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A. Vidalin : Acte du Christ et actes de l’homme

À propos d’un ouvrage récent*

Simon Decloux s.j.

En recensant en 1967 Philosophie et phénoménologie du corps 1 que Michel Henry venait alors de publier, je comprenais que je me trouvais devant une approche originale du « corps propre » s’appuyant sur Maine de Biran, mais je n’avais pas clairement conscience de me trouver en dialogue avec un auteur qui devait encore prendre toute sa mesure ; j’en saisissais davantage l’importance, cependant, en lisant le livre qu’il avait écrit peu auparavant : L’essence de la manifestation 2. Ainsi le philosophe encore peu connu qu’était Michel Henry commençait à prendre désormais une place fondamentale dans l’univers philosophique.

Ce que je veux ici présenter de manière succincte, ce n’est pas l’ensemble des écrits du philosophe3, mais le livre de 550 pages paru récemment, Acte du Christ et actes de l’homme. La théologie morale à l’épreuve de la phénoménologie de la vie, rédigé par un prêtre théologien de Paris, Antoine Vidalin. Vrai connaisseur de la philosophie de Michel Henry, il a publié déjà, il y a six ans, un livre de volume plus réduit sur « la phénoménologie de Michel Henry et l’intelligence chrétienne des Écritures »4.

Dans l’un et l’autre livre, avant d’exposer sa propre réflexion théologique, Antoine Vidalin explique le rapport que Michel Henry, en débat surtout avec Heidegger, établit entre la « transcendance » et l’« immanence » dans la démarche phénoménologique. De quoi s’agit-il ?

Ce fut l’œuvre de Husserl, père de la phénoménologie, de reconnaître dans l’horizon transcendantal de la conscience le point de référence de la subjectivité (cogito cogitata). Il appartient ainsi à l’ego cogito de conférer un sens à l’être, en étant la source de ce sens.

Pour Michel Henry, cependant, on ne peut insérer la phénoménologie de l’ego lui-même à l’intérieur de l’horizon transcendantal. L’essence de la phénoménalité est, au contraire, autonome. Qu’il s’agisse d’une philosophie de la conscience, telle que l’élabora Husserl, ou d’une philosophie de l’être à la manière de Heidegger, il faut, pour Michel Henry, remettre en cause l’insertion nécessaire de la phénoménologie de l’ego à l’intérieur de l’ontologie universelle, car c’est dans et par l’ego que se constituent tous les types d’être possibles et que s’affirme le sens de l’être en général. Le sens de l’être de l’ego cogito, c’est justement de conférer un sens à l’être ; c’est, plus profondément, d’être la source de ce sens, l’origine absolue d’où celui-ci jaillit chaque fois comme une libre création. Et l’incapacité de la transcendance vers le monde à assurer par elle-même la possibilité de sa propre manifestation conduit à l’affirmation d’un autre apparaître, véritablement fondamental : l’« immanence » est l’« essence de la manifestation ». Telle est, en résumé, la découverte de Michel Henry dans son ouvrage de 1963.

Au cœur de la pensée henryenne, qui s’est longuement confrontée à l’héritage de Husserl, surgit donc une question décisive : ce qui se manifeste fondamentalement doit-il être considéré comme appartenant à la projection objectivante du connaître ; ne relève-t-il pas plutôt de la présence à soi, qui est le lieu fondateur de la vie ? Au cœur de l’existence humaine, ce qui peut être fondamentalement écouté, en-deçà des paroles et des discours, et pour fonder ceux-ci, c’est effectivement la vie : la nôtre et celle de Dieu.

Dans l’ouvrage paru en 1996, C’est moi la Vérité 5, Michel Henry déploie de façon vigoureuse, appuyée sur les acquis de ses premiers ouvrages, une « philosophie du christianisme ». D’où vient que nous vivions de l’essence absolue de la vie alors que nous n’avons pas le pouvoir d’y advenir par nous-mêmes ? Comment une parole d’homme peut-elle prononcer un tel avènement ? le Christ seul, de lui-même (nous rapporte l’évangile selon saint Jean) rend témoignage à lui-même et à nous-mêmes en lui. L’Archi-Fils est la Vérité ; il est la Voie qui conduit les vivants à la Vie, car il a conduit la Vie aux vivants « en la conduisant d’abord en lui jusqu’à elle-même » (p. 161). Ainsi la « vérité de la vie » accède-t-elle à la révélation de la Vie absolue qui génère en elle un « Premier Vivant » et, en lui, tout vivant possible.

Tel est, selon Michel Henry, l’enseignement du christianisme que rejoint la phénoménologie de la vie : la naissance transcendantale (invisible aussi bien que réelle) de l’homme en tant que « fils dans le Fils ».

*

Antoine Vidalin tire profit de ces résultats de la phénoménologie, et les applique à sa propre réflexion théologique et philosophique.

La première partie, philosophique, du livre Actes du Christ et actes de l’homme a pour intitulé « l’acte humain dans la phénoménologie de la vie ». À son terme, l’auteur propose une « synthèse personnelle » montrant « les implications d’une compréhension immanente et affective de l’acte humain sur l’éthique en général ». La seconde partie, théologique, est préparée par les résultats du livre précédent, La Parole de la vie, résumés ainsi : « la reconnaissance de l’immanence de la Parole de la vie permet à la théologie de fonder son propre rapport à l’Écriture sainte » (p. 34-35).

La seconde partie, « Théologie de l’acte humain », saisit alors la réalité immanente de l’acte humain dans son déploiement charnel et dans son lien infrangible à l’Acte du Christ, à l’auto-donation charnelle du Verbe de Vie. À cette aune peut être reconnue la miséricorde divine qui sauve l’homme du péché et le reconduit à sa condition filiale.

Un lien ontologique est ainsi établi par Antoine Vidalin entre chaque acte humain et l’agir de la Vie absolue. Une théologie morale fondamentale peut être développée, fondée sur l’Eucharistie, « lieu de la connexion la plus intime et la plus charnelle entre l’Acte du Christ et l’acte humain ». L’auteur, au terme du parcours proposé, nous invite à recueillir les principes d’une méthode capable d’aborder théologiquement les questions morales d’aujourd’hui (cf. p. 549-554).

Dans la partie théologique, quatre chapitres se succèdent : 1) l’Acte du Christ, clef de la théologie morale ; 2) l’Eucharistie, fondement de la théologie morale ; 3) l’acte humain, objet de la théologie morale ; et 4) l’Écriture sainte, âme de la théologie morale. Ces quatre thèmes introduisent au discernement propre à la réflexion morale.

Partir en théologie morale d’un de ces quatre thèmes conduit nécessairement à rencontrer tous les autres dans leurs interactions : les mystères de la vie du Christ (1) ; les mystères de la chair livrée (2) ; l’accomplissement des Écritures (4), et le don attendu de nos existences charnelles (3). Au cœur de ces quatre chapitres, on laissera apparaître « la chair de l’homme, appelée et sauvée dans celle du Christ, pour vivre le Commandement de l’amour ».

Cela reste vrai, même si « le caractère existentiel des problématiques morales imposera souvent un ordre de réflexion à rebours de l’ordre d’exposition que nous venons de proposer ». Il s’agira alors de partir de l’existence humaine, de ce qu’elle porte de promesses, de questions et d’impasses : ceci conduit à scruter l’Écriture (4) comme histoire de la chair-avec-Dieu et miroir de nos existences, et à mettre au jour la réalité des expériences humaines dont l’Écriture est tissée et dont le livre de la Genèse constitue la première explicitation (3). « C’est l’impuissance humaine que l’Acte du Christ (1) rendu présent dans l’Acte eucharistique (2) vient sauver de l’intérieur en l’assumant, c’est cette aspiration à vivre le Commandement de l’amour qu’il exauce en faisant entrer ses disciples dans son Mémorial » (p. 550).

Ressaisissant l’ensemble de sa démarche convaincante et pleine de promesses, Antoine Vidalin peut déclarer avec raison :

La phénoménologie de la vie est capable de rendre compte de l’acte humain en ses profondeurs invisibles (…). Plus haute que phénoménologie et théologie, la vie en sa venue en elle-même, qui est identiquement révélation, est le nouveau nom de l’être, l’Archi-intelligibilité johannique, l’Historial de la vie absolue. Nous y avons reconnu la révélation de Dieu en son Fils Jésus-Christ, dont les Écritures témoignent et que la théologie déploie au long des siècles. Notre interrogation initiale sur l’acte humain nous a ainsi conduit à comprendre ce dernier en son lien ontologique avec l’Acte du Christ.

(p. 553)

Notes de bas de page

  • * A. Vidalin, Acte du Christ et actes de l’homme. La théologie morale à l’épreuve de la phénoménologie de la vie, préf. V. Holzer, coll. Essai, Collège des Bernardins, Paris, Parole et Silence, 2012, 576 p.

  • 1 Cf. NRT 89 (1967), p. 780, sur M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps : Essai sur l’ontologie biranienne, Paris, PUF, 1965, 309 p.

  • 2 Cf. M. Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, 475 p.

  • 3 Cf. les analyses de quelques-uns des derniers ouvrages de M. Henry parues dans la NRT : Généalogie de la psychanalyse (1985), NRT 108 (1986), p. 571-575 (P. Masset) ; La Barbarie (1987), NRT 109 (1987), p. 416-418 (id.) ; Voir l’invisible (1988), NRT 110 (1988), p. 744-747 (id.) ; C’est moi la vérité (1996), NRT 118 (1996), p. 579-586 (P. Piret) ; Incarnation. Une Philosophie de la chair (2000), NRT 123 (2001), p. 269 (id.) ; Paroles du Christ (2002), NRT 125 (2003), p. 115 (id.). Évoquons aussi le trentième « Cahier philosophique de Strasbourg », daté du second semestre 2011 et consacré à la « phénoménologie radicale » de notre auteur.

  • 4 Cf. A. Vidalin, La Parole de la Vie. La phénoménologie de Michel Henry et l’intelligence chrétienne des Écritures, coll. Essais de l’École cathédrale, Paris, Parole et Silence, 2006, 268 p.

  • 5 Cf. M. Henry, C’est moi la Vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996. L’ouvrage est analysé par P. Piret, « C’est moi la Vérité. À propos d’un livre récent », NRT 118 (1996), p. 579-586. Voir aussi id., « Phénoménologie et christologie : Michel Henry », NRT 121 (1999), p. 233-239 et C. Coutelier, « Une introduction à C’est moi la vérité de Michel Henry », NRT 123 (2001), p. 603-613 ; A. Vidalin, « le corps de la présence réelle. Une réflexion théologique sur l’Eucharistie à partir de M. Henry », NRT 125 (2003), p. 418-428 ; R. Kühn, « Naissance en Dieu ou la relation entre la phénoménologie de la Vie et la réalité de Dieu », NRT 129 (2007), p. 272-278.

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