Métaphysique des relations chez Albert le Grand et Thomas d’Aquin

Matthieu Raffray
Filosofía - reviewer : Pascal Ide

Le volumineux livre de Matthieu Raffray, prêtre de l’institut du Bon Pasteur et professeur aux Facultés de théologie de l’Angelicum et de l’Institut catholique de Toulouse, est le fruit d’une thèse en philosophie médiévale soutenue en 2015 à la Sorbonne. De prime abord, il s’agit d’un travail historique dont le sujet est dicté par le titre. Une première partie explore les sources de la notion de relation chez les philosophes grecs post-socratiques, puis chez certains Pères (les Cappadociens, Denys, Augustin et Boèce) et certains médiévaux (Gilbert de la Porrée avec la relation « exterius afflixa » et Pierre Lombard). Les trois autres parties se centrent sur Albert le Grand et Thomas d’Aquin, précisément sur leur commentaire des Sentences, singulièrement riche en textes sur la relation, dont elles traduisent 31 textes signifiants avant de procéder à leur commentaire systématique. Compensant cette méthode lourde et répétitive, une conclusion reprend les principaux résultats de la recherche. Deux conceptions de la relation s’affrontent : le « relationalisme », pour qui la relation est « au fondement des choses et des discours » (p. 13) ; le « substantialisme » (p. 451 : ici entendu en un sens péjoratif), pour qui la relation se fonde sur la substance et donc est ontologiquement seconde à son égard. Pour l’A., cette double herméneutique est présente dès l’origine (au point qu’elle structure l’opposition entre Platon et Aristote) et traverse toute l’histoire de la philosophie et de la théologie. Si les deux dominicains médiévaux ont résolument opté pour le fondement de l’esse ad dans l’esse in, ce que l’A. appelle « la pensée moderne » (p. 461), quant à elle, opine en faveur du relationalisme, au point que le débat devient intérieur aux écoles thomistes (chap. 12), trahissant la lettre et l’esprit du Docteur angélique.

En fait, cette approche historique est au service d’une thèse doctrinale (le directeur de thèse et préfacier parle d’un « ouvrage engagé ») : réaffirmer la stricte accidentalité des relatifs et donc l’indépassable primauté de la substance entendue au sens aristotélicien. En effet, définir la créature à partir de la relation, outre le risque d’absolutiser le relatif, court celui de la définir comme relation à Dieu, donc de ne plus « comprendre la chose dans son essence », mettre en péril « l’autonomie du créé », effacer « l’écart entre philosophie et théologie » et « abouti[r] nécessairement à une sorte de surnaturalisme » (p. 459)…

Si, pédagogique et argumentée, la relecture historique antico-médiévale est éclairante jusqu’au xiiie s., celle de l’histoire moderne et contemporaine, tant philosophique que théologique, interroge : plus qu’un relationalisme, le grand idéalisme allemand atteste une substitution de la substance par le cogito, la liberté et l’esprit, qui sont autrement absolutisés – la relation n’entrant en scène qu’avec les philosophes du dialogue (Buber, mais aussi le trop oublié catholique Ebner), ainsi que l’a bien montré Balthasar. Surtout, doctrinalement, ne serait-il pas possible de penser le couple relation-substance de manière moins binaire et donc moins réactive (dans un sens ou dans l’autre), en conjuguant la primauté fondationnelle de la substance avec celle, perfective, de la relation (et de l’action) ? Voire, la permanence du relationalisme proviendrait-elle non pas tant d’une hypostasie de la relation au détriment des corrélats que de la reconnaissance de la consistance de cet « entre » les médiatisant – ce que Heidegger cherche à penser avec sa notion de « néant » et le stoïcisme, plus précisément, avec celle de pneuma (toutes deux étrangement ignorées par l’A.) ? — P. Ide

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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