Le capitalisme est-il moral? Non, répond André Comte-Sponville, et c'est très bien ainsi: «Ne comptons ni sur le marché ni sur l'État pour être moraux à notre place» (p. 130). Attendre de l'économie du marché qu'elle soit morale relève, selon l'A., d'une confusion des «ordres», au sens pascalien du terme (ici celui du devoir avec celui de l'intérêt). Il cite avec approbation le mot de Adam Smith: «Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que j'attends mon dîner, mais de leur intérêt». L'économie en général, et l'économie capitaliste en particulier, relèvent d'un ordre gouverné de part en part par les lois de l'égoïsme humain, dans le même sens que le fonctionnement du corps est gouverné par les lois de la biologie, ou celui de la matière par celles de la physique: sa structuration interne se fait en termes de l'opposition «possible/impossible» (p. 50), non en termes de celle de «moral/immoral». Or la morale relève de notre choix: libre à nous d'être moral ou non. La morale est l'affaire, selon l'A., non de la société mais des individus qui la composent. Un choix humanisant, certes, mais qui est sous-tendu par les ordres respectivement de la technoscience (dont l'économie), et du juridico-politique (l'État, le droit), et complété par celui de l'éthique (qui équivaut, dans la curieuse acception que lui donne l'A., à l'amour).
Cette distinction des ordres a le mérite d'apporter aux rapports entre la morale et les autres domaines de la vie et de l'activité humaines - en particulier la politique - une dose de clarté tout à fait salutaire. Chaque ordre possède sa dynamique propre; aucun, en revanche, ne dispose de la possibilité d'autorégulation: pas de limite économique à l'économie, pas de limite démocratique à la démocratie (sur quoi voir l'excellente discussion aux pp. 51-8), etc.
C'est pourquoi André Comte-Sponville insiste sur une certaine hiérarchie axiologique: le juridico-politique ayant une primauté sur le technoscientifique, la morale sur le politique, et l'amour sur la morale. La morale a certes, tout comme la politique, son mot à dire sur la conduite des affaires; mais de l'extérieur et non de l'intérieur. De l'intérieur, le monde commercial, le monde de l'entreprise, est un monde où règne la loi du profit; c'est un monde, un ordre, amoral. Prétendre autrement c'est faire de l'angélisme: essayer de faire autrement, c'est se condamner à l'avance à l'échec. Lors d'une conférence devant des représentants du MEDEF, André Comte-Sponville entend partout un discours prétendument «éthique» sur l'exigence du «respect du client». Mais est-ce réellement de l'éthique (entendue ici dans son acception habituelle, équivalent à «moral») qu'il s'agit? Bien sûr que non! Dans les grands textes de la morale, depuis la Bible jusqu'à Kant et au-delà, pas un mot sur le respect du client. Car ce n'est pas au client que, en tant qu'homme, je dois du respect, mais à mon prochain. Or, le client, ce n'est pas le prochain en tant que tel, mais le prochain solvable; et il est le seul auquel les entreprises et commerces peuvent se permettre d'être «respectueux» (au sens où ce mot était entendu par les membres du MEDEF): «Or, je n'ai lu dans aucun des textes fondateurs de l'humanité qu'on devait proportionner son degré de respect au degré de solvabilité du prochain. J'ai même lu, dans tous ces textes, exactement l'inverse: qu'on ne doit pas proportionner son degré de respect au degré de solvabilité du prochain! Si bien […] que le jour où vous manifestez davantage de respect pour votre plus gros client que pour la femme de ménage qui nettoie votre bureau le matin ou que pour le SDF qui fait la manche à la sortie de vos magasins, loin de vivre en conformité avec les valeurs morales qui sont les vôtres comme elles sont les miennes, vous les soumettez à un principe (le respect du client) qu'elles ignorent et récusent» (p. 120).Tout ceci est très bien dit, mais appelle cependant à quelques réserves, toutes plus ou moins liées: la clarté apportée par la distinction des ordres a sa contrepartie dans une certaine rigidité, où les «ordres» apparaissent comme des sphères autonomes de jugement et de décision, ignorant les frontières nécessairement brouillées de la vie et de l'action des hommes. L'A. dit, à propos du rapport morale/politique: «[…] l'ordre juridico-politique n'est qu'un ordre parmi d'autres […] on ne vote pas sur le vrai et le faux, ni sur le bien et le mal. C'est pourquoi la démocratie ne tient lieu ni de conscience ni de compétence» (p. 61). Fort bien. Mais la phrase suivante révèle son ambivalence: «Et réciproquement: conscience morale […] et compétence […] ne sauraient tenir lieu de démocratie […]. La vérité ne commande pas, ni n'obéit. La conscience? Elle n'obéit qu'à soi, et ne commande qu'à soi. C'est sa façon, dirait Rousseau, d'être libre» (p. 61-2, c'est moi qui souligne). Or, une morale qui «n'obéit qu'à soi, et ne commande qu'à soi» finira, contrairement à l'intention de C-S., par suffire à soi. Si nous excluons de la politique la vérité et la morale, qu'est-ce qui reste? Le conflit nu. Inutile alors de chercher plus loin la raison pour laquelle (contrairement à la génération post-68 pour qui «une bonne politique paraissaient la seule morale nécessaire»), «pour beaucoup de jeunes aujourd'hui, c'est plutôt la morale [entendue au sens des Restos du Coeur et Médecins sans Frontières] qui est tout, une bonne morale leur [paraissant] largement suffisante» (p. 21). Ce problème révèle celui, plus large, de l'étanchéité des «ordres»: n'y a-t-il aucune place (par exemple) dans le juridico-politique pour une évaluation morale? Son exclusion permet à C-S. de protéger d'une évaluation morale mal venue un certain nombre de projets politiques qui lui tiennent à coeur (notamment la loi Veil sur l'IVG), mais ne rend pas suffisamment compte ni de la nature inextricablement sociale (et donc politique) des jugements de valeur (morale) ni de la portée profondément morale des politiques sociales. A trop vouloir dissocier les deux sphères, l'A finit par les dénaturer. La question morale, selon l'A., est «Que dois-je faire?» (p. 38). Or, il se trompe: la question morale est plutôt «Comment doit-on vivre?», c.-à-d. une question aussi bien sociale qu'individuelle, et donc possédant une dimension politique et économique. - R. Sharkey.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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