On ignore souvent que le maître livre du père Teilhard de Chardin, Le phénomène humain a subi une longue histoire rédactionnelle et éditoriale. Le père Teilhard, confronté aux censures romaines (comme d’abord à celles de ses supérieurs), n’a cessé de chercher à faire admettre son texte, afin de pouvoir le faire éditer. On sait qu’il n’en a rien été puisque le texte que nous connaissons est une édition autorisée mais posthume. Il était grand temps d’éclairer les lecteurs nombreux du Père Teilhard sur les péripéties et les obstacles que le jésuite a traversés sans parvenir tout à fait à convaincre ses détracteurs. Tel est l’objet du livre rédigé par Marie Bayon de la Tour, petite nièce du Père Teilhard et vice-présidente de l’Association des Amis de Teilhard de Chardin, Dominique Lambert, professeur à l’Université de Namur, historien des sciences et épistémologue et Paul Malphettes, chercheur qui a collaboré à l’édition de plusieurs correspondances du Père Teilhard. Se fondant sur des archives inédites, leur ouvrage très complet retrace l’histoire précise de l’écriture et des révisions du Phénomène Humain, tout en mettant en perspective les éléments souvent complexes du dossier. La préface du Cardinal Paul Poupard et l’avant-propos du Père Arturo Sosa s.j., supérieur général de la Compagnie de Jésus insistent opportunément sur l’importance de cette publication et sur la nécessité toujours actuelle du dialogue entre science et foi à la lumière des avancées parfois déroutantes des diverses disciplines scientifiques. Composé de 7 chapitres, de 4 annexes et trois index, complété par deux lettres inédites du père Teilhard, le livre est aussi agrémenté d’un livret de photographies inédites, ce qui permet une mise en contexte particulièrement riche et précise du travail teilhardien.

Les deux premiers chapitres offrent une synthèse rigoureuse de la pensée de Teilhard au moment où il aborde les premières rédactions du Phénomène Humain. Les influences scientifiques et philosophiques qui ont compté pour Teilhard y sont aussi évoquées. Les chapitres 3 et 4 abordent la laborieuse rédaction d’un texte complexe. Comment Teilhard est-il parvenu à prendre conscience que l’Homme peut être approché comme un « phénomène » ? Cela suppose une intense et originale synthèse philosophico-théologique, qui intègre ce que Teilhard, depuis ses premières lignes, nomme « l’Union Créatrice », et pose de surcroît le « phénomène humain » comme clef du sens de l’univers. Teilhard esquisse peu à peu une herméneutique qui présuppose que science et religion posent deux regards sur un même univers : elles ne sont que les deux facettes d’un même acte de connaissance. Le chapitre 5, mais surtout le chapitre 6, entreprend alors d’approfondir les obstacles rencontrés par Teilhard qui ne cesse à partir de 1940 de reprendre et corriger son manuscrit dont il attend l’imprimatur. Lequel ne viendra jamais : la censure veille et le contexte d’un antimodernisme étroit et l’antiévolutionnisme des milieux romains encourage une sévérité excessive. La Compagnie de Jésus tente de protéger Teilhard, mais aussi souvent elle-même, et hésite entre exigence pointilleuse, refus et encouragements pour une œuvre qu’elle soupçonne fondamentale. On découvrira les différents acteurs d’une révision décidément impossible à partir des diverses archives romaines que les auteurs ont pu inventorier pour la première fois. Après Pie xii, les différents papes ont soutenu avec prudence, l’œuvre teilhardienne, convaincus désormais de sa valeur mais aussi de la nécessité de ne pas recommencer absurdement une nouvelle affaire Galilée ! Benoît xvi soutenant l’idée d’une « liturgie cosmique », le pape François, dans son encyclique Laudato si, ont enfin permis que la pensée teilhardienne dans sa richesse et sa complexité soit enfin restituée aux catholiques qui d’ailleurs ne les avaient pas attendus pour lire avec passion le maître livre de Teilhard. On doit souligner avec force l’importance de ce livre décidément nécessaire pour tous ceux qui voudront se faire une idée précise, rigoureuse et argumentée de la pensée lumineuse du père Teilhard qui, sur bien des points de sa réflexion, nous précède encore. — M.-J. Coutagne