L'évolution créatrice par un durcissement de la connaissance conceptuelle, G. renvoie dos à dos les deux unilatéralités que seraient l'intuition prise seule ou le concept pris de manière isolée (p. 155-156). Le véritable acte cognitif est concret, c'est-à-dire polaire, et surplombe de ce fait et «le concept et l'intuition» (p. 166), de sorte que «ce résultat concret ne se laisse à son tour directement exprimer que dans une action, dans un symbole, dans l'être personnel» (p. 166).
L'idée de polarité est pour Guardini d'une importance centrale afin de situer aussi de manière dynamique notre «rapport au monde» (p. 177): «quelqu'un peut posséder un savoir englobant sur un grand nombre de contenus et pourtant savoir ce qu'il sait d'une manière totalement unilatérale, déterminée par son « monde ambiant » particulier» (p. 176). L'individu n'a pas pour mission «de se charger de la fonction dévolue à la totalité et à l'histoire» (p. 178), mais de viser le «centre», «là où les polarités cohabitent» (p. 186) au sein du concret vivant, qui reste toujours mouvant. La vision du monde essentielle qui correspond à ce centre du vivant concret reste donc marquée par la limite, mais non pas d'une manière négative: c'est l'ouverture d'une «capacité de toujours cheminer, de toujours « traverser »» (p. 188).
On mesure à peine, à travers ce trop rapide résumé, quelle distance est prise d'emblée par G. vis-à-vis à la fois de la clôture néoscolastique de son temps, et de l'intuitionnisme, prémisse de l'existentialisme mais aussi du postmodernisme. En mettant la polarité au coeur de l'être et de l'esprit, G. a cherché une solution supérieure, équilibrée et dynamique, aux unilatéralités de son temps comme du nôtre. Ce livre de G. a des ressorts extrêmement puissants qui forment et restent un stimulant réel pour la philosophie contemporaine: où donc trouver sinon un tel équilibre, visant le centre, entre les extrêmes toujours tentants de la pensée? - E. Tourpe

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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