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Henri de Lubac. L'oeuvre organique d'une vie (à suivre)

Hans Urs von Balthasar

Henri de Lubac.
L’œuvre organique d’une vie

I. — Présentation

Devant la quarantaine de volumes publiés par le P. de Lubac, avec leurs quelque dix mille pages et leurs centaines de milliers de références, sans parler de nombreux articles et travaux de moindre étendue, on peut éprouver d’abord le sentiment d’approcher d’une forêt touffue[1]. On imaginerait difficilement une telle diversité de thèmes ; le regard du chercheur semble parcourir sans peine l’ensemble de la théologie et même de l’histoire de la pensée, où ne lui échappent point les plus menues particularités : tel traité sans notoriété d’un auteur du haut moyen âge, telle recension repérée dans quelque périodique peu connu. Cependant, pour qui se plonge dans les ouvrages majeurs et se familiarise avec eux, l’enchevêtrement de cette végétation s’ordonne en un tout organique[2]. Non pas selon la systématique d’un manuel de théologie, mais bien comme l’heureux résultat d’une entreprise qui tend à présenter à l’homme d’aujourd’hui l’esprit du christianisme dans sa catholicité, cela de manière que ce dernier, considéré en lui-même et dans son développement historique, impose sa crédibilité jusque dans le dialogue avec les formes principales d’autres interprétations du monde – davantage : s’affirme comme l’unique solution plénière (« catholique ») du problème de l’existence.

La hauteur de la vision donne la mesure de la vigueur avec laquelle l’élan de la pensée se fait sentir dans l’ensemble de l’œuvre – depuis la synthèse hardiment construite dans Catholicisme jusqu’à l’étude de l’écrivain bientôt octogénaire sur Pic de la Mirandole. Cet élan gagne irrésistiblement le lecteur pour peu que celui-ci soit bien disposé. Pareille élévation explique la sûreté du jugement historique, jugement que n’influencent ni de puissants mouvements intellectuels ni le prestige de hautes personnalités et qui, sous la courtoisie et la modération des expressions, sait prendre nettement ses distances. Cette élévation rend compte aussi de certains traits des écrits plus récents, auxquels on a reproché une note de déception ou de pessimisme devant ce qui se passe de nos jours dans l’Église ; ces traits ne tiennent qu’à la fermeté avec laquelle l’auteur reste fidèle à l’idée de l’authentique catholicité qui l’a dirigé dès le principe. Pas question en effet qu’il ait gardé de l’amertume de la longue période durant laquelle, à cause de son Surnaturel (1946), il fut l’objet de suspicions au sein de l’Église – pas plus que ce ne fut le cas chez son ami Teilhard de Chardin, que des griefs analogues atteignirent non certes sans l’affecter mais sans entamer son courage. Assurément le P. de Lubac aura fait sien le mot de Proudhon : « Il faut que je souffre un peu, et que je sente l’infortune de temps en temps. Cela me redresse, me retrempe et me fait du bien » (cité dans Proudhon 56). Sans doute n’est-ce point par hasard qu’il cite également une parole de Teilhard : « Si vous saviez comme c’est amer de plier, quand on n’a pas l’évidence intérieure qu’il est bon de plier, – et qu’on craint malgré tout, en le faisant, d’être infidèle au vrai courage et au vrai renoncement ! » (cité dans Prière 82). Ce n’est d’ailleurs pas à ces traverses et à la victoire remportée en les surmontant que notre recherche va s’attacher ; elle aura plutôt pour objet les grandes options spirituelles du maître, qui ont déterminé son œuvre et le choix de ses thèmes, et auxquelles seule la volonté de servir ses visions objectives pouvait donner un poids décisif : « S’il est un sujet où la netteté du jugement s’impose, c’est celui des grandes options spirituelles » (Rencontre 282).

Un tel jugement, si personnel, si éminemment engagé, on peut le déceler en tous ses écrits – et jusque dans la sélection des ouvrages dont il a fait la recension – ; on le décèle même et précisément quand, au lieu de faire entendre sa propre voix, il préfère – c’est presque toujours le cas – emprunter avec sa modestie légendaire celle de la grande tradition ecclésiale pour exprimer sa pensée. C’est à peu près ce qu’on lit dans la préface de Catholicisme : « Si les citations s’accumulent..., c’est que nous avons désiré procéder de la façon la plus impersonnelle, puisant surtout dans le trésor trop peu exploité des Pères de l’Église » (Cath 13).

Cependant il est aisé de dégager du réseau des citations l’intention de l’écrivain, surtout si l’on prête attention aux critiques et correctifs qu’il apporte aux textes invoqués – un peu comme on saisit l’intention d’un auteur dramatique en écoutant le chœur formé par les voix de ses personnages.

Si nous tentons de rejoindre les options fondamentales du P. de Lubac, un regard jeté sur sa bibliographie, à titre de première approche, nous révèle ce fait surprenant : les thèmes les plus importants qu’il a traités émergent et mûrissent beaucoup plus tôt que ne le donne à penser la date des ouvrages achevés : dès 1926 il s’occupe de mystique, mais sa publication classique sur le sujet paraît en 1965 ; en 1931 commencent ses études en vue de Surnaturel, qui sera publié en 1946. Et c’est suivant un mouvement concentrique que s’assemblent les chapitres d’un livre à venir[3] ; parfois le lecteur pourra relever les traces de cette genèse. Chose plus importante : les intuitions originaires de ses ouvrages se trouvent présentes très tôt toutes ensemble, preuve qu’en réalité elles ne sont que des aspects d’une vision et d’une option ayant l’unité et la complexité d’un tout organique. Ces intuitions commandent l’élaboration d’une matière aux ramifications extrêmement riches. Le P. de Lubac pourrait dire comme Hegel : « je connais quasiment tout ce que possèdent de valable les anciens et les modernes, et l’on doit et l’on peut le connaître[4] » ; il écrit du moins, au début de son imposante Exégèse médiévale : « Nous avons lu le plus de textes possible » (ExM I 20) – cela sans que l’intuition première ait eu à se déplacer.

Nous ne nous tromperons pas en déclarant que l’intérêt qui meut le P. de Lubac est avant tout celui d’un théologien ; c’est bien ce que montrent les thèmes principaux de sa recherche. Pourtant on irait trop vite en besogne en lui reprochant, comme c’est arrivé, une insuffisance d’information philosophique. Contredisent cette supposition non seulement l’étude très poussée qu’il a consacrée à l’ensemble des philosophes français dans plusieurs de ses propres ouvrages (cf. en particulier Sur les chemins de Dieu, mais aussi Proudhon et le christianisme) et le commentaire qu’il a fait en connaisseur de la correspondance de Blondel, mais surtout sa conception de la réalité spécifique du catholicisme comme de « la religion », car cette conception implique une connaissance approfondie des autres grandes religions de l’humanité – sur lesquelles il a fait plusieurs cours – et aussi des systèmes du monde et des philosophies qui leur sont inséparablement liées. Nous aboutissons ainsi à reconnaître qu’à l’arrière-plan de ses ouvrages se trouvent et se manifestent clairement des options philosophiques profondément réfléchies.

Le premier maître livre, Catholicisme – qui donne l’allure et l’orientation de toute son œuvre – révèle une option fondamentale pour ce qui est plénitude, totalité, horizon aussi large que possible, au point que la puissance d’inclusion devienne le critère primordial de la vérité. Aussi, inversement, une de ses préoccupations majeures sera-t-elle de dénoncer les rétrécissements et les durcissements survenus dans l’ensemble de la tradition et en particulier dans la tradition ecclésiale et théologique ainsi que leurs conséquences souvent immenses et funestes. Devant le mouvement par lequel « l’humanité occidentale renie ses origines chrétiennes », il parle d’» une sorte d’immense dérive » (Drame 5) ; plus loin on lit : « L’humanisme moderne se construit... sur un ressentiment et débute par une option. On peut... l’appeler un antithéisme » (Drame 20), ce qui, chez Proudhon, se traduit en ces termes : « II ne faut pas se faire d’illusion, l’Europe est lasse d’ordre et de pensée ; elle entre dans l’ère de la force brutale, du mépris des principes et de l’orgie » (cité dans Proudhon 10). Et Proudhon de conclure (comme le P. de Lubac) : « II faut remonter aux sources, chercher le divin » (cité dans Proudhon 308).

Dans le domaine ecclésial et théologique les catastrophes manifestes ou secrètes se produisent toujours là où, pour des raisons d’apologétique, de polémique, de prétendue logique, on a quitté un point de vue total, catholique, au profit d’une position particulière, d’une anti-position. Parmi les exemples les plus importants, évoquons : l’abandon de la pensée concrète des Pères et de la haute scolastique, dominée par l’histoire du salut, au profit d’une conception rationaliste, qui conduisit en anthropologie à une séparation entre une finalité – bien délimitée – de la nature et une orientation surnaturelle (point de départ de Surnaturel) ; l’abandon d’une pensée symbolique théologiquement correcte en matière d’Eucharistie, ce qui occasionna l’accentuation unilatérale de la Présence réelle et du même coup la désintégration du mystère Église-Eucharistie (point de départ de Corpus Mysticum) ; « l’influence conjuguée, sur l’élaboration théologique au cours du moyen âge, de la logique aristotélicienne et du droit romain » (Cath 265, 271 s.), surtout en ce qui touche le traité de l’Église ; des « déviations individualistes » (Cath 266 s.) sans lesquelles « peut-être l’erreur marxiste et léniniste ne serait pas née et ne se serait pas propagée avec de si effrayants ravages » (Ph. de Régis, cité dans Cath 266 s.) ; ou encore les « anti »-positions de la Contre-réforme qui ont amené dans la théologie un rétrécissement et comme une crispation de la pensée par réflexe professionnel (Cath 273).

On pourrait s’attendre dès lors que, pour conjurer ces étroitesses néfastes, le P. de Lubac en appelle à de grands alliés[5], écrivant par exemple des monographies sur Irénée et Augustin, sur Bonaventure, Nicolas de Cues, Pascal, Möhler, Newman et d’autres. Ces alliés, il en possède une connaissance très exacte et il les cite fort à propos. Pourtant il choisit – c’est caractéristique – d’autres représentants de la pensée universelle : les grands vaincus, ceux qui furent renversés par les menées d’esprits mesquins ou par un catholicisme étriqué, pensé politiquement plutôt que spirituellement ; néanmoins ce sont eux qui en fait ont exercé ou du moins auraient pu exercer une influence profonde. L’exemple le plus notable est celui d’Origène ; le P. de Lubac ne lui a pas seulement consacré un ouvrage tout à fait central (Histoire et Esprit) et de nombreuses études comme introductions à ses écrits (dans Sources chrétiennes), mais il a retracé le destin aventureux que connurent au long des siècles son influence et sa légende (ExM I 221-304 et passim.). Un autre cas typique est celui de Teilhard de Chardin : près d’être condamné par l’Église, il dut surtout aux publications du P. de Lubac d’y échapper. De même on peut voir dans Corpus Mysticum une entreprise de réhabilitation d’auteurs qui ont été victimes d’injustices (Amalaire et d’autres). L’histoire de l’exégèse médiévale s’achève par une ample justification d’Erasme contre de multiples distorsions de ses vues profondes. Du même esprit procède l’apologie, si largement développée, de Pic de la Mirandole ; le P. de Lubac le défend contre les appréciations formulées, non sans contresens historique et en vertu de préjugés, par des historiens réputés ; fort de sa connaissance exceptionnelle de la tradition, il le resitue dans le courant de pensée dont il fut l’héritier. Sur Fénelon, ce dernier représentant illustre d’une grande spiritualité, réduit à l’impuissance par le recours à la force, le P. de Lubac avait projeté un ouvrage peut-être encore plus important ; il a remis à un confrère qui s’applique à l’étude de Fénelon les notes rassemblées à cette fin. Au même genre de travail se rattachent les commentaires de la correspondance de Blondel : ils constituent un monument à la mémoire du plus grand philosophe catholique de la France contemporaine, qui eut longtemps à souffrir mille tourments de la part de théologiens intégristes. Dans cette ligne on peut encore situer un livre singulier : Proudhon et le christianisme. Naturellement l’auteur aborde ce penseur avec la réserve et la critique nécessaires, mais en dépit des véhémences de ce révolté, il montre en lui un homme qui se dresse en réaction contre les insupportables étroitesses intégristes d’un certain catholicisme de la Restauration.

Proudhon présente le miroir à une Eglise dénaturée. Il ne s’en prend pas seulement à Feuerbarch et à Strauss (Proudhon 128 s.), aux saint-simoniens (Pr 223), à un évangile socialisé (Pr 20), mais surtout à une Église fondamentalement liée à la richesse et au luxe (Pr 85, 140 s.), pour laquelle le trône et l’autel sont inséparables (Pr 197), qui prêche l’aumône au lieu de la justice sociale (le P. de Lubac développe des exemples horrifiants ; Pr 211 ss), qui réduit le Dieu vivant à une froide « Providence » (Pr 194 ss) et chez qui la théorie du traditionalisme remplace une théologie sérieuse (Pr 106 s.). Quoi d’étonnant si en opposition à tout cela Proudhon écrit sur son drapeau les mots « Révolution et justice » et combat pour l’idée d’un Dieu qui respecte dans l’homme la dignité de l’être libre[6] ? Le P. de Lubac n’épargne pas ses critiques à Proudhon et à ses idées mais, en parlant des « vertus proudhoniennes » (Pr 53-80), il ne lui ménage point sa sympathie et il le tient pour gagnant, en fin de course, contre Marx (Pr 314 s.). Proudhon s’incline devant l’autorité suprême d’une idée morale immanente (bien qu’il la divinise ; Pr 296-301), tandis que l’homme marxiste se crée lui-même ainsi que cette idée.

L’exemple est instructif, car il montre que le P. de Lubac n’use pas de représentations simplistes en noir et blanc. Quand, dans la question de la « natura pura » (avec ce qui s’ensuit jusqu’au sécularisme moderne ; AthSens 102-103), il élève de graves objections contre l’interprétation de saint Thomas faite par Cajetan et contre Suarez, ce n’est pas sans remarquer les antécédents que cette notion trouvait chez d’autres auteurs et dans la pensée générale de l’époque, laquelle se mouvait en ce sens. Il se montre plus sévère à l’égard de savants modernes, par exemple en ce qui concerne la manière inexacte dont Pic de la Mirandole a été compris par des penseurs comme Ernst Cassirer ou Lucien Febvre (pour ne nommer que des protagonistes dans toute une légion), parce que la rigueur scientifique dont ils se réclamaient aurait dû les débarrasser de leurs œillères et qu’elle est démentie par leur ignorance de la tradition patristique et médiévale.

II. — Catholicisme

Les réflexions qui précèdent nous ont préparés à aborder le contenu de l’oeuvre du P. de Lubac. Au début se présente Catholicisme (1938), livre-programme, conçu comme une percée et qui revêtit effectivement cette signification. De ses différents chapitres naîtront comme de leur tronc les branches constituées par les principaux ouvrages publiés dans la suite. Il faut donc nous y attarder quelque peu.

Trois parties : les deux premières exposent les deux traits majeurs de la réalité catholique : 1. la dimension « sociale » (entendons : la solidarité universelle en fait de salut de l’humanité) ; 2. la dimension « historique » (la signification de la temporalité et de l’histoire). Elles sont complétées par une troisième partie, qui montre d’abord l’actualité des exposés précédents (le ch. 10, « La situation actuelle », pourrait se placer au début, comme introduction à l’ouvrage entier), puis la dialectique qui joue nécessairement entre personne et communauté (ch. 11), entre salut immanent et salut transcendant (ch. 12).

Dans la première partie l’idée de la solidarité totale est développée en quatre étapes (autant de chapitres) : 1. Puisque le plan divin de la création et de la rédemption est un et que l’humanité, en tant que créée, forme elle aussi une unité, le dessein de Dieu dans le rachat du monde en Jésus-Christ ne peut embrasser le genre humain que comme un seul tout (du coup l’auteur a pris position contre toute restriction jansénisante de la rédemption à des « élus », mais aussi contre toute espèce d’individualisme dans la conception du salut. Si l’Église s’était toujours gardée de ces déviations, sans doute n’y aurait-il pas eu de place pour le marxisme ; Cath 274). Ici l’auteur cite, pour corroborer son propos, une surabondance de textes de la grande tradition. 2. L’Église fondée par le Christ ne peut être ordonnée qu’à cette totalité de la rédemption : elle promeut l’œuvre d’unification de l’humanité, qui a été morcelée par le péché et l’égoïsme ; elle touche l’homme tout entier ; comme celui-ci, elle doit être visible et tangible en même temps qu’invisible et spirituelle ; elle est le « sacrement du Christ » dans le monde (Cath 50). 3. Cette référence à la solidarité est particulièrement accentuée dans les sacrements de l’Église : le baptême est incorporation au peuple de Dieu, la pénitence réconciliation avec ce peuple saint ; par-dessus tout, l’Eucharistie est le mystère de l’union la plus profonde entre frères. (C’est seulement quand, dans le haut moyen âge, l’accent fut déplacé de l’aspect social à la Présence réelle qu’une dévotion eucharistique individualiste prit le dessus. D’ici dérive la problématique qui occupe Corpus Mysticum, publié en 1944). Les Pères appellent « sôma typicon » le corps physique du Christ, qui par son « corps mystériel » (« corpus mysticum »), l’Eucharistie, construit son corps véritable, l’Eglise (Cath 74). Des textes liturgiques viennent confirmer ces énoncés. 4. La rédemption universelle et l’Eglise terrestre tendent à la vie éternelle, que l’Ecriture et la Tradition décrivent comme la communion dans le Dieu trinitaire : la Jérusalem céleste. L’auteur rend justice à ce que comporte de valeur permanente l’idée origénienne qui eut un si puissant écho au cours de l’histoire (et qui devait finalement être écartée) : le Christ et les bienheureux ne trouveront leur béatitude définitive que quand tout le « corps du Christ », la création rachetée, sera rassemblée dans la gloire (Cath 93-100).

La deuxième partie expose la dimension historique du catholicisme en cinq temps. Le fait qu’en Jésus-Christ Dieu est entré dans le cours de l’histoire confère un sens au déroulement de celle-ci. Cela 1. en opposition à toutes les religions non bibliques, qui ne peuvent trouver à l’histoire aucun sens par rapport au salut et ne sauraient donc, en réalité, se présenter que comme doctrines d’évasion pour l’individu (Cath 107). (Ici s’amorcent deux ensembles d’études : d’abord les dialogues avec le bouddhisme, puis les écrits qui défendent Teilhard de Chardin en montrant le caractère réellement biblique et traditionnel de son évolutionnisme et de l’orientation de celui-ci vers l’oméga de l’histoire[7].) 2. Cependant l’entrée de Dieu dans l’histoire partage celle-ci, même comme histoire du salut, en deux grandes périodes : promesse – accomplissement, Ancien Testament – Nouveau Testament. Selon saint Paul elles sont entre elles comme la « lettre » et l’» Esprit ». La transcendance de l’Esprit par rapport à la lettre constitue pour le christianisme son événement central, qui garde toujours son actualité ; elle fournit aussi, du même coup, la clé d’interprétation de l’Ecriture sainte. (Point d’attache de tous les travaux consacrés à l’exégèse théologique, du livre sur Origène, Histoire et Esprit, 1950 – ces deux mots forment le titre courant des pages 135 ss de Catholicisme –, jusqu’à l’œuvre monumentale, Exégèse médiévale, 1959-1964, avec, par manière d’épilogue, Pic de la Mirandole, 1974.)

3. Dans le ch. 7 réapparaît la problématique du ch. 2 : comment une figure limitée dans l’histoire, l’Eglise catholique, peut-elle être ordonnée au salut du monde entier ? En quel sens est-elle « de nécessité de salut » ? La grâce peut opérer au-delà de ses limites ; pourquoi donc ne point parler, pour les non-chrétiens, d’un « christianisme implicite » vécu dans « l’anonymat » (l’auteur pose la question longtemps avant le P. K. Rahner ; Cath 183) ? La réponse du P. de Lubac est nouvelle et subtile ; elle est tirée de son principe de l’orientation de l’histoire. De même que l’Ancien Testament, ainsi tous les efforts religieux de l’humanité ont contribué à leur manière et selon leur degré d’évolution à offrir la base de l’achèvement à venir. Sans doute devaient-ils être abandonnés en tant que « systèmes objectifs »[8] prétendant former un tout complet, mais dans la mesure où les tentatives préchrétiennes étaient « indispensables à l’édification du Corps du Christ, les “infidèles” doivent bénéficier à leur manière des échanges vitaux de ce Corps. Par une extension du dogme de la communion des saints, il semble donc juste de penser que, bien qu’ils ne soient pas placés eux-mêmes dans les conditions normales du salut, ils pourront néanmoins obtenir ce salut en vertu des liens mystérieux qui les unissent aux fidèles... si “l’insuffisant” suffit, c’est que le “plus” existe, et supplée » (Cath 194). Ce qui a contribué au succès de l’œuvre du Christ, ce n’est pas du pur «matériel», ce sont des êtres humains personnels; aussi ont-ils part au résultat de leurs efforts, alors même que ce résultat garde sa transcendance par rapport à ces derniers. Quand un peuple est l’objet de l’apostolat missionnaire, celui-ci vise et atteint en même temps ses ancêtres (Cath 195). Cette théorie, appuyée de textes patristiques selon la. méthode constante de l’auteur, loin de rendre superflue la mission de l’Eglise, en accentue l’exigence (bientôt, en 1946, paraîtra l’opuscule Le fondement théologique des missions). Puisque le passage de l’état de la promesse à celui de l’accomplissement est obligatoire, l’est aussi la mission de l’Eglise (comme rayonnement progressif du salut dans la croissance de l’humanité) et dès lors s’impose la responsabilité du chrétien : au lieu de l’évasion, c’est la « collaboration » qui est requise (Cath 200). Nous aurons à nous souvenir de ce chapitre quand nous chercherons à résumer en une formule la vision philosophique et théologique que le P. de Lubac se fait du monde.

4, Reste encore une question qui naît du caractère historique du Christ et de l’Eglise : pour quelle cause l’» accomplissement» est-il venu si tard? Pourquoi cette préhistoire apparemment si longue ? La réponse (au ch. 8) est double. Elle rappelle l’idée déjà signalée de la maturation de la liberté humaine au long de l’histoire, de la nécessité d’une « éducation » à la loi du Verbe (Irénée), et elle fait valoir le thème paulinien et patristique de la pédagogie divine. Et même elle donne à ce thème une portée historique universelle, qui nous oriente déjà vers les vues de Teilhard. Ici on peut, dans l’expérience humaine, accentuer aussi bien l’aspect positif que le négatif (expérience par l’homme de sa propre impuissance) : tout progrès historique reste ambigu. Mais ceci fait surgir un thème nouveau : celui de l’infaillible prédestination de l’Eglise à travers toute sa préhistoire et son histoire. « L’Eglise est prédestinée. L’Eglise, c’est-à-dire en elle tout homme et tout l’univers » (Cath 233 s.). Cette prédestination, saint Paul la proclame au terme de sa théologie de l’histoire (Rm 11), dans son hymne de jubilation « O altitudo ! ». Le sort de chacun des hommes peut bien rester indécis jusqu’au moment ultime ; «une chose est assurée : au dernier jour, l’Eglise n’entrera pas mutilée dans le Royaume » (Cath 338). Dans une remarque finale l’auteur s’élève contre l’assimilation de cette doctrine à l’apocatastase. Nul doute cependant que ce chapitre anticipe la thèse fameuse de K. Barth (Dogmatique II, 2) sur la prédestination, où un passage décisif sur l’élection de l’Eglise se situe entre l’élection du Christ et l’élection de chaque individu. On voit de nouveau (d’après Rm 11) que la phase préalable – résumée dans l’histoire d’Israël – est enveloppée dans la phase définitive : la transcendance qui vient en conclusion n’abandonne pas derrière elle ce qui l’a rendue possible, mais elle lui donne son achèvement en l’» assumant » en elle-même. 5. Ceci va être expliqué dans le dernier chapitre de la deuxième partie (ch. 9), intitulé « Catholicisme » : dans son mouvement d’expansion l’Eglise doit donner forme au monde en le « transformant » (Cath 243). Car «l’oeuvre du Créateur, si gâchée qu’elle soit par l’homme, reste cependant la préparation naturelle et nécessaire à l’œuvre du Rédempteur... Le christianisme a transfiguré l’ancien monde en l’absorbant... Enracinement nécessaire, et d’autant plus que la transcendance est plus haute. “Surnaturel” ne signifie point du tout “superficiel”...» (Cath 244). La «méthode d’immanence » est « la plus traditionnelle de toutes » (Cath 251). C’est pourquoi toute espèce de pessimisme missiologique – « l’Islam, l’Inde, le communisme sont inconvertissables » – est proprement péché d’incroyance.

Au seuil de la troisième partie, le ch. 10 constitue au fond l’introduction à l’ouvrage entier, car il développe le programme d’une théologie sans étroitesse, sans aucun « anti », assez forte et hardie pour supporter même les « tensions extrêmes » sans pourtant verser dans l’hégélianisme[9]. Puis deux chapitres de conclusion traitent de la dialectique permanente entre personne et communauté (ch. 11) et entre immanence et transcendance (ch. 12). Le fait d’accepter ces tensions, d’aller à l’extrême de leurs conséquences, permet au catholicisme de mener le dialogue d’un côté avec le bouddhisme, de l’autre avec le communisme. « L’existence socialement la plus parfaite et socialement la plus heureuse serait la chose la plus inhumaine, si elle n’était pour la vie intérieure, – tout comme celle-ci ne serait en fin de compte qu’une mystification, si elle se repliait sur elle-même dans un égoïsme raffiné» (Cath 316). Ainsi Catholicisme nous engage, d’une part, dans ce double dialogue avec les partenaires qui marquent l’histoire mondiale et, d’autre part, dans l’entreprise consistant à construire, en évitant l’historicisme[10], une théologie de véritable synthèse à partir des sources premières (qui restent ouvertes et accessibles à tous).

III. — Les deux « athéismes »

Pour l’Eglise, la mission n’est pas seulement une obligation, elle est son être propre. C’est ce que rappelle le petit livre Le fondement théologique des missions (1946). Déjà en Israël le Serviteur souffrant « n’est pas seulement... Rédempteur de son peuple : il est en même temps celui qui annonce partout la Loi de Yahvé » (Fond 23). Mais le régime de l’Ancienne Alliance renferme une contradiction qui s’oppose à cette synthèse : c’est qu’Israël est un peuple « charnel » ; il ne peut accomplir sa mission universelle que moyennant une solution de compromis : le prosélytisme (F 25 ss). La contradiction ne sera levée que grâce au passage, par le Christ, à l’Alliance définitive ; dès lors la catholicité est à la fois fondamentalement accordée et fondamentalement exigée : « elle n’est pas à proprement parler une chose, une donnée objective... pas seulement un fait empirique... L’Eglise est catholique parce que, se sachant en droit universelle, elle veut le devenir en fait » (F 30). La catholicité est « dynamique » et « missionnaire » (F 32). Et bien que l’Eglise n’ignore pas que la lumière du Verbe et la grâce du Christ peuvent « être partout à l’œuvre » (F 35), elle entre par une appartenance intrinsèque dans cette action de Dieu sur le monde : « si elle n’essayait pas d’être partout, elle ne serait nulle part » (F 41).

D’emblée le P. de Lubac a reconnu les deux fronts réels du dialogue missionnaire et il a mené ce dialogue presque simultanément. Cependant les articles qui (depuis 1942) préparent les ouvrages sur l’athéisme moderne (1944-1945) ont une avance sur ceux qui (sans doute dès 1937, mais surtout à partir de 1950) amorcent des études sur le bouddhisme aboutissant aux livres de 1951, 1952, 1955. Le premier de ces thèmes causait au théologien une très vive préoccupation ; pour le second, c’est de façon relativement imprévue qu’il l’aborda, suite à une démarche du doyen de la Faculté de théologie de Lyon (Asp I 7). Mais ce dernier sujet devait lui tenir à cœur, car « mis à part le Fait unique où nous adorons la trace et la Présence même de Dieu, le bouddhisme est sans doute le plus grand fait spirituel de l’histoire » (Asp I 8).

1. L’athéisme occidental

Le dialogue avec l’athéisme moderne se développe en trois ouvrages : Le Drame de l’humanisme athée (1944), Proudhon et le christianisme (1945), Athéisme et sens de l’homme. Une double requête de « Gaudium et spes » (1968). Nous avons déjà brièvement parlé du Prondhon ; ce livre, en raison des traits bizarres du personnage, a un peu l’air d’un demi-frère parmi les autres productions de l’auteur. Athéisme et sens de l’homme appartient à l’oeuvre récente du P. de Lubac, dont nous aurons à relever plus loin les caractéristiques. Ce court volume se présente comme une brève explication de la constitution pastorale Gaudium et spes, qui fait apparaître comme « le punctum saliens de toute la Constitution » le paragraphe relatif à l’athéisme (AthSens 13). Parlant de l’intérieur de l’Eglise, il refuse non sans vivacité toute « herméneutique athée du christianisme » (AthSens 23 ss), tout rapprochement qui assimilerait les nuits de Nietzche à la nuit mystique d’un saint Jean de la Croix ; il dénonce la théologie de la mort de Dieu, la « fièvre de “démythisation” », la pensée purement « fonctionnelle » qui tient toute ontologie pour dépassée et préfère « flirter avec notre propre incrédulité » ou avec Tillich considère le doute comme inhérent à la foi (AthSens 18 s., 38 s., 77-83). Il annonce « l’heure du pur affrontement spirituel » et se gausse de qui ne voudrait « jamais reconnaître que des différences verbales entre croyants et non-croyants » (AthSens 73, 72). Avec vigueur il fait voir que le véritable crépuscule des dieux a déjà commencé dans l’Evangile (AthSens 55) ; que transcendance et immanence se conditionnent toujours[11] – ce qui marque la structure entière de Gaudiwn et spes (AthSens 93 ss) – ; qu’une conception purement immanente de la culture se nourrit d’une contradiction interne, dont les termes sont : toujours plus de liberté et toujours plus de planification (AthSens 61), « rationalité croissante et... absurdité croissante» (AthSens 111); qu’enfin par son espérance qui surmonte l’échec (AthSens 131) seul le chrétien peut dire le sens de l’histoire (AthSens 58)[12].

Reste la pièce centrale, Le Drame de l’humanisme athée, avec comme complément l’étude significative sur Nietzsche, dans Affrontements mystiques (1950). À première vue Le Drame peut apparaître comme un ensemble assez lâche d’articles réunis après coup ; en réalité il constitue un livre fortement charpenté. Trois parties : 1. Feuerbach - (Marx) - Nietzsche - Kierkegaard : la prophétie tragique de l’athéisme ; 2. Comte, l’intronisation solennelle (et grotesque) de la religion nouvelle, celle de l’humanité, instaurée au-delà de l’athéisme ; 3. le prophète anti-athée, Dostoïevski, sa profondeur, son ambiguïté et son émergence finale de l’équivoque. L’auteur suit avec une sincère sympathie le combat intérieur de Nietzsche (et de Kierkegaard) ; à l’égard de la solennité pétrifiée de Comte il reste d’une objectivité écrasante, qui contraste avec sa façon de présenter Proudhon. Dans toute l’oeuvre du P. de Lubac on ne trouve guère qu’un autre refus aussi radical : celui qu’il oppose à Joachim de Flore (ExM III 437-558) ; quant à ses prises de position contre Denys l’Aréopagite, si elles sont comparables à cette attitude, elles comportent cependant beaucoup plus de nuances.

Feuerbach apparaît comme celui qui dénoue immédiatement l’étreinte de la fatalité. « La conjonction du socialisme français, de l’économie anglaise et de la métaphysique allemande aurait pu engendrer tout autre chose que le marxisme, si Marx n’avait trouvé en Feuerbach un maître» (Drame 33). De son côté, Nietzsche doit à Feuerbach plus qu’il ne le reconnaît – par l’intermédiaire de Schopenhauer et de Wagner (Drame 35). Pour lui aussi c’est uniquement dans la conscience de l’homme que Dieu peut vivre – et mourir, pour être remplacé par la conscience humaine libérée et élargie.

Cette conception se hausse jusqu’à l’attente du Surhomme et s’approfondit en même temps, en 1881, dans la révélation du Retour Eternel, qui s’achève en 1882 dans la vision de Zarathoustra. Comment la contradiction entre ces deux idées peut-elle demeurer voilée à Nietzsche ? Comment l’idée redoutable de l’Eternel Retour peut-elle lui apparaître comme la plus haute béatitude ? Dans « Nietzsche mystique » le P. de Lubac propose une réponse plausible : « II peut être emporté, passivement, dans une immense et désespérante rotation, ou participer au contraire à la force dominatrice qui meut ainsi tout le cosmos... II peut subir la loi d’airain du déterminisme universel, mais il peut être au contraire, dans la liberté, cette loi même... Aimer la fatalité... jusqu’à coïncider avec elle... Amor Fati. Ego Fatum» (Affr 158 s.). Devenir et être coïncident ; qui se tient du coté du devenir y succombe – nihilisme –, mais qui peut coïncider avec l’être éprouve la béatitude divine. Depuis la vision de Rapallo Nietzsche sait qu’il lui est échu d’être le Surhomme qui « participe à la Natura natwans » (Affr 162). Ainsi il a réellement réussi à fonder, comme il le voulait, un « bouddhisme européen » ; chez lui également samsara et nirvana finissent par coïncider (Affr 163) : comme l’Eveillé du Bouddha, il «n’est pas dans un nirvana séparé, mais il n’est pas non plus dans la prison du samsara» ( A f f r 165). C’est le succédané athée du Dieu chrétien mort — toujours Nietzsche se mesure secrètement avec le Christ et son efficacité dans le monde ; mais même au niveau de l’expérience, ce succédané déchire la conscience humaine : « II me faut m’accrocher à mon rêve si je ne veux pas sombrer» ; «l’instant où j’enfantais le retour est immortel, et par amour pour cet instant je subis le retour ». À ce point le suicide était « une idée relativement agréable » ; il fut prévenu par la démence.

Nous pouvons laisser de côté le duel intellectuel entre Nietzsche et Kierkegaard ; qu’il suffise d’observer que pour le P. de Lubac la position de Socrate est centrale chez l’un et l’autre : chez Nietzsche c’est le signal de la décadence ; chez Kierkegaard c’est l’ombre par laquelle le Christ se fait pressentir, c’est comme son « Ancien Testament » ; mais si Kierkegaard, « du point de vue de la réflexion aussi bien que du point de vue chrétien, ... a en fin de compte raison... contre Hegel...», la question reste posée : « Reconnaît-il... tout ce qu’un hégélianisme “converti” pourrait apporter de secours – comme toute grande pensée humaine – pour une authentique “intelligence de la foi” ? » (Drame 71 ss, 87).

Plus dramatique, jusqu’au choc des rapières comme dans Hamlet, est le duel entre Nietzsche et Dostoïevski. Formulons d’abord une observation qui vaut pour tous les portraits que le P. de Lubac dessine des grandes figures de l’histoire de l’esprit : il ne les trace qu’après une lecture aussi exhaustive que possible ; il a pris connaissance non seulement des œuvres principales, mais aussi du reste : journal, correspondance, notes, tout ce qui a trait à la physionomie du personnage, tous les essais et les biographies accessibles. Cette minutieuse enquête peut alors donner lieu à un jugement de valeur très différencié ; dans un premier temps le P. de Lubac paraît pris par son sujet ; puis il prend ses distances et, au terme, sa vision est d’une objectivité inattaquable. – Dostoïevski est préoccupé de l’» athéisme » – ce terme devait servir de titre à son œuvre maîtresse en cinq volumes (Drame 236 365-366) dont on a L’idiot, Les possédés, « Le Grand Inquisiteur ». Dans la dialectique de Raskolnikov (« Napoléon ou un pou»), de Kirillov (qui se tue pour tuer la mort), de Chigalev (« parti de la liberté sans limites, j’ai abouti au despotisme sans frein »), d’Y van Karamazov (l’Inquisiteur, comme grand prêtre de l’humanité, sacrifiant à celle-ci soi-même et son prochain), l’athéisme est conduit jusqu’à l’absurde. Mais le véritable combat se livre entre Kirillov et Muichkine (l’» idiot»), qui tous deux connaissent l’expérience dostoïevskienne «de l’éternité » : cet intense éclair de bonheur précédant la crise épileptique, mais ils l’interprètent en deux sens opposés : le premier comme conscience de l’égalité avec Dieu, de l’» homme-dieu », l’autre comme une sorte de soutien de la foi chrétienne (Drame 291-329). Pourtant, comme Guardini, Thurneysen, Zander et d’autres, le P. de Lubac se refuse à voir en Muichkine un « chiffre » de Jésus. Il marque ses réserves quant au débordement, chez Dostoïevski, de l’amour pour « la Grande Mère, la Terre humide » et le peuple messianique de Russie ; il relève dans l’œuvre du romancier les doubles motivations, les glissements opérés entre psychologie et métaphysique, et surtout l’ambiguïté (Drame 317) qui empêche d’entrer dans la véritable sphère chrétienne. Il ne reconnaît de pure victoire que dans peu de scènes : la finale de Raskolnikov, Aliocha...

Au centre de ce duel entre les deux prophètes le P. de Lubac situe la présentation, élaborée avec une objectivité glaciale, du grand prêtre d’une humanité sans Dieu : Auguste Comte. Le plein achèvement de la sociocratie, qui a complètement résorbé toute théologie, toute philosophie, toute idée transcendant les faits. L’extinction de la question essentielle. L’étrange auto-dépassement de la loi des trois stades (théologie, métaphysique, positivisme) au bénéfice d’une apologie du premier en tant que fétichisme (Drame 127 s., 187). Le durcissement de la discipline ecclésiastique en une autorité despotique des savants comme caste sacerdotale, des banquiers comme véritables guides de l’humanité, à côté de cela un prolétariat laborieux (Drame 312), le rejet de toute espèce de démocratie. Cette création grotesque – un état totalitaire, décalque rigide et sécularisé de l’Eglise catholique — nous présente encore son miroir, après plus de cent ans. Toute réfutation est superflue.

2. L’athéisme oriental

Ce n’est pas avec moins de sérieux et de conscience que le P. de Lubac a mené le dialogue avec l’autre athéisme, le « vertical », le bouddhisme. L’interrogation capitale est posée par Aspects du Bouddhisme I (1951) : quel rapport ont entre eux l’amour désintéressé du bouddhisme et la charité chrétienne ? (Les autres parties du livre constituent plutôt des études particulières.) La Rencontre du, bouddhisme et de l’Occident (1952) retrace l’histoire de la rencontre de l’Europe avec ce phénomène spirituel, les innombrables malentendus, les dissimulations, les atermoiements, jusqu’à l’époque toute récente où un jugement objectif est devenu possible. Amida. Aspects du Bouddhisme II (1955) suit minutieusement le devenir de cette religion orientale si proche du concept chrétien de grâce[13].

Malgré l’abondance de la documentation historique allant du moyen âge à nos jours, La Rencontre n’offre pas un contenu théologique important. L’ouvrage rapporte, après les précédents assez vagues de l’antiquité, les observations des voyageurs du xive siècle, puis l’oubli où elles tombent, l’approche nouvelle des missionnaires, leurs méprises et leurs appréciations le plus souvent défavorables. On arrive à une phase sérieuse avec la recherche scientifique consacrée à la langue et aux textes, en premier lieu celle de Burnouf, dont toutefois le positivisme empêche une compréhension profonde du bouddhisme (Rêne 132 ss). Suivent les controverses amorcées par ces recherches et partiellement influencées par des préjugés à la mode ; du côté chrétien, des jugements gauchis en fonction d’une théologie traditionaliste (Rêne 184 ss) ; les synthèses hâtives entre mystique orientale et mystique occidentale (Guenon, Schuon, et de façon plus différenciée A. Schweitzer, Scheler, R. Otto[14]14 et d’autres) – jusqu’au moment où se trouvent mûries les conditions d’une évaluation réellement objective. Néanmoins « le bouddhisme demeure, pour le grand public dit cultivé, une terra incognita » (Rêne 261). En conclusion, à l’égard du bouddhisme trois positions fondamentales semblent possibles : celle de l’humanisme, qui en dégage avec impartialité les différentes valeurs humaines (ainsi par exemple Sylvain Lévi, Malraux, et déjà Michelet) ; celle du prosélytisme (Kayserling, A. Huxley et d’autres[15]) ; enfin la position chrétienne, qui, tout en reconnaissant pleinement le positif (Soloviev), «ne peut qu’opposer un refus » au système, vu que « son mysticisme, le plus “pur” et le plus conséquent peut-être qui soit, ne laisse aucune place au Dieu vivant ». C’est un « athéisme », dont Schopenhauer fit tant de cas dans son désir de porter le coup de grâce « au théisme absurde et révoltant » de la Bible (René 278-279).

Aspects du Bouddhisme I et Amida devaient justifier plus rigoureusement ce jugement finalement négatif. Aspects I : dans le bouddhisme, l’amour repose sur Yahimsa (ne pas nuire, la non-résistance) et se déploie dans ces attitudes fondamentales : maitri (bienveillance, bonté), dana (libéralité, disposition à secourir autrui dans les do-mairies corporel et spirituel) et karuna (compassion)[16]. C’est surtout le Grand Véhicule qui exalte ces vertus, qui doivent s’exercer dans un total désintéressement et de façon universelle, sans attente d’aucune récompense. Le P. de Lubac cite des textes très impressionnants. Puis il engage la réflexion théologique. Le monisme idéaliste qui est à la base du bouddhisme rend impossible l’existence d’un véritable Toi qui pourrait être aimé comme tel : ainsi, en dernière analyse, l’amour selon le bouddhisme reste sans objet. Il n’est objectif qu’à titre purement exotérique (Asp I 36 ss, 46). Tout demeure quasiment onirique, étranger à une véritable incarnation ; l’amour reste un stade préalable, puisque en fin de compte il n’y a pas de vis-à-vis. « Toute l’insuffisance – toute la fausseté – de la religion bouddhique vient d’abord de là »[17] ". L’orientation radicale vers la déréalisation conduit à une fusion entre sanuara et nirvana (Asp I 140), comme on l’avait déjà noté à propos de Nietzsche. « Le salut, conclut Asanga, est la destruction d’un simple préjugé, et il n’y a personne de sauvé » (Asp I 141).

Par de larges détours Amida aboutit exactement au même résultat. Que la figure d’Amida soit d’origine mythique, comme aussi son ciel, qu’elle supplante d’autres figures concurrentes ou fusionne avec elles, qu’un personnage féminin émane de lui – ce sera la fameuse Kwannon du Japon –, tout cela fait apparaître comme dépourvue de tout fondement historique la religion qui, ayant ses racines en Inde, élaborée en Chine, puissamment développée au Japon, est celle d’un Dieu « faisant grâce », « condescendant », et d’un vœu de pleine consécration à lui, moyennant quoi toute faute est pardonnée au croyant. Nous ne pouvons suivre ici la longue tradition qui se ramifie en sectes de plus en plus nombreuses, surtout au Japon. Le P. de Lubac écarte comme très invraisemblable l’hypothèse d’une influence du christianisme (nestorien) et soupçonne plutôt certaines impulsions de provenance iranienne (Am 226 ss, 237 ss) ; mais des éléments du Véda, des influences de la religion de la bhakti, pourraient également avoir joué. La parenté à première vue surprenante et profondément impressionnante entre le vœu d’Amida et l’attitude de foi (de type nettement luthérien) se révèle décevante à un examen plus approfondi. Amida n’est pas Dieu ; il prêche lui-même l’Absolu-Impersonnel (Am 264) ; l’opposition des personnes reste tout à fait secondaire, ce qui explique la « réversibilité des mérites » (Am 270 s.) ; cette fois encore samsara et nirvana sont identiques (Am 301). L’amidisme cède ainsi « à ce qui est peut-être la pente de toute pensée mystique non convertie », la « tentation » de l’identité (Am 290 s.). « Et cependant... » – ainsi s’ouvre le paragraphe de conclusion (Am 304 ss). Oui, cependant, dans un chemin de salut objectivement trop court, la grâce omniprésente du Christ peut être à l’œuvre. Nous reconnaissons l’option du P. de Lubac dans Catholicisme.

Telle est l’ampleur de l’affrontement objectif que La Rencontre avait exigé. Le dialogue avec l’une et l’autre formes de l’athéisme moderne – toutes deux aujourd’hui également centrales et actuelles – aboutit à une conclusion analogue : le sens du monde finit avec l’anéantissement de la personne humaine – que celle-ci sombre dans le collectif, qu’elle éclate de l’intérieur dans l’illusion d’être Dieu (ou le Fatum) ou qu’enfin elle se dissolve dans l’irréel d’un monisme idéaliste. La réponse positive, les travaux sur Teilhard de Chardin, dont la théorie de l’évolution cosmique est entièrement personnaliste, ne seront pas les moins fermes à la livrer. Seul le Dieu personnel qui se révèle est garant de la valeur éternelle de la personne humaine.

 

[1]. Nous signalons volontiers la documentation rassemblée dans K.H. Neufeld, M. Sales, Bibliographie Henri de Lubac 1925-1974, 2e éd. revue et augmentée, Einsiedein, Johannesverlag, 1974 (cf. NRT, 1975, p. 872). Dans ce recueil disposé suivant l’ordre chronologique, la mention des ouvrages principaux s’accompagne d’un sommaire et d’observations de l’auteur ; cette bibliographie mentionne également les traductions ainsi que les études critiques plus importantes consacrées aux travaux du P. de Lubac.

[2]. Comme ouvrages de plus grande importance, le présent article citera (avec, comme référence, le titre abrégé et le chiffre de la page) : Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, 1938 (éd. citée : 51952). — Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, 1944 (41949). — Le drame de l’humanisme athée, 1944 (coll. Foi vivante, 1963). — Proudhon et le Christianisme, 1945. — Surnaturel. Études historiques, 1946. — Paradoxes, 1946 (éd. conjointe : Paradoxes suivis des Nouveaux Paradoxes, 1959). — Le fondement théologique des missions, 1946. — Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Écriture d’après Origène, 1950. — Affrontements mystiques, 1950. — Aspects du bouddhisme. I, 1951. — La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, 1952. — Méditation sur l’Église, 1953. — Amida. Aspects du bouddhisme. II, 1955. — Nouveaux Paradoxes, 1955 (éd. conjointe : Paradoxes..., 1959). — Sur les chemins de Dieu, 1956. — Maurice Blondel et Auguste Valensin. Correspondance 1899-1912, 3 vols, 1937. — Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture. I-II, 1959 ; III, 1961 ; IV, 1964. — La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, 1962. — La prière du P. Teilhard de Chardin, 1964. — Augustinisme et Théologie moderne, 1965. — Le mystère du surnaturel, 1965. — Maurice Blondel et le Père Teilhard de Chardin. Correspondance, 1965. — Teilhard missionnaire et apologiste, 1966. — Images de l’abbé Monchanin, 1967. — Paradoxe et mystère de l’Église, 1967. — L’éternel féminin, 1968. — Athéisme et sens de l’homme, 1968. — Commentaire du Préambule et du Chapitre 1 de la Constitution dogmatique « Dei Verbum », 1968. — La Foi chrétienne, 1969. — L’Église dans la crise actuelle, 1969. — Maurice Blondel - Joannès Wehrlé. Correspondance, 2 vols, 1969. — Les Églises particulières dans l’Église universelle, 1971. — P. Teilhard de Chardin. Lettres intimes..., 1972. — Pic de la Mirandole, 1974.

[3]. Concernant Catholicisme et Surnaturel, on trouvera des précisions dans la Bibliographie citée n. 1

[4]Ästhetik, éd. Bassenge, 21965, II, p. 568.

[5]. Car, en réalité, « c’est par ses sommets que l’humanité doit être comprise » : Cath 257 s.

[6] Dans Proudhon 190, toute l’idée de l’équilibre antinomique, du rythme des oppositions, de l’ascension dialectique, appliquée même à Dieu et à l’homme.

[7]. Le thème de la maturation du monde au long de l’histoire est développé à partir d’Irénée et jusqu’à Teilhard. Une confrontation avec la religion iranienne, qui apparemment nourrit elle aussi une pensée historique, révèle en réalité cette opposition : dans le mazdéisme, l’historicité vient en surcharge d’un mythe cosmologique, tandis qu’en Israël l’alliance historique assure et continue d’assurer le fondement de tous les développements cosmologiques de la foi en Yahvé.

[8]. En d’autres termes, dans Cath 185 : il n’y a pas de « christianisme anonyme », mais tout au plus des « chrétiens anonymes », en vertu de la grâce qui peut opérer jusque dans des systèmes défectueux.

[9]. À ce propos sont évoqués, comme exemples de tension à surmonter, d’une part le problème qui sera traité dans Surnaturel (Cath 270 s.), d’autre part celui qui occupe Corpus Mysticum (Cath 275 s.).

[10]Cath 236 : « II serait aussi insuffisant de copier l’antiquité chrétienne que d’imiter le moyen âge ». Cf. aussi « Pour une Renaissance “catholique” », dans Explication chrétienne de notre temps, Paris, Orante, 1942, p. 23 s

[11]. Ceci est dans la ligne du chapitre conclusif de Catholicisme.

[12]. L’examen de Gaudium et spes amène à se demander dans quelle mesure cette constitution a réussi à rencontrer réellement en sa profondeur le dilemme entre transcendance chrétienne et promotion de la civilisation.

[13]. N’étant pas orientaliste de métier, le P. de Lubac n’a pas manqué de mettre à profit (surtout grâce à la bibliothèque du Musée Guimet) toutes les traductions et sources documentaires accessibles. Il présente son travail comme une monographie « qui ne peut viser à l’érudition critique : elle est la première en langue française » (Amida 8).

[14]. Les ouvrages de Paul Deussen ne sont pas mentionnés.

[15]. Ici est évoquée une fois encore l’approche paradoxale de Nietzsche : Rencontre 274 ss.

[16]. Pour une bonne part ces vertus sont déjà connues dans les systèmes indiens pré-bouddhistes.

[17]Aspects I 53. Parmi les études ultérieures, mentionnons en particulier celle qui est consacrée au Trikaya, la doctrine des trois corps qu’on rencontre dans le bouddhisme et dans le christianisme alexandrin : après des rapprochements impressionnants (cf. déjà Textes alexandrins et bouddhiques, dans Rech. Sc. Rel. 27 (1937) 336-351), on arrive encore au même diagnostic : du côté chrétien domine le réalisme (jusqu’à la résurrection de la chair), dans le bouddhisme toute différenciation reste au niveau phénoménal.

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