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Une encyclopédie des Jésuites.
À propos de  I.G. Županov (éd.), The Oxford Handbook of the Jesuits (2020)

Jacques Scheuer s.j.
L’histoire des Jésuites continue de passionner ou du moins d’intriguer. Le grand public, certes, amateur d’histoires de Jésuites, qui reviennent de temps à autre comme un feuilleton. Mais aussi les historiens de métier et leurs lecteurs informés. (…)

I.G. Županov (éd.), The Oxford Handbook of the Jesuits, New York, Oxford University Press, 2019, 18x25, xxxvi-1110 p., £115. ISBN 978-0-19-063963-1

L’histoire des Jésuites continue de passionner ou du moins d’intriguer. Le grand public, certes, amateur d’histoires de Jésuites, qui reviennent de temps à autre comme un feuilleton. Mais aussi les historiens de métier et leurs lecteurs informés. Les articles de revues scientifiques, les actes de colloques et autres publications savantes se multiplient ces dernières années. De nouveaux territoires sont défrichés ou revisités. La recherche est devenue, pour une large part, l’apanage d’universitaires non jésuites répartis sur tous les continents : parmi les auteurs des 40 contributions à ce volumineux Handbook, seuls trois sont identifiés comme membres de la Compagnie.

On ne trouvera pas dans cet ouvrage un récit suivi et complet de quatre ou cinq siècles d’histoire – rêve impossible ! – mais un ensemble d’études portant sur un thème particulier, objet des recherches et publications de chaque auteur. Dans leur diversité, ces contributions proposent un ensemble cohérent et stimulant qui réserve bien des découvertes. Une telle entreprise collective ne se résume pas et ne peut être présentée en termes généraux. Pour en donner une idée concrète, il a paru préférable de signaler succinctement chacun des thèmes abordés. Malgré d’inévitables chevauchements, les 40 chapitres s’organisent en huit sections thématiques : nous en reprenons les intitulés.

I Fondation et administration

Où situer le commencement ? Le « vœu de Montmartre » n’est, dans la mémoire des « premiers pères », qu’un moment dans un processus où la vision de stratège d’Ignace se conjugue avec la capacité de tirer des leçons d’événements imprévisibles. Ignace eut le don de rassembler un groupe de compagnons qui en vinrent à le reconnaître comme père. Leur dispersion pour la mission se vivra tout en maintenant des liens étroits par l’échange régulier de lettres.

Aux yeux de leurs sympathisants comme de leurs détracteurs, les Jésuites se caractérisent par une structure rigoureuse de gouvernement et d’administration. À des Constitutions bien plus détaillées que celles de nombreux ordres religieux sont venues s’ajouter d’autres règles et directives. La tâche de l’historien est cependant d’établir de quelles manières et dans quelle mesure ce corpus a été interprété et adapté, voire tacitement ignoré.

Qu’il s’agisse de se donner des nouvelles et de s’édifier mutuellement, de demander conseil et de communiquer des décisions, ou encore de faire connaître aux bienfaiteurs et sympathisants le fruit des travaux apostoliques, l’échange de lettres fut, dès les premières années, un instrument essentiel. Aux côtés d’Ignace puis à sa suite, le rôle de Polanco, durant un quart de siècle, fut ici décisif.

II Spiritualité et économie

Dans l’interprétation des Exercices spirituels, le point d’équilibre a varié entre expérience intérieure, discernement de la volonté divine et obéissance (au directeur, au supérieur, aux autorités civiles et religieuses) : la période du généralat d’Acquaviva et des générations suivantes montre une insistance croissante sur l’obéissance dans la proposition des Exercices tant aux Jésuites qu’aux laïcs, en particulier les soldats et les femmes.

Encouragée par le concile de Trente, la confession ou sacrement de pénitence fut à la fois instrument de contrôle ecclésial et social, et école de réforme intérieure et de croissance personnelle dans la vie chrétienne. Les Jésuites mirent souvent l’accent sur cette seconde dimension, ainsi que l’illustre, aux xviie et xviiie siècles, la pratique de la confession et même de la confession générale lors des missions populaires dans les régions rurales de l’Espagne.

Les ressources financières des missions ad gentes et leur gestion demeurent un sujet controversé et mal connu, en partie par manque de documentation. On peut distinguer quatre sources : patronage d’État, dons privés, activités commerciales, enfin (source moins aléatoire) propriétés immobilières et domaines agricoles. L’aisance relative ou la pénurie variaient beaucoup d’une région à l’autre.

III Éducation et politique

À la différence de la catéchèse des enfants et des pauvres, l’enseignement scolaire ne faisait pas partie des projets des premiers compagnons. À la demande du public urbain, cependant, les collèges se multiplièrent rapidement. Leur pédagogie et les programmes furent définis dans la Ratio studiorum de 1599 qui, avec quelques adaptations, demeura la référence jusqu’au premier tiers du xxe siècle. L’évolution des connaissances et la diversité des contextes nationaux imposèrent ensuite de profondes transformations. Plus récemment, le supérieur général Arrupe promut vigoureusement l’objectif de l’éducation pour la justice.

Bien que la Compagnie ait recruté bon nombre de ses membres parmi la noblesse, la conception chrétienne de l’égalité devant Dieu et d’une élite fondée sur la vie intérieure et les vertus tend à relativiser l’échelle verticale de la société. Cela est illustré par le comportement d’Ignace ainsi que par deux exemples, pris en Nouvelle France (Paul Le Jeune) et en France (Surin).

Dans le champ de la réflexion politique, éthique et juridique, des auteurs jésuites des xvie et xviie siècles prirent une part significative aux débats sur l’origine du pouvoir, le droit et la tyrannie, ou encore les relations entre Église et État ainsi qu’aux controverses sur le degré d’humanité et de civilisation des diverses populations païennes et les meilleurs moyens de les intégrer à l’État colonial tout en assurant leur salut. Les théories à propos de la guerre juste, de la contrainte ou de l’esclavage inspirèrent des pratiques sociales et pastorales telles que les « réductions ».

Accommodation ou adaptation, dissimulation, réserve mentale : ces trois types de comportement ont été fréquemment associés à la pensée et la conduite des Jésuites. Des études récentes soulignent qu’il est éclairant de les replacer dans le contexte plus large de la culture et des mentalités propres aux débuts des Temps modernes.

Liés par leur vœu d’obéissance au pape quant aux missions, une bonne partie des missionnaires jésuites se trouvaient, d’autre part, étroitement liés à la protection mais aussi au contrôle des couronnes portugaise et espagnole. Les ambiguïtés et tensions se manifestèrent par exemple dans l’application des décrets du concile de Trente, dans le refus d’admettre des non-Européens dans la Compagnie, dans les restrictions basées sur la nationalité des missionnaires, dans les relations avec la nouvelle Congrégation pour la propagation de la foi (1622).

IV Mission globale

« Le monde entier est notre demeure. » Sans viser l’exhaustivité, la section consacrée à la « mission globale » propose une sélection de situations fort différentes. Elle s’ouvre, en contexte espagnol, sur la question délicate des relations avec les chrétiens d’origine juive (conversos) ainsi qu’avec des milieux spirituels taxés d’illuminisme (alumbrados) et soupçonnés par l’Inquisition : un double défi tant pour Ignace, dès avant la fondation, que pour les premières générations de ses disciples.

Second théâtre : la mission d’Angleterre, dans un contexte où le politique et le religieux se trouvaient inextricablement liés. Les Jésuites y rencontrèrent oppositions et persécutions, mais se heurtèrent aussi, au sein de la communauté catholique, à des résistances suscitées par leurs positions radicales.

La présence et les activités parmi les chrétiens orthodoxes, du xvie siècle à nos jours, demeure un sujet méconnu. Aux différences culturelles et religieuses qui séparent chrétiens catholiques et orthodoxes, il convient d’ajouter l’uniatisme qui a longtemps prévalu ainsi que le décalage entre la mobilité universelle des Jésuites et l’implantation régionale des Églises orthodoxes. Des notices particulières sont consacrées à l’Ukraine, à la Russie, à la Roumanie, aux régions des Balkans et à la Grèce.

Trop peu connues également, les relations avec des musulmans, en Europe même, durant les deux premiers siècles de la Compagnie. Ignace avait eu quelques contacts plus ou moins bienveillants et attendait de ses compagnons qu’ils soient prêts à être envoyés chez les « Turcs ». En Espagne, en Sicile ou encore à Malte, quelques-uns se consacrèrent à la prédication directe, à la littérature de controverse ou à l’étude de l’arabe.

Deux contributions couvrent les missions jésuites dans le domaine colonial espagnol (essentiellement sur le continent américain) et sous le padroado portugais (surtout Indes, Chine, Japon). La première s’attache aux évolutions des relations tant politiques et militaires que religieuses avec les populations amérindiennes. La seconde suit le fil rouge de l’accommodation, notion diversement interprétée selon les contextes et objet de vifs débats parmi les Jésuites mêmes, sans compter les critiques provenant d’autres missionnaires et les interminables recours à l’arbitrage pontifical.

Sur le continent africain, la présence jésuite connaît deux phases bien distinctes. La première se déroule dans des zones d’influence portugaise (Angola, Mozambique) mais aussi auprès du royaume chrétien d’Éthiopie. À partir du xixe siècle, l’effort se porte surtout sur Madagascar, puis la région du fleuve Zambèze et le bassin du Congo, avant de se diversifier plus récemment en de nombreux pays.

V Esthétique et production artistique

La gloire de Dieu et les fastes de l’Église post-tridentine s’expriment puissamment dans la pratique des beaux-arts. Ces dernières années, les recherches sur les arts dans le projet jésuite se sont multipliées et diversifiées tant à propos des techniques que des perspectives religieuses qui les inspiraient. Le Handbook leur consacre une importante section (plus richement illustrée, comme il se doit). La chapelle de saint Ignace dans l’église romaine du Gesù offre une illustration saisissante du recours à toutes les ressources de l’architecture, de la peinture et de la sculpture mais également de la machinerie et de la mise en scène.

La place des arts en pays de mission est abordée à partir de deux exemples tout en contraste et cependant curieusement liés : dans la construction et la décoration de résidences impériales chinoises, le savoir-faire de quelques Jésuites est au service d’un projet purement chinois et sans lien direct avec l’évangélisation ; de manière surprenante, par l’intermédiaire d’un frère jésuite qui avait travaillé en Chine, des techniques et des motifs chinois se retrouveront dans des églises brésiliennes du xviiie siècle, peut-être afin de signifier le triomphe de la foi sur les cultures païennes.

Qu’il s’agisse de vies du Christ et des saints, d’ouvrages de piété, de récits missionnaires ou encore de traités scientifiques, une production considérable d’ouvrages illustrés et de livres d’emblèmes exploite le rapport entre texte et image.

En lien avec l’éducation, la catéchèse ou l’évangélisation, plusieurs chapitres présentent la production littéraire en langue latine, les compositions et représentations théâtrales (un art qui n’a pas disparu avec la suppression de la Compagnie), enfin la musique, tant en Europe qu’outremer, notamment dans les « réductions » du Paraguay.

VI Projets scientifiques

La récolte, l’élaboration et la diffusion de savoirs scientifiques firent également partie des projets de la Compagnie. Pas moins de sept contributions couvrent ce domaine. Il fallut quelque temps avant que des hommes compétents ne soient formés à l’enseignement des sciences. Bientôt, cependant, de nombreux Jésuites se consacrèrent dans les provinces européennes ainsi que dans certaines terres de mission à l’enseignement des mathématiques et à leurs applications (réforme du calendrier, cartographie, navigation), prenant leur part dans les débats en des domaines en rapide évolution et diffusant largement les avancées de ces sciences.

Les relations entre mathématiciens et philosophes furent plus d’une fois tendues, notamment dans le champ des théories astronomiques et cosmologiques et de leurs interférences avec des conceptions philosophiques et théologiques traditionnelles. L’attitude de Bellarmin à l’égard de Galilée a souvent été citée à ce propos. Une étude précise montre qu’il ne s’est pas agi d’affrontements entre blocs homogènes : philosophes traditionnels et scientifiques innovants. La condamnation de l’héliocentrisme a toutefois représenté pour les astronomes jésuites un lourd handicap les empêchant de prendre une part inventive à la conception de nouvelles hypothèses.

La botanique et la zoologie, en revanche, ne présentaient pas, aux xviie et xviiie siècles, de semblables enjeux idéologiques et doctrinaux. De nombreux missionnaires d’Asie et des Amériques recueillirent descriptions et illustrations et organisèrent des échanges de semences ou de spécimens entre les continents ; ils s’intéressèrent en particulier aux vertus médicinales en se basant sur les pratiques et les explications des populations indigènes.

Les impératifs de l’évangélisation suscitèrent l’étude d’innombrables langues asiatiques, amérindiennes et même africaines. Pour la rédaction de grammaires, dictionnaires et autres instruments linguistiques, on pouvait s’appuyer sur la tradition humaniste des études latines et grecques. Cette expertise risquait cependant de faire obstacle à l’analyse de langues construites sur de tout autres bases ou de langues purement orales et sans tradition de formalisation linguistique.

Tandis que les quatre chapitres concernant les domaines scientifiques qui viennent d’être évoqués couvrent surtout, voire exclusivement, l’époque d’avant la suppression de la Compagnie, celui consacré à l’historiographie de l’ordre se poursuit jusqu’aux deux premières décennies de notre siècle. Tout en signalant, des premières générations à nos jours, bon nombre d’ouvrages rédigés par des Jésuites ou par des critiques et des adversaires, il évalue leur qualité scientifique et souligne le développement assez récent, après tant de publications édifiantes et apologétiques ou partisanes, de recherches plus rigoureuses et de travaux entrepris par des équipes d’universitaires.

Outre qu’il aborde un domaine à peine défriché, le chapitre dédié à la psychologie est, par la force des choses, quelque peu hybride : en dépit d’une tradition d’attention à la vie intérieure et d’examen de soi, les exposés théoriques, aux frontières de la théologie morale et de la pastorale ou de la direction spirituelle, demeurent fort longtemps tributaires des traités scolastiques de anima. C’est seulement au début du xxe siècle que la psychologie expérimentale connaît de timides débuts illustrés ici par le cas de quelques Jésuites allemands.

Vivant au contact prolongé de diverses sociétés et cultures, les missionnaires jésuites peuvent-ils être considérés comme des anthropologues ? Selon les cas, leurs observations et leurs interprétations sont plus proches de la curiosité ethnographique, du projet évangélisateur ou de l’édification. Leurs écrits cependant, en particulier ceux qui n’ont pas été formatés en vue d’une publication édifiante, contiennent de précieuses informations trop souvent négligées.

VII Antijésuitisme, Lumières et suppression

L’antijésuitisme – phénomène fort diversifié dans l’espace et le temps – est, pour ainsi dire, aussi ancien que les Jésuites. Son étude n’a guère bénéficié jusqu’ici des progrès récents de l’historiographie.

Parmi bien d’autres facteurs, l’interminable « querelle des rites » (et des termes) autour de principes d’évangélisation adoptés par certains Jésuites, en particulier en Chine et aux Indes, leur valut des critiques acerbes dans le monde catholique, tant en Asie qu’en Occident.

Au siècle des Lumières, les Jésuites furent souvent considérés comme ennemis de la raison et de la liberté ; dans le cas de la France, du moins, ils prirent cependant une part non négligeable au débat des idées et entretinrent des relations d’estime avec certains philosophes.

Dans les pages consacrées à « l’époque de la suppression » et des premières étapes du rétablissement (1759-1820), il n’est pas question seulement de décisions gouvernementales ou papales et de mesures administratives mais des activités apostoliques des (ex-)Jésuites et de leur souci de maintenir l’esprit de leur vocation.

VIII Rétablissement

Dans le cadre de la réorganisation de la Compagnie réapparaissent en particulier des questions liées à l’écriture par les Jésuites de leur propre histoire : la continuité entre l’ancienne et la nouvelle Compagnie, le rôle du travail de mémoire dans la définition d’un nouveau projet, la gestion des archives anciennes et l’édition scientifique des sources.

Au terme de ce long et passionnant itinéraire, un des trois collaborateurs identifiés comme jésuites (B. Vermander) propose une brève mais éclairante analyse de la situation actuelle de la Compagnie de Jésus (les directives des dernières Congrégations Générales, la démographie, la formation et les études, la collaboration avec les laïcs) avant d’identifier quelques-unes des orientations apostoliques qui se dessinent aujourd’hui.

* * *

Richesse et précision des analyses, multiplicité des perspectives, recours aux méthodes et points de vue d’un grand nombre de disciplines complémentaires, abondance de la documentation (les notes et la bibliographie occupent souvent un tiers de l’espace et davantage) : le lecteur cultivé et même le spécialiste seront comblés. On ne peut en revanche qu’être frappé par la place prépondérante accordée aux deux premiers siècles de l’histoire de la Compagnie. Les étapes conduisant à la suppression puis celles du progressif rétablissement reçoivent également un traitement substantiel – préparé par de nombreuses recherches et publications à l’occasion du bicentenaire de la « refondation » (1814-2014). En revanche, les deux siècles de la « nouvelle » Compagnie font l’objet d’un traitement bien plus sommaire. Est-ce le manque de recul au regard de l’historien ? L’accès restreint aux archives ? Serait-ce l’esprit moins aventureux ou moins créatif de ces deux derniers siècles ? Les « nouveaux » Jésuites feraient-ils moins rêver ?

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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