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François de Sales a-t-il composé un commentaire du Cantique des Cantiques ?

Irénée Noye
Un bref commentaire du Cantique figure parmi les œuvres de saint François de Sales, depuis que Jeanne de Chantal en découvrit l’autographe quinze ans après sa mort ; elle s’étonnait qu’il n’en eût jamais parlé. Or, un petit volume anonyme de 1604 fournit un texte plus abondant, mais fort mal composé, qui en est certainement la source et qu’il s’appliqua à améliorer, mais qu’il semble impossible de lui attribuer.

Une découverte de Jeanne de Chantal

« ... L’on a trouvé dans une vieille malle, qui était inscrite vieilles quittances, une explication en forme de méditation du Cantique des Cantiques. Je pense que ce sont de ses premiers ouvrages qui s’étaient égarés, car je ne me souviens pas de lui en avoir ouï parler »1. Jeanne de Chantal, bien placée pour en garantir l’écriture, annonçait cette bonne nouvelle, le 27 avril 1637, au commandeur de Sillery qui préparait l’édition des Sermons de saint François de Sales. Ceux-ci parurent donc, suivis de la Déclaration mystique sur le Cantique des Cantiques, publiés par le couvent de la Visitation de Paris en 1643 ; le libraire Sébastien Huré les rééditait en 1645 avec la même pagination. Il mit encore en vente en 1647 la seule édition indépendante de ce commentaire du Cantique en français, dont il joignit aussi le texte à certaines éditions du Traité de l’amour de Dieu. Désormais la Déclaration mystique fit partie des Œuvres complètes de l’évêque « de Genève »2.

Malgré cette large diffusion, l’opuscule ne fut pas spécialement remarqué. L’objectif pouvait être séduisant, son originalité étant d’interpréter le petit livre biblique comme un traité méthodique de spiritualité : « Salomon, ou plutôt le Saint Esprit […] nous veut montrer par combien de degrés une âme, étant en l’oraison men-tale, peut monter à la plus haute considération de Dieu, et par quels remèdes elle se peut aider contre beaucoup d’empêchements »3. Ces trois mots (degré, empêchement, remède) structurent le commentaire qui suit verset par verset les six scènes du Cantique ; mais le résultat est quelque peu décevant, l’adjectif mystique exprimant davantage la recherche du sens caché que « la mystique » proprement dite. Un bon connaisseur de la théologie spirituelle, le carme Pierre Sérouet, émettait en 1964 des réserves sur la valeur de la Déclaration : « François n’avait jamais envisagé de publier ce petit écrit dont le caractère un peu scolaire montre qu’il n’avait pas alors, comme il l’eut magnifiquement par la suite, l’expérience des âmes et des grâces contemplatives »4.

De quand datait ce texte de François de Sales ? De sa « jeunesse sacerdotale » qui commença en décembre 1593 (Sérouet) ? De ses « premiers ouvrages » qui sont de 1597 et 1600 (Jeanne de Chantal) ? Dans l’édition d’Annecy, les Visitandines le situent, « mais sous toutes réserves », en 1602-1604. Plus récemment, Madame Mellinghoff-Bourgerie propose d’y voir l’un des « matériaux constitués en vue de la rédaction du Traité de l’amour de Dieu »5, soit entre 1608 et 1613.

Une Déclaration mystique imprimée en 1604

Un hasard nous a fait rencontrer dans un fonds privé un petit volume dont le titre Exposition mystique du Cantique des Cantiques de Salomon6 est annoncé autrement dès la page suivante : « Ami lecteur, ce petit livret intitulé La Déclaration mystique [etc.] » ; de fait, l’approbation et le privilège, datés respectivement du 30 juillet et du 16 octobre 1604, portent ces mêmes mots, et le titre courant des feuillets 29 à 105 est bien Déclaration / du Cant. des Cantiq. Ce livre rarissime n’est signalé que dans une seule bibliothèque publique française7 et semble inconnu à l’étranger. Le titre d’origine nous a rapidement conduit à la Déclaration salésienne, dont le sujet et le plan se retrouvent dans le titre complet de notre Déclaration débaptisée en Exposition […] « en laquelle est traité de la manière d’arriver à une parfaite et très haute forme d’oraison mentale. Quels empêchements y peuvent survenir. Quels remèdes nous avons pour les surmonter, et par combien et quels degrés nous pouvons y parvenir »8. Avons-nous là le texte, ou la source, ou une imitation des pages retrouvées par Jeanne de Chantal ?

En tête du volume, une « Épître » non signée apprend au lecteur qu’il s’agit d’une édition subreptice. L’éditeur, qui est peut-être l’imprimeur, explique que « ce petit livret » est tombé entre ses mains « sans nom ni aveu de son auteur » ; des amis compétents lui en ont vanté les mérites, l’assurant qu’il ne pouvait « plus long-temps frustrer les âmes dévotes de ce trésor spirituel ». S’il a changé le premier mot du titre, c’est sans doute parce que, des deux synonymes, Exposition était davantage usité pour les ouvrages d’exégèse biblique.

Pour comparer l’Exposition à la Déclaration en écartant le risque de les confondre, usons de deux sigles reflétant l’antériorité de l’imprimé de 1604 (A) sur la découverte de l’autographe en 1637 (B), sans préjuger d’une dualité d’auteur, ni de l’ancienneté des pages de François de Sales par rapport à la diffusion du livret. Avant de les confronter, sachant que les manuscrits ont disparu, faut-il s’interroger sur la fiabilité des textes ? Par deux fois, l’éditeur de A garantit ce qu’il publie : « Je le vous offre tout tel et au même équipage que je l’ai reçu », et celui de B certifie : « Le voilà tout tel qu’il est sorti de sa main et qu’il a été trouvé après son décès »9. On ne peut pourtant pas oublier les pratiques courantes en matière d’éditions subreptices ou posthumes ; on doit même se souvenir que les Entretiens du saint évêque ont attendu 1933 pour perdre les arrangements introduits en 1629. Aussi, tout en établissant les rapports entre A et B, conviendra-t-il de chercher surtout s’il y a cohérence entre le texte A (souvent suivi par B) et d’autres œuvres de François de Sales, vaste corpus que nous désignerons par C.

Deux versions d’un même ouvrage ?

Outre la conformité du plan et des divisions, le fait qu’on ne trouve pas en B trois lignes de suite qui n’aient leur équivalent (en sens et en vocabulaire) en A, tout plaide apparemment pour que l’on parle d’un unique ouvrage en deux états. Comme B est nettement plus court (d’un tiers de A), il est facile d’établir qu’il dépend de lui, et non l’inverse. B offre, en effet, un texte nettement moins archaïque : il modernise des formes moins évoluées (verrouil, enflamber, les choses dessus nommées) ou proches du latin en A (supernaturel, accidental, incipiante, très-numéreux). Sa prose évite le plus souvent les lourdeurs et les longueurs ou les répétitions qu’on lit en A.

Diffèrent-ils dans leurs citations, uniquement en français, de l’Écriture ? Dès les premiers versets, il apparaît qu’ils ne suivent pas toujours le texte de la Vulgate, pourtant obligatoire dans la version sixto-clémentine depuis 1592. L’éditeur de A prévient que l’auteur s’est « réservé la liberté d’emprunter parfois quelque chose de la phrase et traduction de la Septante » pour aider à comprendre le texte sacré ; ceci rejoint ce que François de Sales écrit dans la préface du Traité de l’amour de Dieu10, mais ne concluons pas de ces déclarations qu’elles proviennent du même auteur : ce genre de justification s’imposait à quiconque voulait obtenir l’approbation des censeurs.

B cite presque toujours le Cantique avec les mêmes termes que A. Dès le premier verset, ils suivent tous deux la Vulgate (osculo : « un baiser ») contre le pluriel qu’on lit en hébreu et en grec, mais ils n’en retiennent pas ubera et traduisent « tes amours », se conformant (à juste titre, puisqu’il s’agit de l’époux) au texte hébreu signalé par plusieurs commentaires parus à leur époque11 ; or, François de Sales, qui reprend dans ses œuvres au moins douze fois ce verset, traduit toujours « tes mamelles ». Au second verset, A compare le nom de l’aimé au vin répandu, traduction que la Bible d’Arias Montanus favorisait en conformité avec l’hébreu et la Septante, tandis que B porte parfum répandu, et que C met huile, onguent ou baume, pour traduire oleum de la Vulgate. En Ct 7,9, A et B s’accordent sur « le vin à savourer », tandis que C écrit constamment « à ruminer ». Diverses autres observations, sans permettre de dire si A et B suivent telle ou telle édition française de la Bible, montrent du moins que B reprend presque toujours la traduction de A, qu’il devait avoir sous les yeux en résumant son commentaire, alors que C s’en éloigne souvent, donnant diverses traductions pour un même mot.

L’étude du vocabulaire apporterait-elle des résultats plus concluants ? Nous trouvons en A plusieurs termes qui ne se trouvent ni en B ni en C : empestrement, affolir, lavures, grèves (pour femora), coiement (pour paisiblement), entreparleurs. Leur absence en B relève sans doute d’un effort de modernisation du texte A ; mais puisque l’on compte en C plus d’une centaine de mots ignorés des dictionnaires12, le petit contingent propre à A n’impose pas d’y voir le fait d’un auteur différent. Cependant quelques expressions font problème. Au lieu de la traduction peu heureuse de Ct 5,1 « le rayon de miel mangé avec du miel même » (A et B), François de Sales emploie ordinairement le mot technique bornal (qu’il explique en TAD, VI, 2). En Ct 1,7, pour A et B les bergers figurent le Dieu trine et unique, « trois paissants en un pasteur », formule qu’on ne retrouve pas en C. Les nombreux dilecta mea et amica mea, toujours rendus en A par m’amie13, sont constamment traduits en B par ma bienaymée ; de même, dans les quelques cas où l’épouse en A dit mon ami, B évite cette expression et met bienaymé ; or, en C on ne trouve jamais m’amie (une fois mon amie, deux fois ma mie, souvent ma bienaimée) ; François de Sales s’en est expliqué : « le nom d’ami étant dit en commun [= en public, et c’est le cas pour les scènes du Cantique] n’est pas grand chose, mais étant dit à part, en secret, à l’oreille, il veut dire merveilles »14.

Pour l’interprétation des images, identique en A et en B, la distance est souvent grande entre A et C. Les trous de la pierre (Ct 2,14) signifient selon A les difficultés qui arrêtent l’âme au cours des exercices spirituels, mais C en neuf passages différents leur donne une valeur positive, soit la retraite qui protège les religieuses, soit les plaies du Sauveur. Le lit qui participe de la beauté de l’époux (Ct 1,15) désigne selon A notre corps (car sur Ct 3,1 « les corps humains sont les lits de nous autres âmes ») ; l’image sert également à propos de « la chair » du Christ « qui est comme le lit de la divinité et de l’âme » (sur Ct 3,7) ; cette interprétation lit = corps, traditionnelle depuis le pseudo-Cassiodore et Bède et reprise par saint Bernard, est étrangère à C : quand François de Sales cite Ct 1,15, deux fois il en omet « le lit florissant », et trois fois il l’utilise pour désigner, non pas le corps, mais l’âme. Le personnage de la mère est évoqué sept fois dans le Cantique ; en A, le mot est glosé quatre fois en « la nature humaine ma mère », for-mule qui s’éclaire par d’autres emplois de mère au sens de « source » ou « cause »15 ; B retient cette glose, mais elle est inconnue en C, qui sur le seul Ct 1,15 commenté dix fois n’y évoque jamais la nature humaine16.

De telles divergences entre A et C sur leur traduction du poème, sur leur vocabulaire ou sur le sens donné à certaines images, suffisent-elles pour que l’on refuse d’attribuer A à François de Sales, lui qui en a bien tiré la version B ? Il faudrait, en contrepartie, dresser la liste de leurs convergences ; elles sont nombreuses, d’abord parce que bien des interprétations découlent assez naturellement du texte biblique : le désert ou la colombe ne font pas mystère ; « le temps d’émonder les arbres » suggère, au plan spirituel, « couper et ôter les superfluités vicieuses » (A) ou « le retranchement des superfluités mondaines » (C)17. D’autres « similitudes » sont moins transparentes, tel le chevreuil, les renardeaux ou le vent du midi ; si l’interprétation de quelques-unes est identique en A et en C, cela impliquerait-il une identité d’auteur ? Mais elles figurent pratiquement toutes chez l’un ou l’autre des commentateurs anciens, saint Bernard ou Nicolas de Lyre, ou moins anciens, tels Gerson ou Briçonnet ; ni A ni C ne sont vraiment originaux sur ce point ; ils peuvent converger sans être d’un même écrivain.

Et si A était bien de François de Sales ?

Pour lever l’incertitude, supposons plutôt le problème résolu en admettant provisoirement l’opinion prudemment énoncée vers 1810 par le donateur de l’exemplaire de Versailles, le pasteur A. Maulvault, qui y voyait « comme la première rédaction, […] comme le premier jet de la pensée de saint François de Sales ». Mais alors les difficultés surgissent : si François de Sales est l’auteur de la Déclaration mystique imprimée en 1604, comment expliquer qu’il ne l’ait jamais citée par la suite ? Qu’il n’ait jamais fait allusion à sa publication anonyme et subreptice ? Que, surtout, écrivant si souvent au sujet de l’oraison, il n’ait jamais prôné comme en A le Cantique comme guide assuré ? Qu’il n’ait jamais mentionné les six degrés, pour eux-mêmes ou scandés par les cinq empêchements et les cinq remèdes ? Le même qui en A, à propos de la litière de Salomon (Ct 3,7-9), en tire un bel éloge de la croix, n’utilisait pas ces versets bibliques dans la Défense de l’estendart de la sainte croix qu’il publiait en 1600 contre les réformés. Le même qui, dès le début de l’Introduction à la vie dévote (I, c. 5), affirme « la nécessité d’un conducteur pour entrer et faire progrès en la dévotion » l’a donc ignorée auparavant, se bornant à donner comme remède « à toute âme étant lasse de méditer » : « deviser et discourir de Dieu avec d’autres personnes » (quatrième empêchement, A, ff. 80-81). Le même, qui à huit reprises en A souligne le caractère méritoire des actions saintes ou des épreuves acceptées, semble éviter, dans tout le reste de son œuvre, cet aspect de l’exercice des vertus18.

En tout cas, ce François, auteur de A et son propre correcteur en B, ne tentera plus une explication systématique du Cantique, ne fût-ce que d’un ensemble de quelques versets. Certes, dans le corpus de ses œuvres, il cite des centaines de fois ce livre « de Salomon », il en applique telle ou telle figure ou en explique quelques mots en illustration de divers sujets : c’est toujours pour célébrer l’amour de Dieu ou l’amour pour Dieu, et en consonance avec la valeur poétique de ces chants. En A, au contraire, il fait subir au poème une lourde contrainte : tous les versets doivent s’appliquer à la thèse qu’il a ainsi formulée : « L’oraison men-tale est le sujet de ce livre mystiquement déclaré »19, et toutes les figures sont interprétées en fonction du même but. S’étant obligé à garder l’ordre des versets, il doit parfois modifier le scénario. Au « troisième degré » où, « après avoir considéré Dieu ès choses sensibles et ès spirituelles », il faut « que l’âme se mette à le considérer en soi-même », le long poème (Ct 4,1-15) par lequel l’Époux célèbre les charmes de l’Épouse est mis dans la bouche de celle ci : elle énumère les efforts qu’elle fera sur ses propres intentions, ses affections, ses sens etc. (représentés par ses yeux, ses cheveux, ses dents et ainsi de suite), pour que Dieu puisse lui adresser autant de compliments ; la fervente admiration que prodiguait le bien-aimé est devenue une série de résolutions. Cette inversion des rôles provient peut-être d’un commentaire à qui notre supposé « unique auteur » l’a empruntée pour écrire A, et maintenue en B, mais en C il ne l’a jamais reprise.

Il est gêné, également, par l’intensité de l’amour qui se traduit très tôt dans le Cantique : langueur d’amour (2,5), sommeil de l’épouse (3,5), ivresse (5,1). Il a bien prévenu qu’il y a « un grand empestrement [difficulté inextricable] si avec l’oraison mentale on confond l’extase et le ravissement », « qui non toujours mais quelques fois seulement suivent l’oraison mentale » (f. 21), mais il mentionne ces effets extraordinaires dès les trois premiers degrés de l’oraison, comme si le poème, chantant les ferveurs de l’amour, en décrivait méthodiquement les étapes. En B, il atténue fortement leur expression ; en C, ils ne sont jamais traités pour les débuts dans la vie spirituelle.

L’auteur qui s’est montré habile pour introduire à ses Controverses (1595-1596) et à la Défense de l’estendart de la sainte croix (1600) a donné en A une préface fort mal composée : quand il veut définir l’oraison mentale, il en exclut la prière de demande, puis il la réintroduit peu après, pour qu’entre méditation et contemplation elle corresponde à l’espérance entre foi et charité ; un peu plus loin, la distinction qu’il établit entre oraison mentale et dévotion se complique par l’évocation des goûts spirituels et finalement celle du ravissement. Par deux fois, il reconnaît avoir dévié : « mais retournons à notre propos » (f. 21v°) ; « Bref, retournant là d’où nous sommes partis… » (f. 25v°). Précisément, son point de départ pourrait nous éclairer de façon décisive, si nous confrontons aux premières pages de A les premières lignes de B, en mettant en relief par l’italique les seuls mots communs :

A, ff. 9r°-11r° : « il y a deux sortes d’union que durant cette vie l’âme peut faire avec Dieu, l’une par grâce, l’autre par dévotion. Ceux-là s’unissent à Dieu par grâce, qui sortant du péché mortel se justifient par la pénitence ; et les autres s’unissent par dévotion, qui étant déjà en grâce cheminent plus avant, et par le moyen des exercices spirituels se rendent plus bouillants et plus échauffés. La première de ces deux unions finit là où commence la seconde, et la seconde commence là où finit la première. La fin de la première est de se faire justes, et la fin de la seconde est de se faire dévots : celle-là est le chemin d’innocence, et celle-ci de spiritualité. Et outre ce, les moyens pour maintenir en l’une la grâce et en l’autre la dévotion sont tellement divers et différents, qu’à celle-là sert principalement la mortification du corps, et à celle-ci sur toute autre chose sert l’oraison mentale.

Salomon en son Cantique des Cantiques ne parle point de la première sorte d’union, qui se fait par grâce, mais il la suppose comme prétendant l’avoir suffisamment enseignée en ses livres précédents : c’est à savoir comme l’âme laissant le péché doit par justification s’unir à Dieu, mais ici il monte bien plus haut, et discourt mystiquement des choses desquelles l’âme déjà innocente peut par la voie des exercices spirituels s’unir et maintenir unie à Dieu par le moyen de la dévotion. Et qu’il ne soit ainsi en ce traité, il ne marie pas la bergère avec le berger, mais présupposant qu’ils soient déjà mariés, il représente les très chastes amours de leur mariage, et décrit comment l’épouse avec soin et sollicitude recherche, et avec joie et contentement jouit des baisers et embrassements de son époux : ce qui se fait en la vie spirituelle comme nous avons dit, principalement avec l’oraison mentale.

Partant pour nous résoudre nous dirons que l’oraison mentale est le sujet de ce livre du Cantique des Cantiques mystiquement déclaré. Et combien que nous sachions que quelques-uns par l’oraison mentale n’entendent autre chose que demander à Dieu ses grâces avec le cœur seulement et sans parler, si est-ce que nous ne pouvons en ce sens prendre l’oraison mentale, comme nous dirons ci-après ; encore moins par l’oraison mentale entendons-nous toute autre sorte d’élévation de l’âme à Dieu, mais celle-là seulement qui est considération des choses de Dieu, et de Dieu même, encore qu’en la faisant entendre on ne lui demande aucune grâce.

B, p. 11 : « il y a deux sortes d’unions de l’âme avec Dieu en ce monde : la première par grâce, et laquelle se fait dans le baptême ou par le moyen de la pénitence ; et la seconde par dévotion, et celle-ci se fait par le moyen des exercices spirituels. Salomon, prétendant avoir suffisamment enseigné la première sorte d’union dans ses autres livres, n’enseigne que la seconde ès Cantiques, où il présuppose que l’Épouse, qui est l’âme dévote, soit déjà mariée avec le divin Époux, et représente les saints et chastes amours de leur mariage qui se font par l’oraison mentale, qui n’est autre chose que la considération de Dieu et des choses divines.

On aura remarqué en A ces verbes (se justifie, se rendent, se faire justes…) qui semblent attribuer à l’homme sa justification ; l’auteur des grands traités et des lettres que l’on admire en C aurait donc présenté la grâce comme dépassée par la dévotion, ce qui ferait naître une catégorie particulière de chrétiens. La suite du petit livre ne confirme pas ces maladresses, on y lit même une page très juste sur la coopération de l’âme à la grâce prévenante (A, f. 72 ; cf. B, p. 26 début) ; mais peut-on attribuer à François de Sales, même théologien débutant, une entrée en matière aussi discutable et, de plus, littérairement aussi faible ?

Par ailleurs, deux légères divergences entre A et B nous éclairent sur la transmission des textes et apportent un argument décisif. Il s’agit de deux passages peu intelligibles en B, mais très clairs en A20. En B, qui est de la main de François de Sales, p. 23, il s’agit de fixer l’attention sur les choses spirituelles et notamment de penser aux anges : « Je me suis résolue de voir si en eux je trouverais la considération de Dieu plus fermée », alors que A donne : « … la considération de Dieu plus ferme et moins distraite » (f. 57r°, confirmé par « plus stable » au feuillet suivant). Autre cas similaire, B, p. 35 expose les avantages de la solitude : « Premièrement on se réveille mieux à l’examen de la conscience », abrégeant la phrase de A : « Premièrement en la solitude l’âme se recueille mieux à faire l’examen de sa conscience et à revoir ses comptes à part soi ». S’il était l’auteur de A, François de Sales, en écrivant lui-même sa version brève B, aurait corrompu son propre texte ! Ajoutant cet argument aux nombreuses divergences entre A et C, nous concluons donc qu’il n’est pas l’auteur de A. Il faut même ajouter qu’il ne l’a pas lu dans l’imprimé A qui fournissait le texte correct : puisque l’éditeur disposait d’une copie anonyme (et par endroits fautive, comme on le constate par quelques leçons corrigées en B), il est naturel de penser que François a eu en mains une autre copie, entachée celle-là des deux erreurs provenant de fautes de lecture.

Peut-on situer l’auteur de l’imprimé de 1604 ?

La Ligue avait pris fin en 1594, mais notre écrivain en conserve l’esprit combatif : son insistance sur le mérite semble relever à la fois de la place faite à celui-ci dans les débats du concile de Trente, et du volontarisme hérité de la devotio moderna. Il exclut nettement les Réformés du bénéfice de la rédemption, car le Christ « ne nous mène point à la gloire sinon par le moyen de son propre sang, et tout cela non pour autre chose que pour l’amour des âmes qui dedans l’Église Romaine jouissent du fruit de la croix » (f. 63v°) ; François de Sales écrit simplement : « Tout cela pour les âmes de l’Église » (B, p. 25).

L’auteur de A sait trouver parfois une formule heureuse (ainsi « la détruisante force d’amour », f. 94r°), mais il utilise aussi des ellipses peu claires (« courir avec le penser arrière », f. 33v°, c’est-à-dire sans penser à ce qu’on laisse). Il ne redoute pas le vocabulaire des écoles de son temps (l’appréhensive et l’appétitive etc.), mais il paraît moins à l’aise avec celui de la théologie : on l’a vu ci-dessus à propos de la grâce, on le constate de même quand il invite à louer l’humanité de Jésus, « chair » assurée contre toute tentation « par sa nature » ; B rectifie : « par l’union hypostatique »21. L’anonyme a sans doute puisé chez plusieurs écrivains ses vues sur l’ascension spirituelle ; découvrira-t-on un jour celui dont il se serait davantage inspiré ? Hors son plan original, la plupart de ses affirmations se rencontrent déjà dans des commentateurs antérieurs ; ainsi de la dévotion « qui rend prompts à toutes les choses qui appartiennent au service de Dieu » (f. 16) ; cette note de promptitude, qui est fortement soulignée par François de Sales, est classique depuis Thomas d’Aquin, sinon avant lui. Classique également, la complaisance qui accompagne la contemplation (f. 11v°), thème cher à saint Bernard et longuement développé dans le Traité de l’amour de Dieu.

Dans l’Épître au lecteur (que B n’a pas connue), l’éditeur paraît situer l’opuscule dans le courant de la mystique abstraite : selon lui, l’exercice de l’oraison mentale peut amener « jusques à la vraie et essentielle connaissance de Dieu » ; mais le texte lui-même se borne à « la considération de Dieu seul en lui-même », l’âme demeurant « absorbée et unie à Dieu par une très parfaite et très grande dévotion » (f. 99 v°). A est donc fort loin du néantisme eckhartien ou de la disparition de toute vie notionnelle que recherchait au même moment Benoît de Canfeld. Quand, pour faire « échec aux louanges humaines », A propose « que l’âme considère Dieu en elle-même », il n’enseigne pas qu’elle ait à le trouver dans son « fond essentiel » comme disaient Ruusbroec ou Louis de Blois, mais que l’âme étudie « comment elle se doit accommoder et orner elle-même et toutes ses parties afin de plaire à Dieu » (f. 65r°). A serait dans la ligne de Thérèse d’Avila et des apôtres espagnols de l’oraison mentale, peu favorables à la « vie suréminente », mais il n’a ni leur compétence, ni la hauteur de leurs vues, lui dont les conseils ne dépassent pas le domaine de l’ascèse.

Mais pourquoi l’autographe de François de Sales ?

Quel intérêt une copie du texte A, encore inédit, pouvait-elle présenter pour François de Sales vers 1602-1603 ? Nous pensons que l’abrégé qu’il en fait n’est pas une documentation en vue d’une œuvre à venir : la forme très acceptable qu’il lui donne et l’exhortation qui le conclut (B, p. 39) indiquent qu’il est rédigé de manière à être lu. Puisqu’on connaît la période qui vit circuler des copies de ce texte A, il est permis de rechercher si des opportunités ont pu conduire à la rédaction de la version B.

Vers 1600, avec la pacification religieuse obtenue par l’édit de Nantes, le renouveau catholique pouvait se préparer et déjà s’exprimer en divers cercles. À Paris, l’un de ceux-ci réunissait autour de Madame Acarie des tenants de la mystique rhéno-flamande aussi bien que des pasteurs ou théologiens plus classiques ; personnellement, la future carmélite mettait en garde contre les illusions qui menacent les prétendants à la contemplation « suressentielle » ; en revanche, pour réaliser en France la même œuvre de propagation de l’oraison que Thérèse d’Avila en Espagne par ses couvents, elle travaillait déjà à faire venir des carmélites espagnoles, que son cousin Pierre de Bérulle introduira dès 1604. Or, de janvier à septembre 1602, François de Sales séjourne à Paris et rencontre fréquemment Madame Acarie et son entourage.

Risquons des hypothèses. En 1602, la Déclaration mystique du Cantique, version A, circule vraisemblablement déjà en manuscrit ; un milieu spirituel aussi connu que les Acarie dans le Paris religieux d’alors a toutes chances de prendre connaissance d’une des copies. Mais les défauts du texte sont notables, et si l’on veut qu’il atteigne son but, il a besoin de retouches drastiques ; la promotion de l’oraison mérite bien cet effort. On aurait demandé ce travail à François de Sales, connu pour ses précédents livres. Ou bien la démarche serait-elle venue de quelque autre relation de ce dernier ? Ou d’un autre groupe fervent attiré par la vie d’oraison ? Ou bien l’auteur inconnu aurait-il soumis lui-même son texte à François qui, sans prendre à son compte l’écrit original, aurait accepté de le rendre lisible ? Puisqu’il n’est en cela qu’un réviseur, on ne peut compter sa Déclaration autographe comme une de ses œuvres. Lui-même, retourné en Savoie, devenu évêque, écrira personnellement tellement mieux. Pendant ce temps, à Paris un imprimeur, sans lien aucun avec les personnes impliquées dans cette refonte, est en possession d’une des copies antérieures et publie l’Exposition mystique (1604), qui demeure anonyme. Mais cette publication de l’écrit mal composé rendait inutile, voire impossible, la diffusion du texte amélioré ; d’où le silence de François de Sales lui-même à son sujet.

Notes de bas de page

  • 1 Jeanne de Chantal, Correspondance, édition critique M.-P. Burns vsm, Paris, Cerf, 1993, t. v, p. 311-312. Nous modernisons toutes les citations.

  • 2 On la trouve aux p. 10-39 du t. xxvi, Opuscules (1932) de l’édition d’Annecy des Œuvres de saint François de Sales.

  • 3 Déclaration, préface, p. 14.

  • 4 Dictionnaire de spiritualité, t. v, col. 1073. Cf. l’article « Saint François de Sales et les mystiques », dans Revue d’ascétique et de mystique 24 (1948) 228229, où A. Livima était encore plus sévère.

  • 5 Mellinghoff-Bourgerie V., François de Sales (1567-1622). Un homme de lettres spirituelles, Genève, Droz, 1999, p. 108 n. Le Traité sera désormais indiqué TAD.

  • 6 « À Paris, chez Eustache Foucault, rue s. Jaques, à la Coquille. 1604 ». In-16 de 105 feuillets, orné de sept gravures de C. de Mallery (saintes Marie Madeleine, Brigitte, Scholastique, Claire, Catherine de Sienne et Thérèse de Jésus ; il y manque le f. 8, vraisemblablement une gravure représentant la Vierge Marie).

  • 7 Bibliothèque municipale de Versailles, fonds Fénelon. Nous devons sa localisation à l’amabilité des rédacteurs des Nouvelles du Livre Ancien. Cet exemplaire est en tout semblable à celui que nous avons eu entre les mains, si ce n’est qu’un amateur l’a jadis privé des gravures, supprimant donc les textes qui étaient au verso. Nous y avons appris, par une note de la page de garde, que le donateur avait déjà perçu la parenté que nous étions en train d’étudier entre cet imprimé et la Déclaration salésienne.

  • 8 En page de titre.

  • 9 En A, ff. 2r° et 7v° ; B, p. 10.

  • 10 A, f. 7v° ; TAD, Annecy, t. 4, p. 9.

  • 11 Les nombreuses éditions de Biblia sacra cum glossa ordinaria (Paris, 1590 et autres) contiennent les notes critiques de Nicolas de lyre ; Gilbert Genebrard, dont François de Sales avait suivi les cours à Paris, publia en 1570 et 1585 un commentaire en latin du Cantique, appuyé sur les écrits de trois rabbins ; Franciscus junius (du Jon) présentait aussi les variantes dans Testamenti veteris Biblia sacra, Genève, 1590.

  • 12 Lemaire H., Lexique [des mots rares] des Œuvres complètes de François de Sales, Paris, Nizet, 1975, p. 11-13.

  • 13 Sauf en Ct 8,4 où l’époux parlant d’elle à d’autres dit « ma bien-aimée ».

  • 14 TAD, v, 1, Annecy, t. 4, p. 305.

  • 15 Mère « se dit des causes morales » (Furetière) et signifie « cause, origine, lieu qui produit » (Littré, 16°) ; François de Sales l’emploie aussi en ce sens. Les savants commentaires de l’époque (Sotomayor en 1599, Martin del Rio en 1604, Ghislieri en 1609) indiquent que l’expression nature mère se trouve chez Athanase, Grégoire de Nazianze, Augustin et saint Thomas.

  • 16 Lemaire H., Les images chez saint François de Sales, Paris, Nizet, 1962, p. 300, ne donne pour ce sens de mère pas d’autre référence que B.

  • 17 A, f. 53r° ; Introduction à la vie dévote, iii, c. 40.

  • 18 Au livre iii de l’Introduction…, seize courts chapitres « touchant l’exercice des vertus » ne font aucune mention du mérite : on les pratique « pour l’amour de Dieu ».

  • 19 A, ff. 10v° et 22r° ; cf. B, p. 13.

  • 20 Nous soulignons les mots à comparer.

  • 21 A, f. 62v° ; B, p. 24.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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