Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Chemins de miséricorde. M. Rouillé d’Orfeuil, Sacrifice. B. Piettre et F. Vouga, La Dette

Jean Radermakers s.j.

Parmi les ouvrages qui nous sont parvenus récemment, nous en épinglons deux qui touchent de près la réalité de la miséricorde. L’un parle de la notion de sacrifice1, et l’autre est consacré à une analyse précise du concept de dette en rapport avec « la remise des dettes »2, expression utilisée dans le texte évangélique du Pater, et que la traduction française a rendue par « pardon d’offenses ».

Le sacrifice pour la Vie

Qu’évoque pour nous le terme de sacrifice ? Matthieu Rouillé d’Orfeuil se propose d’inviter les chrétiens – et les autres – à une réflexion solide et nuancée sur ce sujet. Tant d’ambiguïtés et de représentations incohérentes traînent encore dans notre imaginaire qu’il convient d’y faire le ménage. Prêtre du diocèse de Fréjus et directeur au séminaire français de Rome, l’auteur a choisi pour ce faire un chemin réflexif différent de celui des théologiens qui partent plutôt de l’Écriture. En effet, les raisonnements théologiques se basent généralement sur une analyse du livre du Lévitique et de sa réinterprétation dans la Lettre aux Hébreux, notamment à travers le commentaire qu’en fait saint Thomas d’Aquin3. Notre auteur suit une autre voie, plus attirante pour l’esprit d’un moderne. Il s’efforce de plonger dans l’imaginaire de nos contemporains, nourris de Freud et de psychanalyse, pour y déceler les pièges, les erreurs ou les approximations qui s’y glissent et y générer une purification salutaire. En suivant sa réflexion pas à pas, qui chemine en dialogue avec de nombreux auteurs anciens ou contemporains, le lecteur trouvera de quoi éclairer sa pensée et préciser son langage.

M. Rouillé d’Orfeuil démarre en plaçant le lecteur face aux images horribles du film Médée de Pasolini, qui présente le cruel déroulement d’un sacrifice humain. On est ainsi immédiatement au cœur de la question : un Dieu qui nous a créés par amour nous met-il dans l’obligation de le servir en reniant notre existence et en nous livrant à la mort, afin de recevoir l’hommage et l’adoration des humains ? Peut-il y trouver plaisir ? Par ailleurs, nous entendons Jésus remettre en cause la question, à la suite des prophètes, notamment Isaïe et Osée, qui affirment, en donnant la parole à Dieu : « C’est la miséricorde que je veux, et non les sacrifices » (Mt 12,7 avec Os 6,6 ; cf. Is 1,11). Comment réagit le chrétien d’après mai 68 et comment comprend-il le « sacrifice » eucharistique auquel il participe ? « Il sent en lui plus que jamais l’exigence naturelle de s’affirmer lui-même, d’accéder à l’épanouissement de son individualité ; s’il est catholique, on lui affirme ensuite, jusqu’à lui imprimer dans l’âme, cette loi surnaturelle du “se renier soi-même”, du “prendre sa croix”, du “perdre sa vie”… » (p. 15). Et l’A. d’évoquer les relents d’une interprétation tridentine revisitée par un jansénisme coriace. A-t-on bien compris ces invitations de Jésus, et tout dolorisme est-il définitivement écarté ? Quoi qu’il en soit, l’A. ravive notre mémoire par un aperçu historique rappelant brièvement les débats et les décisions du concile de Trente, tout en constatant que tel n’est pas le champ habituel d’intérêt de nos contemporains. Il espère cependant nous éclairer en proposant des « notions anthropologiques, bibliques et catholiques de sacrifice au profit des hommes de notre temps » (p. 27).

Il entreprend d’abord de désamorcer deux conceptions erronées du sacrifice : le « faux sens du sacré » et « le sacrifice conçu comme don ». La première erreur supposerait que l’immolation d’un animal ou d’un humain constitue une « consécration » de la victime en la faisant passer dans le monde divin. L’auteur fait allusion (p. 29s) à l’étymologie comparative. Notons qu’en hébreu, offrir se dit lehaqrîb, c’est-à-dire « faire approcher (de la divinité) » ; l’holocauste, le grand sacrifice, se traduit par ‘ôlâh (montée) et les sacrifices de communion par shelâmîm (pacifications), tandis que l’acte d’immoler dérive de la racine zâbah, souvent rendue par « sacrifier ». De son côté, le grec parle de thuein (immoler, sacrifier) et le latin de sacrificare (acte de faire sacré), mais notre imaginaire est peu sensible à ces précisions. « Le sacré et la terreur qu’il contient relèvent davantage d’une représentation morbide et culpabilisante : l’homme se découvre pécheur » (p. 32) face à un juge implacable, et il a besoin d’un rite sanglant qui fascine et tout ensemble apaise. En outre, l’imaginaire confond souvent le sacré et l’impur. L’autre erreur serait de concevoir le sacrifice comme un don offert à la divinité. Mais en quoi la destruction d’un homme, ou même d’un animal de substitution, ferait-elle honneur à Dieu ou le rendrait-elle favorable ? Dès le « sacrifice » interdit à Abraham (Gn 22), la Bible, en tout cas, dénonce pareille conception de Dieu.

Il convient donc de revenir à une juste compréhension du sacrifice en étudiant son origine et son mécanisme anthropologique dans la plupart des religions. Différentes hypothèses sont alors prises en compte. Qu’en faire ? « Prendre conscience des notions archaïques, enfouies dans les profondeurs de l’âme » (p. 43) ne semble pas inutile. Freud intervient en parlant du « mythe fondateur » : « la mauvaise conscience de tout homme renvoie à une transgression fondatrice de laquelle tous les hommes sont finalement solidaires » (p. 45). L’enseignement de l’Église parle de péché originel et notre imagination est tentée d’amalgamer : immolation meurtrière et communion cannibale ! D’autres auteurs se réfèrent plus volontiers aux rites de chasse avec le repas des chasseurs, ou bien à l’institution du repas totémique où l’offrande représente réellement la divinité donnée en communion, mais ces pistes sont rapidement balayées par l’auteur, motivation à l’appui. Il examine alors le rapport du sacrifice avec la foi et il entend la question de Ricœur à Freud : « Y a-t-il dans le dynamisme affectif de la croyance religieuse de quoi surmonter son propre archaïsme ? » Et l’A. de constater que chaque croyant y est invité en conscience.

Il s’attarde encore à examiner quelques sacrifices particuliers afin d’en souligner les modalités qui pourraient évoquer l’eucharistie : le sens du sacrifice humain où un homme victime est immolé par son semblable ; le sacrifice de soi, que l’on confond souvent avec le renoncement, et qui exige une dimension constatable. Il considère enfin « le sacrifice du dieu » qui comporte un rite de transsubstantiation de la matière offerte. Finalement, il pose la question vers laquelle il nous achemine : la mort du Christ est-elle un sacrifice ? Il conclut : « la croix est un sacrifice parce que sur le calvaire s’est trouvé accompli ce que l’eucharistie signifiait en tant que sacrifice – corps livré et sang versé » (p. 80), en supposant que toute la vie du Christ exprime son intention sacrificielle.

Reste encore une question importante. Celle de l’abolition des sacrifices, non seulement en Israël par la destruction du temple, mais encore dans les autres religions qui les pratiquaient jusqu’au début de l’ère chrétienne. Ici, l’A. présente en contraste saisissant la conception de Freud annonçant la fin des religions et dénonçant la puérilité des rites et la perception profonde de la petite Thérèse de Jésus s’offrant elle-même « comme Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux du Bon Dieu » (p. 85). Il poursuit : « d’un côté un psychanalyste agnostique qui a compris tous les mécanismes morbides de la religion (…) ; de l’autre une religieuse névrosée qui trouve dans le sacrifice le chemin d’une communion lumineuse avec l’Amour véritable » (p. 86). Il s’agit, non pas d’abolir mais d’assumer le sacrifice et d’en comprendre la véritable signification. Et l’auteur de montrer qu’une société sans sacrifice est impensable ; il réfléchit à partir des éclipses de célébrations sacrificielles dans la Bible, alors qu’elles sont notées avec tant de précisions par le Lévitique. Il constate aussi le passage de la loi sacrale à la loi civile qui établit une éthique sociale. Or le sacrifice du Christ est d’un tout autre ordre, que l’auteur va déployer dans un dernier chapitre. Il rejoint alors l’Épître aux Hébreux qu’il conjugue avec l’évangile johannique. Car la clé du sacrifice de Jésus réside dans sa filiation divine qu’il assume jusqu’au bout.

Le dernier chapitre arrive enfin au « sacrifice » de la messe. Matthieu Rouillé d’Orfeuil reprend la définition d’Augustin : « Le vrai sacrifice est donc toute œuvre qui contribue à nous unir à Dieu ». Il formule ainsi la sienne : « Le sacrifice est le fait eucharistique dans lequel le Christ prêtre, vivant au-delà de la mort, se tient en présence de son Père dans sa condition charnelle (corps – livré – et sang – versé) pour signifier que sa mort est une communion » (p. 104). Et il analyse brièvement dans ce sens le rite de Paul vi. Il termine son ouvrage par une remarquable conclusion pour montrer que le sacrifice est fait pour la Vie : « Le Christ a historiquement consenti à mourir pour ressusciter ; de même le chrétien doit accomplir un certain travail pour cette vie, incommensurable avec la biologie du corps, à laquelle Dieu l’invite » (p. 119). Il termine en se demandant, avec le psalmiste : « Qu’est-ce que le bien ? ». Le bien, coïncidant avec l’être, c’est renoncer à tout pour recevoir la Vie. C’est reconnaître notre filiation divine, à accueillir en Jésus.

Lire ce livre, c’est entamer un exercice de conversion spirituelle : de l’imaginaire, du mental et du cœur. L’itinéraire choisi par l’auteur nous invite à une méditation décapante et libératrice. Avec beaucoup d’intelligence et une pédagogie accoucheuse d’esprit, il nous emmène à la découverte des racines profondes de notre foi chrétienne concernant l’Eucharistie. Il y apporte à la fois lumière et révolution en démasquant la faute commise en traitant du sacrifice eucharistique à la suite d’une analyse des sacrifices païens. Il note avec vigueur que le sacré est l’espace ou le temps assigné par l’homme à la présence divine, tandis que la sainteté est Dieu présent ; là est toute la différence.

« Remets-nous nos dettes, comme nous remettons à nos débiteurs »

Le second ouvrage touche une dimension particulière de la miséricorde, confinant au pardon. En fait, la visée des auteurs, Bernard Piettre et François Vouga, est plus vaste. En effet, après une journée de réflexion interdisciplinaire à Paris en octobre 2012 sur le thème de la dette, le philosophe patenté et l’exégète chevronné ont décidé de composer cette œuvre à quatre mains fort bien réussie afin de faire profiter un plus grand nombre de lecteurs des richesses partagées lors de cette passionnante réunion.

Ce thème de la dette intéressera la plupart des croyants qui récitent quotidiennement le Notre Père. La citation qu’en fait saint Matthieu porte en effet cette phrase : « Remets-nous nos dettes, comme nous remettons à nos débiteurs (Mt 6,9-15 ; cf. Lc 11,2-4). Notre version moderne traduit : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». On a spécifié le genre de dette dont il s’agit en y faisant émerger le pardon. C’est de cette dette que parle Jésus dans l’évangile quand il nous convie à « remettre les dettes ». Ce contexte nous a fait modifier le terme de « dette » pour passer au registre du pardon des offenses.

Bernard Piettre, professeur de philosophie en région parisienne, helléniste de renom et traducteur de Platon, a naguère signé un « Que sais-je ? » intitulé Philosophie et science du temps (1994). Il mène ici une enquête philosophique sur la nature de ce processus financier de l’endettement, qui devient catastrophique en cas de récession économique, comme c’est le cas actuellement pour plusieurs pays d’Europe. Quant à François Vouga, professeur émérite de Nouveau Testament à la haute école Béthel à Bielefeld (Allemagne), auteur d’ouvrages d’exégèse appréciés, dont Moi, Paul ! (Genève - Paris, Labor et Fides - Bayard, 2005), il étudie ce que dit l’évangile à propos du conseil de Jésus invitant à la remise de nos dettes.

« Qui paie ses dettes s’enrichit », dit le proverbe, mais l’enrichissement réel va souvent dans la poche du créancier. En fait le terme de « dette » et la réalité qu’il désigne dépassent le domaine des mécanismes de la finance et de l’économie parce qu’ils touchent les relations entre personnes. Acheter une denrée, c’est contracter une dette qui ne cesse qu’avec le paiement du prix équivalent. Ainsi, la dette est la reconnaissance d’une dépendance qui fait du débiteur un « obligé » de son créancier. On passe alors subrepticement de la dette économique à la dette morale, et le chap. 2, après un premier consacré à la gratuité demandée par le Pater, approfondit la notion de justice distributive et celle d’obligation qui en résulte. L’exégète reprend alors la parole (chap. 3) pour développer un thème évangélique familier de Luc : « la conversion de l’homme riche par la conversion de la dette » (Lc 16,1-8). Il s’agit en fait d’une interprétation de la parabole de l’intendant malhonnête (Lc 16,8-13), avec le passage de l’infidélité à une nouvelle fidélité. Le chap. 4 nous renvoie vers la philosophie sociale : dette et reconnaissance en vis-à-vis. Puis l’exégète reparaît au chap. 5 qui met en évidence la logique de la remise des dettes en développant les notions et les attitudes de générosité et de gratuité : tel est le thème de la parabole de Mt 18,21-36 mettant en scène deux débiteurs insolvables à l’intérieur du discours communautaire de l’évangéliste. Le chap. 6 pose la question cruciale : y a-t-il un au-delà de la dette ? Le philosophe vient alors traiter de la dette existentielle, non sans avoir examiné d’où vient la culpabilité ressentie par le débiteur.

L’exégète termine le livre en interprétant un passage éclairant de l’épître de Paul aux Romains : « N’ayez de dette envers personne, sinon celle de la charité » (Rm 13,8-10), avec les différentes traductions possibles. Une très belle conclusion conjointe des auteurs achève l’ouvrage. C’est en fait le résumé du chemin parcouru tout au long des pages du livre. C’est en même temps une réflexion sur le rôle relatif de l’argent dans la société humaine actuelle. Une délibération sur le capitalisme mérite d’être citée (ce sont les derniers mots du livre) :

La compréhension de la justice, du droit et de la loi qui en découle nous invite à ne pas nous contenter de rendre à chacun ce qui lui est dû, mais à être simplement sensibles à notre humanité et à l’humanité de l’autre ; à nous reconnaître et à reconnaître l’autre dans notre humanité, par-delà même toute comptabilité juridique, toute comptabilité économique, même si celles-ci sont nécessaires pour ordonner le monde. C’est ce que nous apprennent à la fois une philosophie conséquente et une lecture lucide du Nouveau Testament.

(p. 232)

Cet ouvrage mérite une lecture approfondie, répétée même, par tout lecteur intéressé par une réflexion sur l’économie en tant que fondatrice de relations et critique par rapport aux biens échangés qui caractérisent ces relations. Nul doute que la méditation de ces lectures proposées en dialogue n’agisse dans la conscience humaine des lecteurs et ne les invite à laisser passer dans leur vie et dans leurs transactions quelque chose de la générosité divine et de la gratuité que Dieu a mise au cœur de l’homme dès son entreprise créatrice. Remercions les auteurs de nous y guider par un chemin de lumière.

Conjuguons à notre tour ces deux propositions de nous revêtir de la miséricorde divine : le sacrifice de douceur qui nous est offert dans l’eucharistie et la remise des dettes dans un véritable pardon. Père, pardonne-nous nos offenses, puisque nous expérimentons dans ce pardon que c’est toi qui nous donnes d’accorder, à nos sœurs et à nos frères, la grâce de miséricorde qui y est sertie.

Notes de bas de page

  • 1 M. Rouillé d’Orfeuil, Sacrifice. Essai, Paris - Montréal, L’Harmattan, 2015, 13,5 × 21,5 cm, 136 p., 14,50 €. ISBN 978-2-343-05869-6.

  • 2 B. Piettre et F. Vouga, La Dette. Enquête philosophique, théologique et biblique sur un mécanisme paradoxal, coll. Essais bibliques 49, Genève, Labor et Fides, 2015, 15 × 22 cm, 236 p., 22 €. ISBN 978-2-8309-1574-7.

  • 3 Voir la magistrale présentation d’A. Guggenheim, Jésus Christ, grand prêtre de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance, Paris, Parole et Silence, 2004, et son article « La Loi et le pardon dans la Lettre aux Hébreux. La Lectio de Thomas d’Aquin » dans ce numéro.

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80