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Comment parlait Jésus ?

À propos de livres récents sur la Source Q

Jean Radermakers s.j.

Au siècle dernier, on s’est efforcé d’atteindre le Jésus de l’histoire derrière le Christ de la foi. Depuis une trentaine d’années, on nous inonde de livres savants visant le Jésus historique aux origines de l’Église. On s’attache à présent à la Source des évangiles, pensant retrouver ainsi au plus près les paroles du Christ au départ de sa prédication aux disciples et aux foules. Les chercheurs, en effet, se proposent de vérifier une hypothèse qui s’est progressivement, et parfois dans la controverse, imposée à leur quête : à côté de l’évangile de Marc, il devait exister une autre source des paroles de Jésus, soit en tradition orale préservée par la mémoire des premiers adhérents au « mouvement Jésus », soit déjà consignée en documents écrits. On supposait une Source de paroles, parfois appelées « logia », de Jésus, que les savants allemands nommèrent Q majuscule, de la première lettre du mot Quelle, c’est-à-dire « source »).

Le propos était clair : remonter, au delà des écrits, à la Parole vivante du Rabbi galiléen qui questionna le judaïsme de son temps et fut à l’origine d’un mouvement communautaire qui devint l’institution de l’Église du Christ. Retrouver la personne de Jésus nous parlant du sein de son milieu judéen ou galiléen, ressusciter sa voix, fût-ce en bribes ou fragments, quel rêve ! Si l’on mettait la main sur un avant-premier évangile au départ de nos quatre Mt, Mc, Lc et Jn, quelle aubaine !

Or cette aubaine semble s’avérer. En scrutant minutieusement ces quatre documents traditionnels, des chercheurs ont découvert, dès la fin du XIXe siècle1 que Mt et Lc devaient disposer de Mc et d’une autre source vraisemblablement déjà constituée, recueillant d’authentiques paroles de Jésus. Ils se sont efforcés de la reconstituer patiemment en regroupant d’une part les données biographiques concernant Jésus de Nazareth qui correspondent en gros à l’évangile de Marc, et d’autre part en rassemblant les « paroles » de Jésus que l’on retrouve çà et là dans les évangiles de Matthieu et Luc dans des contextes propres à chacun d’eux. Telle est, en très bref, l’histoire des Deux sources de la tradition synoptique, et de la quête de la Source Q.

Dans le sillage des pionniers, les chercheurs se sont multipliés, et ils ont établi un texte de base en version grecque, en retenant les 235 versets (environ 4000 mots) présents en Mt et Lc et absents de Mc. Cette reconstruction, commencée par A. von Harnack en 1907 et reprise par A. Polag en 1977 aboutit en 2000 dans la Critical Edition of Q, par J.M. Robinson, P. Hoffmann et J.S. Kloppenborg éds, Leuven, Peeters, avec une édition abrégée par les mêmes éditeurs, intitulée The Sayings Gospel Q in Greek and English, (Contributions to Biblical Exegesis and Theology, 30), Leuven, Peeters, 2001. Un texte français a été publié par F. Amsler, L’évangile inconnu. La Source des paroles de Jésus (Essais bibliques 30), Genève, Labor et Fides, 2001.

Présentons maintenant les ouvrages récents qui se sont succédé ces dernières années. J.-M. Babut, pasteur engagé dans le travail de traduction de la Bible et expert auprès de l’Alliance biblique universelle, a fait paraître un premier livre : À la recherche de la Source2. Cet ouvrage se présente comme une étude scientifique, mais les indications bibliographiques qu’il donne datent d’avant l’an 2000 pour la plupart. Il y joint une traduction française faite par lui sur l’édition de J.S Kloppenborg (The Critical Edition of Q, Philadelphia, Fortress Press, 1987) considérée comme editio princeps. Son objectif n’est pas de reconstituer l’histoire de la Source Q, mais plutôt d’en présenter le message de Jésus, d’en répertorier les destinataires, invités par lui à vivre dans le monde nouveau de Dieu. L’auteur s’interroge ensuite sur la théologie de la Source, sur la Bible qu’elle cite et sur la relation des hommes à Dieu qu’elle décrit. Il s’attache au regard qu’elle porte sur Jésus et s’étend sur sa relation avec le judaïsme avant d’en esquisser la perspective eschatologique. Enfin il rapproche la Source de l’évangile de Mc et en présente une structure. Cette étude, qui précède et ignore les discussions et les recherches qui se sont déroulées ces dernières années, demeure d’un certain intérêt.

Entre-temps, un recueil d’articles avait vu le jour, édité par D. Marguerat, E. Novelli et J.-M. Poffet3. Ce volume touchait d’abord l’état de la recherche sur le Jésus historique et par ce biais s’intéressait au judaïsme du Ier siècle de notre ère. Une des contributions, signée par l’éditeur de Q, J.S. Kloppenborg, s’interrogeait sur « l’Évangile Q et le Jésus historique » (p. 225-268). Sa conclusion était : « l’histoire de la composition de Q ne devrait pas s’embarrasser de revendications d’authenticité, ni devenir une carte de la “croissance” de la tradition de Jésus » (p. 268). La suite du recueil s’attachait aux questions de traditions chrétienne et juive, puis à la pertinence théologique de la recherche sur le Jésus historique.

Plus récemment, un nouveau recueil d’articles paraissait aux mêmes éditions4, sous la direction d’A. Dettwiler et D. Marguerat, professeurs respectivement de l’Université de Genève et de Lausanne. L’ouvrage se fait l’écho d’un enseignement consacré au NT donné aux mêmes Universités en avril-mai 2006. Eu égard au milieu francophone trop discret à ce propos, il fait le point de la recherche concernant la source Q. Le livre est introduit par les deux éditeurs, enseignants chevronnés, qui présentent l’ensemble des contributions, puis D. Marguerat détaille avec brio la genèse de la recherche tout en mentionnant les questions restées ouvertes, et en précisant en particulier qu’une reconstruction de la source Q existe, mais non une véritable édition du texte ; ce dernier est reproduit en fin de volume. Sont mis en débat : le genre littéraire de la source, soit de tradition sapientiale (J. S. Kloppenborg, Toronto), soit prophétique-apocalyptique (M. Sato, Tokyo) ; les deux auteurs reconnaissent des passerelles entre eux. J. Schlosser (Strasbourg) étudie la composition de Q en montrant l’importance de la perception christologique. T. Schmeller (Frankfurt a.Main) s’interroge sur la tradition et les destinataires de Q, en corrigeant la thèse de J. Theissen à propos des charismatiques itinérants. A.-J. Levine (Nashville, USA) examine la place de la femme dans les communautés de Q sans parvenir à la situer avec exactitude. Au chapitre des thèmes théologiques, signalons J. Verheyden (Leuven) qui étudie comment la source juge Israël et s’oblige ainsi à se placer dans le sillage de Mt et Lc. A. Dettwiler examine le rapport de Q à la Torah, et il met en relief sa réinterprétation en fonction de l’avènement du Royaume proclamé par Jésus, accomplissant la Torah d’une manière nouvelle. Finalement, quelques auteurs font état de la réception de la source Q par Mt et Lc : U. Luz (Berne) démontre que Mt déconstruit totalement Q en l’éparpillant tout au long de son évangile, alors qu’il suit de près le texte de Mc ; il semble avoir puisé sans ordre dans un recueil de paroles du Christ. Ch. Heil (Graz) de son côté met en évidence la fidélité de Lc à cette source, tant de sa séquence que de son contenu, sans s’y inféoder totalement. J. Schröler (Leipzig) conclut en proposant une synthèse théologique de Q.

N’oublions pas la bibliographie fort complète et les précieux index des textes anciens et des auteurs modernes. Bref, cet ouvrage devient fondamental pour comprendre les débats à propos de l’histoire et du contenu de la source insaisissable et des questions qu’elle pose aux chercheurs. Il nous fait avancer de façon appréciable dans une juste connaissance du document.

En cette année 2010, deux nouveaux ouvrages viennent s’inscrire dans cette problématique. J.-M. Babut d’abord reprend la plume pour publier Un tout autre christianisme. Traduction nouvelle et commentaire de la source Q5. Cette présentation commentée de la traduction française du texte est destinée à en faire connaître le contenu et la valeur. Soulignons la graphie claire et aérée. Faisant œuvre de bonne vulgarisation, il reprend en les complétant ou en les corrigeant, les données de son premier livre : texte reconstruit, genèse de la source, puis quelques passages évangéliques comparés : Jean Baptiste, tentations de Jésus, proclamation du Royaume, centurion de Capharnaüm, qualité du disciple. Il insère ici une petite « théologie » de la source avant d’examiner l’opposition à Jésus et à son message. Il termina par quelques paroles éparses, la vie en communauté, l’ecclésiologie et un bilan de sa recherche. Une bibliographie succincte complète celle de son premier ouvrage, lequel se trouve ainsi avantageusement remplacé par celui-ci, qui s’adresse à un public plus large intéressé par cette fameuse source Q. Les spécialistes et les lecteurs avertis se tourneront plus volontiers vers le recueil d’articles de Dettwiler et Marguerat recensé plus haut.

Enfin, en même temps que le précédent, et du côté catholique cette fois, une théologienne Nathalie Siffer et le théologien Denis Fricker, maîtres de conférence à la Faculté de théologie catholique de Strasbourg, se sont concertés pour publier ensemble un ouvrage d’excellente vulgarisation, assez proche de celui de Babut, et qui peut servir de manuel pratique : « Q » ou la source des paroles de Jésus6. La brève introduction résume l’histoire du document telle qu’on peut l’appréhender aujourd’hui. Les auteurs procèdent de manière claire et fort pédagogique. Ils brossent d’abord le cadre historique « de l’Évangile aux évangiles » en considérant la formation de nos quatre documents : Mt, Mc, Lc et Jn. Ils retracent alors le déroulement de la recherche concernant le problème synoptique et la reconstitution de la Source Q, en notant ses caractéristiques propres. Ils examinent ensuite comment la Source Q se situe par rapport à Jésus et quelle est la conception de Dieu qui en ressort. Ils en analysent aussi le milieu rédactionnel en dégageant sa conception théologique et en particulier sa perception ecclésiale, compte tenu de son attention à la Torah d’une part, et aux nations de l’autre. Une conclusion succincte trace un rapide bilan de la recherche, nous permettant une évaluation correcte de la Source.

Ce dernier-né en français de la série des ouvrages concernant la source des paroles du Seigneur est probablement, par son caractère synthétique et son souci pédagogique, le mieux adapté aux commençants et le plus facile à aborder par ceux qui demandent une initiation à la problématique. La bibliographie sélective en fin de volume est judicieuse et pratique.

Enfin, remarquons que la Source Q se trouve maintenant régulièrement utilisée par les commentateurs des évangiles comme un document ayant sa consistance propre7. Peut-être pouvons-nous citer, en guise de conclusion, celle des deux auteurs que nous venons de présenter. « Selon les points de vue, la Source peut-être perçue comme une barrière supplémentaire entre le Jésus historique et ce qu’en disent les évangiles ou au contraire comme une attestation de l’existence des toutes premières traditions sur Jésus. Cette dernière perspective rejoint la tendance actuelle de l’exégèse qui réserve à Q une place de choix dans la recherche sur le Jésus historique. Reste qu’il s’agit dans tous les cas d’un témoin majeur de l’extraordinaire vitalité des premières communautés de disciples de Jésus, avant même qu’elles ne se séparent définitivement du judaïsme. » (p. 202)

Notes de bas de page

  • 1 Ce modèle explicatif fut présenté par C.H. Weisse (1838), puis développé par H.J. Holtzmann (1863) et par P. Wernle (1899).

  • 2 Le sous-titre en est : Mots et thèmes de la double tradition évangélique, Paris, Cerf, 2007, 22x13, 299 p., avec encart La Source. Présentation et traduction, 32 p., 28 /. ISBN 978-2-204-08332-4.

  • 3 Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, coll. Le monde de la Bible 38) Genève, Labor et Fides, 1998, 23x15, 612 p. ISBN 2-8309-0857-0.

  • 4 La source des paroles de Jésus (Q). Aux origines du christianisme, coll. Le monde de la Bible 62, Genève, Labor et Fides, 2008, 23x15, 311 p. ISBN 978-2-8309-1341-5.

  • 5 Paris, Desclée de Brouwer, 2010, 24x15, 303 p., 28 /. ISBN 978-2-220-06171-9.

  • 6 Coll. Lire la Bible 162, Paris, Cerf, 2010, 22x14, 215 p., 20 /. ISBN 978-2-204-08388-1.

  • 7 Voir par exemple l’utilisation qu’en fait J.P. Meier dans Un certain Juif Jésus. Les données de l’histoire, Paris, Cerf, 2005.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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