Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Jean-Marc Ela (1936-2008) ou le bonheur de faire « la théologie sous l’arbre »

Ignace Ndongala Maduku
Cet article rend hommage au théologien camerounais J.-M. Ela, décédé en décembre 2008. En présentant les grandes lignes de sa théologie — « la théologie sous l’arbre » —, il souligne les apports incontournables de sa recherche en ecclésiologie, notamment sa requête pour la refonte de la structure latine des Églises d’Afrique et son plaidoyer en faveur de la révision des structures des ministères. L’auteur qui entre en dialogue avec « la théologie sous l’arbre » rend compte de la mission actuelle du théologien africain.

J.-M. Ela est décédé le 26 décembre 2008 au Canada où, depuis 1995, il vivait en exil. Le théologien camerounais s’était fait remarquer par sa contribution au collectif « Personnalité africaine et catholicisme »1. C’était avant le concile Vatican II. On pouvait déjà déceler dans cette contribution les intuitions de J.-M. Ela ainsi que sa préoccupation pour l’Afrique réelle. Il approfondira ses intuitions après le concile, dans La plume et la pioche2 et, autour des années 80, avec la publication de son ouvrage Le cri de l’homme africain3. Cet ouvrage orientera durablement son enseignement universitaire4 et ses recherches vers les questions de conditionnements socio-historiques, politiques, économiques et culturels du continent noir. Le chemin que prend sa recherche en ecclésiologie est aussi marqué par de nombreux ouvrages5. La grande synthèse de sa théologie : Repenser la théologie africaine : le Dieu qui libère a été publiée en 20036.

Dans les pages qui suivent, prenant modestement place sous l’arbre à palabre, je me propose de rendre compte des thèmes majeurs de la recherche ecclésiologique de J.-M. Ela. Mon propos demeure restreint. J’évoquerai d’abord le discours que J.-M. Ela élabore sur Dieu sous l’arbre de la croix. Je dégagerai ensuite l’effet de sens que ce discours engendre dans le domaine de l’ecclésiologie et, dans un dernier temps, je prendrai position sur certaines questions ecclésiologiques qui émaillent « la théologie sous l’arbre ».

I Quand la théologie se fait sous l’arbre de la croix

J.-M. Ela est anthropologue, sociologue et théologien. Cette compétence diversifiée lui a inspiré une manière de faire la théologie qui s’éloigne des paradigmes marqués par l’européocentrisme. Sa théologie préconise le décentrement des lieux d’intelligibilité du mystère chrétien et s’oppose à toute tropicalisation de la scolastique. Selon lui, faire de la théologie, c’est ne pas répéter les dogmes chrétiens, mais les interpréter à partir du contexte africain, et donc se réapproprier le sens de la Révélation. Parler de Dieu dans sa perspective engage à un dialogue avec les Écritures à partir des lieux d’urgences de l’Afrique. Il s’agit de rejoindre les destinataires de la Bonne Nouvelle dans leurs univers propres, avec leurs problèmes, impasses et défis. La théologie que J.-M. Ela élabore de fait trouve sa terre natale sous l’arbre à palabre, dans les montagnes du Nord Cameroun. De ce lieu, il parle de Dieu qu’il contemple sur l’arbre de la croix, et, à partir de cette contemplation, il met en lumière la force subversive du souvenir du Dieu crucifié. Les harmoniques qu’il suggère évoquent l’Afrique d’en-bas, la dissidence évangélique et le « Dieu qui vient » à l’Afrique.

Une récriture à partir de l’Afrique d’en-bas

C’est à Tokombéré, à 150 kilomètres de la frontière du Tchad que, ses études en Europe à peine terminées, J.-M. Ela s’était intégré pendant quatorze ans dans la vie des paysans du Nord Cameroun. Tokombéré, c’est le creuset où la faim, la sécheresse, la maladie, la misère et le désespoir barrent la route à l’avenir de tout un peuple. Cette proximité avec l’Afrique d’en-bas s’est complétée par le compagnonnage des jeunes dés œuvrés de Melen, un quartier pauvre de Yaoundé. L’insertion dans l’Afrique d’en-bas, là où l’Afrique s’invente, lui inspire une manière pertinente de faire la théologie : « La théologie sous l’arbre ».

Comme il le dit, cette théologie est « celle qui s’élabore dans le coude à coude avec les paysans et les jeunes en quête d’avenir dans les villages affrontés au problème de la terre, de l’eau et du mil »7. Il s’agit d’un processus discursif qui fait de la vie quotidienne des communautés chrétiennes le « lieu » de l’élaboration théologique. Il s’agit d’une lecture de l’Évangile avec les yeux du petit peuple, mieux, d’une quête de réponse au « cri de l’homme africain ». La théologie est aux yeux de J.-M. Ela une praxis qui rend compte des rapports sociaux, des dynamismes qui travaillent de l’intérieur le milieu africain. En ce sens, sa réflexion aborde les questions du temps. Elle permet de saisir le jeu des mécanismes structurels qui perpétuent et entraînent la dépendance de l’Afrique et des Églises africaines.

« La théologie sous l’arbre » est donc habitée par la passion de l’homme africain. Elle est un effort d’articulation entre foi et libération. Au-delà du discours académique, elle constitue une interaction féconde entre la réflexion théologique et l’expérience de terrain. Cette connexion entre la pensée et l’action éloigne des discussions abstraites et théoriques au profit des questionnements enracinés dans les tensions et le vécu des sociétés africaines. Elle donne aussi une orientation inédite à une pastorale qui devient « la pastorale des mains sales », « celle qui, à partir de la solidarité avec les pauvres et les opprimés, libère la force provocatrice et libératrice de l’Évangile »8.

Une théologie de la dissidence évangélique et de l’insoumission

J.-M. Ela considère « la théologie sous l’arbre » comme une démarche théologique qui entend faire de la tradition une tradition vivante, celle qui se dit dans le devenir de l’histoire et refuse toute tentation d’enfermement dans les clôtures dogmatiques. Cette théologie récuse toute séduction de la normativité occidentale et ouvre la recherche à la remise en question des cadres conceptuels, institutions, structures, modèles et traditions des Églises d’Occident. Aussi les catégories comme « situation coloniale », « initiative créatrice », « droit à la différence », « éthique de la transgression », « situation de dépendance », « christianisme colonial » prennent valeur fondatrice dans sa théologie. À ce titre, en s’attachant à faire de l’homme africain le contemporain de Jésus-Christ, la « théologie sous l’arbre » pose deux questions fondamentales sur l’Afrique en devenir : quel avenir pour les pays d’Afrique et quelle Église pour y faire mémoire du Dieu qui libère ? Pour J.-M. Ela, les tâches évangélisatrices qui s’imposent aux Africains dépendent de la réponse à ces deux questions. Les linéaments de réponse qu’il propose à leur sujet vont au-delà d’un simple exercice académique.

L’insertion de J.-M. Ela dans la situation sociale, politique, économique et culturelle de son peuple l’amène à dénoncer les brigands qui, au sein d’États corrompus et de dictatures répressives laissent des êtres humains nus et dépouillés au bord de la route, après leur avoir arraché leurs biens. Face à l’idolâtrie du marché, à l’économie barbare, il en appelle à la réinvention de l’économie. C’est ici qu’il met en question les programmes d’ajustement structurel du FMI et le modèle libéral, dénonçant au passage la forme postmoderne de la servitude et de la barbarie qu’est le système mondialisé.

Rejetant la fidélité à des énoncés immuables, « la théologie sous l’arbre » est aux antipodes de toutes répétions dociles des schémas élaborés ailleurs et de toutes traductions mornes des écritures antérieures. Elle est une quête constante de sens qui se décline à partir d’une écoute de Dieu dans les situations des communautés africaines. Son horizon est l’éthique de la transgression, entendue comme rupture avec les catégories de pensée, les institutions et les gestes de la foi qui sont venus du dehors, lestés de tout le poids de l’Occident gréco-latin. Il ne lui suffit pas d’aller dans le sens de la tradition. Il met en demeure de réévaluer critiquement la tradition particulière identifiée à la tradition des Églises d’Occident. Il s’agit de relativiser le « lieu » romain et de « rompre avec le cercle du spécifique occidental pour nous laisser interpeller par l’originaire évangélique »9. J’y reviendrai. Il faut bien le dire, ce qui importe pour les Églises d’Afrique, à ses yeux, c’est de s’inventer elles-mêmes comme Églises du Christ avec leurs usages propres, ainsi qu’avec le type de services et de ministères qui répond à leurs besoins spécifiques. Pour lui, « l’Église doit se détruire comme structure de chrétienté afin de retrouver une créativité qui réponde aux problèmes posés par le « choc » de l’Évangile en milieu africain »10. Il affirme ici le droit à la différence au sein de l’Église catholique11.

Le Dieu qui vient à l’Église-famille de Dieu

J.-M. Ela parle de « Dieu » à partir de l’Afrique réelle, cette « terra nullius », vache à lait des États coloniaux qui l’asservissent grâce à la complicité des Africains véreux et au silence accablant de l’Église. Le théologien camerounais se détourne de ce Dieu étranger au temps, indifférent aux événements politiques, sociaux, économiques et culturels, sans perspective d’engagement inhérente à la promesse. Il s’emploie à faire comprendre l’historicité de la révélation de Dieu. À ses yeux, Dieu se manifeste, s’engage et accomplit sa promesse dans l’histoire des hommes. C’est donc dans la réalité sociale et temporelle que Dieu se révèle comme « le Dieu qui vient ». Poser la question « Dieu », c’est avant tout être à l’écoute des questions et des besoins des Africains opprimés qui luttent pour leur libération. J.-M. Ela, insiste à cet égard sur la singularité des femmes et des hommes d’Afrique ainsi que sur leur historicité. Ce sont là deux lieux de l’intelligence de la Révélation vivante. Cette dernière est ouverte à la diversité des horizons de sens. Pour cela, le contexte particulier, spécifique et différent qui accueille « l’aujourd’hui de Dieu » ne doit pas être occulté.

Dire Dieu, c’est donc le dire dans les langages des Africains qui vivent la tragédie de la croix dans l’histoire présente. Lorsque J.-M. Ela parle de Dieu, il entend rompre avec le Dieu impérial, le Dieu négrier. Il évoque le Dieu qui s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu, le Dieu qui n’est pas seulement celui des ancêtres mais celui qui est entré dans l’histoire des hommes et a pris parti pour les Africains réduits à l’état d’hommes corvéables à merci, bref, le Dieu des pauvres et des opprimés, complice des démunis, le Dieu révolté devant l’horreur que constitue le meurtre du frère par le frère. C’est ce Dieu-là qui libère. En s’en réclamant, J.-M. Ela entend tirer le potentiel critique, subversif et libérateur de l’Évangile de Jésus-Christ et envisager la réinvention de l’Église pour en faire un ferment de libération du continent noir.

II De quelques thèmes ecclésiologiques de « la théologie sous l’arbre »

L’œuvre théologique de J.-M. Ela témoigne d’un riche foisonnement de thèmes d’ecclésiologie. Les mises en perspectives qu’il propose touchent à l’articulation de l’universel et du particulier, de l’unité et de la diversité. Elles ouvrent sur la catholicité et donc sur la question ecclésiologique des Églises locales. J.-M. Ela y revient dans presque tous ses ouvrages théologiques. On y découvre son intérêt pour la recherche de propositions institutionnelles susceptibles de permettre aux Missions d’hier de s’inventer elles-mêmes comme Églises locales pouvant vivre et exercer la mémoire de Jésus-Christ pour leur propre compte et le compte de leurs sociétés, en communion avec l’Église entière. Les aménagements qu’il propose touchent à des thèmes récurrents : la structure des ministères, le laïcat, la mission dans le contexte des Églises locales, l’autonomie des Églises locales, la refonte de la structure latine des Églises d’Afrique.

La refonte de la structure latine des Églises d’Afrique

J.-M. Ela dénonce la mise sous tutelle des Églises locales. La fin de cette tutelle ne va pas selon lui sans une remise en question des pratiques actuelles du ministère de Pierre dont le magistère est entaché de dérives autoritaires. Au regard de la concentration actuelle du pouvoir entre les mains de l’évêque de Rome, de la subordination et même de la marginalisation du magistère des évêques, il fait de l’autonomie des Églises d’Afrique le vrai problème de l’émergence des Églises locales en Afrique. Il voit dans cette autonomie la liberté d’initiative et d’action (de décision) des Églises locales dans les domaines de la théologie, de la discipline, de la pastorale, des ministères, du mariage et de la spiritualité. L’autonomie concourt selon lui à la catholicité de l’Église entière. Aussi s’emploie-t-il à donner corps à l’ecclésiologie de communion par la promotion des Églises locales autonomes. L’autonomie qu’il ne sépare pas de la communion ecclésiale l’amène à situer à la vraie place l’Église de Rome.

La question qui le taraude est celle-ci : « Comment situer les Églises locales par rapport au lieu romain ? ». Sur ce point, il en appelle au dépassement des clôtures dogmatiques qui enferment les Églises d’Afrique dans des structures constituées une fois pour toutes. Il récuse la normativité occidentale, mieux, l’inféodation à la législation et au rite de l’Église d’Occident. Cette récusation n’implique pas une coupure avec Rome, mais plutôt de nouveaux types de rapport avec elle. Elle exprime le désir de nouvelles relations qui tiennent compte de la personnalité singulière et des besoins spécifiques des Églises africaines. À partir de là, J.-M. Ela s’interroge sur l’appartenance des Églises d’Afrique au rite romain, le rôle des nonces, l’importance de la Curie romaine. Plaidant pour la décentralisation du système romain12, il soutient l’élaboration d’un droit propre pour l’Afrique, une innovation véritable de la liturgie qui aboutisse à une tradition liturgique propre. Rejoignant J. Ratzinger, il évoque la création de « nouveaux patriarcats détachés de l’Église latine »13. La refonte de la structure latine des Églises d’Afrique qu’il préconise privilégie les grandes aires culturelles et assigne à ces dernières le traitement des grandes questions de discipline telles que les critères de béatification, le problème de mariage, la création de nouveaux ministères.

La révision de la structure des ministères

J.-M. Ela considère la question des ministères et des structures cléricales de l’Église famille de Dieu comme un des grands défis de l’Église dont de nombreuses communautés souffrent de la famine eucharistique. En abordant ce thème, il critique l’idéologie cléricale qui fait du prêtre le détenteur d’un pouvoir sacré transmis par voie hiérarchique. Il récuse le monolithisme doctrinal et la sacramentologie juridique qui mettent en tutelle les charismes et le laïcat. Il conteste aussi la pastorale d’institution. Selon lui, il découle de cette pastorale que l’administration des sacrements est le privilège d’un corps de spécialistes : les prêtres. Or soutenir cette position, c’est ne pas prendre suffisamment en compte la ministérialité de l’Église. Une conviction l’habite en effet : le statut clérical et sacerdotal des ministres n’épuise pas les charismes ministériels. La question fondamentale qu’il en arrive à poser devient la suivante : de quels ministères les Églises locales ont-elles besoin pour annoncer le salut en Jésus-Christ ?

Les attendus de sa réponse rejettent le schéma théologique qui fait du prêtre le ministre nécessaire de l’Eucharistie. À ses yeux, l’articulation entre ministère et communauté devrait permettre de responsabiliser les laïcs. Dans cette ligne, il préfère fonder les nouveaux ministères de l’Église famille de Dieu sur l’apostolicité plutôt que sur le « caractère », ce qui présuppose dans sa perspective la reconnaissance et l’institution des ministères de type baptismal. Comme tels, ces ministères ne requièrent pas l’imposition des mains, mais une simple délégation épiscopale. J.-M. Ela soutient donc la possibilité de célébration de l’Eucharistie par les laïcs responsables de communauté. Il pense trouver dans la tradition ancienne des antécédents qui permettent d’éclairer la corrélation entre présidence de l’Église et présidence de l’Eucharistie, Évangélisation et Eucharistie. L’enjeu de ces nouveaux ministères est de permettre aux communautés chrétiennes de faire mémoire de Jésus-Christ. En évoquant la diversité des ministères laïcs, J.-M. Ela insiste sur leur ouverture aux femmes.

La mission du théologien africain

L’œuvre théologique de J.-M. Ela livre en creux de nouveaux paradigmes, outils et instruments opératoires, cadres d’intelligibilité, grilles de lecture dont l’horizon est la libération. Elle rend compte d’une « manière autre » de faire la théologie pour faire de celle-ci une quête du sens propre de l’Évangile à partir de l’écoute de Dieu dans les situations africaines. Comme telle, elle convie le théologien africain à une intelligence renouvelée de la foi.

Il ressort donc des ouvrages de J.-M. Ela que le défi actuel à relever est la libération des peuples opprimés. Faire la théologie dans cette perspective, c’est prendre en compte la mémoire du peuple qui se souvient de ses origines (esclavage, traite, colonisation) et de son évolution dans l’histoire. C’est approfondir le dynamisme de l’espérance chrétienne et donc ouvrir des chemins d’espérance aux Africains. On comprend pourquoi, selon lui, le théologien africain ne peut se taire sur les problèmes non théologiques. Le lieu de production de son discours requiert précisément comme lieu épistémologique l’analyse sociale et politique corrélée à des données de l’économie et de l’anthropologie.

Il convient de noter que J.-M. Ela engage la théologie africaine dans un mode d’écriture prenant en considération la banalité de l’existence des Africains, tout en faisant coïncider ce « lieu théologique » avec la croix du Christ. Cette dernière devient le lieu de la nouvelle intelligence de la foi, le promontoire où Dieu assume « le cri de l’homme africain », cri de souffrance et de détresse, mais qui dit l’espérance, clame le salut en Jésus et provoque à l’action.

Parmi les écritures antérieures, le théologien africain est invité selon lui à privilégier le témoignage des Écritures afin de saisir le caractère subversif de l’Évangile. Dans cette perspective, celui-ci se tournera davantage vers la Bible que vers la dogmatique de l’Église. C’est à la lumière de la Bible qu’il devra répondre à la question de Dieu. Ce n’est pas de l’extérieur qu’il pourra l’aborder, mais en prenant sur lui les situations, les inquiétudes et aspirations des Africains qui s’interrogent sur Dieu. L’attention sur l’aujourd’hui de l’Afrique et donc sur les situations concrètes d’oppression et d’injustice marquées par des déséquilibres humains, des drames et des conflits, le tourneront vers les défis de la modernité africaine en gestation pour dégager le potentiel de sens du message de la Bible. Pour être fidèle à Dieu et à son peuple, il devra reformuler à nouveau ce que la foi proclame en tenant compte de la situation actuelle des Africains. Il s’agit donc pour lui de réinterpréter le message chrétien, et pour ce faire, il devra être attentif aux problèmes du langage et à l’existence concrète où Dieu rencontre l’Africain.

Puisqu’il lui revient de décrypter la banalité africaine et de comprendre le temps de Dieu dans le temps du monde, le théologien africain est invité à aiguiser la pédagogie du regard. Or prendre l’acte de voir à partir d’une expérience d’écoute des questions et des besoins des Africains exige la foi et la prière. La spiritualité qui sous-tend la recherche théologique au sens où J.-M. Ela l’entend ne peut jaillir que d’un choix de vie et d’une recherche en faveur de la libération des Africains. Une telle recherche se démarquera des théologies d’États qui pactisent avec les régimes qui dépouillent et tuent d’une part, et de l’autre, des théologies d’antiquaires qui se contentent de répéter les dogmes chrétiens. La théologie qui en ressortira sera éminemment ecclésiale, vécue dans une pratique où prédomine la question du sens que sur la fidélité à des énoncés acquis une fois pour toutes. Elle rejoint les Africains dans la banalité de leur existence et leur apprend à s’ouvrir à Celui qui, au-delà des textes et des formules, est la Bonne Nouvelle.

III En dialogue avec « la théologie sous l’arbre »

Pour éviter de « dogmatiser » son œuvre, je voudrais en élargir les perspectives en m’arrêtant sur l’un ou l’autre point de l’ecclésiologie de J.-M. Ela que je viens d’évoquer.

Le modèle de récriture théologique que propose J.-M. Ela constitue une réévaluation critique de la Tradition. À maints égards, cette réévaluation privilégie la Bible plutôt que la dogmatique de l’Église. Dans la ligne de Vatican II, la proposition de J.-M. Ela se ramène à l’affirmation de la prééminence des Ecritures, âme de la théologie catholique (DV 21 et 24). Cela dit, il me semble qu’il ne convient pas de séparer comme il le fait les Écritures de la Tradition dont le dogme constitue une des données essentielles. Je pense pour ma part qu’une authentique assimilation de la tradition ne peut être que créatrice. En ce sens, elle se doit d’intégrer la réception des dogmes et des doctrines, même si les médiations historiques et culturelles qui ont concouru à leur définition peuvent paraître étrangères aux Africains. C’est là un aspect de la catholicité entendue comme identité de la foi et pas seulement comme ouverture à la diversité. La même catholicité requiert à la fois de s’approprier les dogmes et de dépasser tout modèle dogmatique et toute dogmatisation de la théologie. Ceci oblige à nuancer le projet de soustraire la foi en Jésus-Christ à tout conditionnement occidental. Il y a sans doute quelque chose d’excessif et de discutable dans la volonté de remontée en amont des dogmes et dans la recherche de l’étreinte de l’originaire évangélique14. Cela dit, J.-M. Ela ne convie pas moins le théologien africain à un travail d’herméneutique pour une meilleure intelligence des écritures antérieures qui expriment la foi de l’Église.

J.-M. Ela, on l’a vu, s’est exercé à cette tâche en abordant plusieurs thèmes d’ecclésiologie. Le sens qu’il dégage des écritures antérieures pour les Africains ouvre sur des possibles. Au nombre de ceux-ci, J.-M. Ela place l’exercice de la responsabilité propre des Églises d’Afrique dans les domaines du magistère, de la discipline, de la liturgie, des ministères et des finances. Il lie cette responsabilité à une nouvelle configuration institutionnelle de l’Église latine. Personnellement, je considère moi aussi l’appartenance des Églises d’Afrique aux Églises d’Occident comme une contingence de l’histoire. La configuration ecclésiale actuelle mérite d’être interrogée au profit de l’aménagement d’Églises ayant une consistance propre. La reductio ad unum qui fragilise aujourd’hui les Églises d’Afrique est liée en effet à la structure de l’Église catholique latine. Cette structure doit être dépassée dans la ligne de la communio ecclesiarum. C’est ici que la structure des Églises catholiques orientales pourrait fort bien inspirer une configuration ecclésiale exprimant et servant mieux la catholicité de l’Église. Sur ce point, J.-M. Ela prête attention à ce qu’il nomme « autonomie des Églises locales ». Le choix de ce terme paraît par ailleurs quelque peu regrettable, et sa portée opératoire n’est pas décisive dans le cadre de l’ecclésiologie de communion à laquelle il se réfère. Qu’il me suffise d’observer à la suite de D. Sicard que l’Eucharistie rend impossible l’autonomie de l’Église particulière15.

Tout en partageant l’optimisme de J.-M. Ela sur les potentialités des petites communautés chrétiennes qui fonctionnent comme des cellules de l’Église-famille de Dieu, je ne pense pas devoir pousser leur valorisation systématique jusqu’à leur reconnaître la célébration eucharistique. Je souscris aux analyses de J.-M. Ela sur l’apostolicité et le sens néo-testamentaire du ministère. Je marque néanmoins mes réserves sur la relativisation du rôle et de la valeur de l’imposition des mains. En effet, la tradition ancienne requiert que ceux qui sont appelés à présider à la destinée des communautés soient ordonnés, car l’ordination fonde et détermine leurs responsabilités16. Il devrait être évident que la figure concrète des ministères de l’Église-famille de Dieu, ne peut être définie uniquement par l’opportunité du temps présent. Je crains aussi que la députation à la charge pastorale que J.-M. Ela propose ne replonge dans l’ecclésiologie des pouvoirs qu’il décrie non sans raison.

IV Conclusion

Au moment de reprendre la route après ce temps passé à l’ombre de l’arbre à palabre, il sied de souligner que, bien qu’elle campe parfois aux frontières de la militance, la critique hardie du christianisme de J.-M. Ela ne procède pas d’une préoccupation apologétique. Comme il s’en explique lui-même, les questions qu’il aborde relèvent d’une exigence d’honnêteté et de lucidité17. Cinq adjectifs ne sont pas de trop pour qualifier sa recherche ecclésiologique : catholique, libre, critique, féconde, prophétique. On ne peut que lui savoir gré, de s’interroger sur l’espérance qui habite les Églises d’Afrique. On aurait encore beaucoup à dire de l’actualité des questions qu’il aborde. À bien considérer le profil de la production théologique en Afrique, on ne peut s’empêcher de voir dans son œuvre théologique une application aussi rigoureuse qu’exemplaire de la méthode interdisciplinaire en théologie africaine.

Les réflexions de J.-M. Ela ne laissent pas indifférents et suscitent de féconds débats. Le style vivant d’écriture, la liberté d’esprit et la rigueur de sa pensée ouvrent de larges, riches et fécondes perspectives de recherche18. Nul doute qu’aux yeux des ogres devenus noirs, des sbires des dictateurs africains et des épigones des seigneurs de guerres, l’œuvre de J.-M. Ela signait sa mort, et l’exil n’était qu’une manière de surseoir à cette mort certaine. Aux yeux des gardiens des traditions immuables, des thuriféraires de la romanité et des chantres de l’uniformité, une telle récriture vive et engagée disqualifierait son auteur : pas de carrière dans l’Église ni d’enseignement dans les grands séminaires et Universités catholiques en Afrique. Mais à vrai dire, le discours sur le Dieu des opprimés et des exilés n’est jamais un chant nostalgique de tristesse ni un Te Deum en l’honneur des gardiens de l’orthodoxie. C’est un cantique d’espérance qui tranche avec les paroles verbales sur l’inculturation, la reconstruction, l’invention. Même en exil, il a déconstruit le dogmatisme des griots iréniques de la curie romaine et l’obscurantisme des zélateurs, délateurs et laudateurs des dictatures africaines.

Trouvera-t-on demain en Afrique des évêques audacieux, suffisamment passionnés de l’Afrique d’en-bas pour intégrer le travail d’écriture et d’enseignement de J.-M. Ela dans le programme de formation de futurs prêtres ? Ces derniers seront-ils rompus à « la pastorale des mains sales », loin de tout confort, par solidarité avec « les naufragés » de la crise africaine ? On ne peut que souhaiter à la jeune génération de théologiens africains de trouver dans l’œuvre de J.-M. Ela un modèle d’écriture pour dire Dieu avec des mots de la terre et des traditions africaines.

Le mot de la fin sera celui de cet éveilleur de conscience, accoucheur de l’avenir qu’a été et que demeure J.-M. Ela : « L’émergence d’une théologie prophétique qui ne craint pas de remettre en question aussi bien le prince que le prêtre ou le lévite de la parabole est un défi dont l’urgence aurait dû préoccuper les chrétiens d’Afrique depuis des années »19. Honneur et reconnaissance à J.-M. Ela qui, avec « la théologie sous l’arbre », a relevé ce défi. Aux théologiens africains d’en faire autant !

Notes de bas de page

  • 1 Ela J.-M., « L’Église, le monde noir et le Concile », dans Personnalité africaine et catholicisme, Paris, Présence Africaine, 1963, 59-81. À la page 41, il écrit : « Il ne faut pas beaucoup de prodiges pour se rendre compte de l’urgence humaine et chrétienne du problème de fond que l’Afrique pose à l’Église : désoccidentaliser l’Église, l’affranchir d’une certaine tutelle, de certaines connexions avec des modes de pensée, d’être, de s’exprimer typiquement occidentaux ».

  • 2 Id., La plume et la pioche, Yaoundé, Éditions Clé, 1971.

  • 3 Id., Le cri de l’homme africain, Paris, L’harmattan, 1980.

  • 4 Docteur Honoris causa de la KUL, J.-M. Ela a enseigné à l’Université Catholique de Louvain, à l’Institut Lumen Vitae, à L’Université de Laval, à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et à l’Université de Montréal.

  • 5 Id., De l’assistance à la libération. Les tâches actuelles de l’Église en milieu africain, Paris, Centre Lebret, 1981 ; Voici le temps des héritiers. Églises d’Afrique et voies nouvelles, Paris, Karthala, 1982 (en collaboration avec R. Luneau) ; Ma foi d’africain, Paris, Karthala, 1985 ; Le message de Jean-Baptiste. De la conversion à la réforme dans les Églises africaines, Yaoundé, Éditions Clé, 1992.

  • 6 Id., Repenser la théologie africaine : le Dieu qui libère, Paris, Karthala, 2003.

  • 7 Id., « Le rôle de l’Église dans la libération du continent africain », dans Bulletin de Théologie Africaine IV, 12, juillet-décembre 1984, p. 298.

  • 8 Id., Ma foi d’africain (cité supra n. 5), p. 212.

  • 9 Id., Le cri de l’homme africain (cité supra n. 3), p. 143.

  • 10 Id, Le cri… (cité supra n. 3), p. 132.

  • 11 C’est le thème de sa contribution au colloque d’Abidjan. Cf. « Le droit à la différence ou l’enjeu actuel des Églises locales en Afrique noire », dans Civilisation noire et Église catholique. Colloque d’Abidjan. 12-17 septembre 1977, Abidjan-Paris, Les Nouvelles Éditions Africaines-Présence Africaine, 1978, p. 204-217.

  • 12 Id., Repenser la foi africaine : le Dieu qui libère (cité supra n. 6), p. 403.

  • 13 Beaucoup de théologiens soulignent l’opportunité de la création de nouveaux patriarcats et la nécessité de restructurer le patriarcat d’Occident. Lire en ce sens : Ratzinger J., Le nouveau peuple de Dieu, Paris, Aubier, p. 1971 ; Congar Y., « Le pape comme patriarche d’Occident. Approche d’une réalité trop négligée », dans Église et papauté. Regards historiques, Paris, Cerf, 1994, p. 11-30 ; Borras A., « Ut unum sint. Une encyclique pour les chrétiens en voie de réconciliation », dans ETL LXXII, 4, décembre 1996, p. 368 ; Sesboüé B., Pour une théologie œcuménique, Paris, Cerf, 1990, p. 147-149.

  • 14 À la suite de M. de Certeau, je pense que l’origine reste « imprenable », elle ne peut être que présupposée et nous fuit sans cesse. Lire à ce sujet, M. de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, p.183-225.

  • 15 Sicard D., « Commentaires », dans L’Église comprise comme communion. Lettre de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, Paris, Cerf, 1993, p. 80. Sur l’évaluation du concept d’autonomie et les limites de sa portée opératoire en ecclésiologie, cf. mon ouvrage Pour des Églises régionales en Afrique, Paris, Karthala, 1999, p. 137-163.

  • 16 Cf. Legrand H., « Communion ecclésiale et eucharistie aux premiers siècles », dans L’année canonique XXV, 1981, p. 125-148.

  • 17 Ela J.-M., Repenser la foi africaine … (cité supra n. 6), p. 413.

  • 18 La recherche en théologie africaine ne peut aujourd’hui faire l’économie des travaux de J.-M. Ela. Sur la fécondité de « la théologie sous l’arbre », on peut se reporter aux travaux répertoriés dans dernier ouvrage de J.-M. Ela, Repenser la foi africaine… (cité supra n. 6), p. 439.

  • 19 Ela J.-M., Repenser la foi africaine … (cité supra n. 6), p. 112.

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80