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« Jésus après Jésus » de Mordillat et Prieur

À propos d’un livre récent1

Jean Radermakers s.j.

Les deux auteurs de l’ambiguë émission intitulée Corpus Christi (1997) et du produit médiatique de la même veine paru sous le titre Jésus contre Jésus (Seuil, 1999), Mordillat et Prieur, récidivent en jetant sur le marché public une autre série d’émissions sur « la naissance du christianisme ». Le présent livre nous en donne un avant-goût ; il se nomme : Jésus « après » Jésus. Les auteurs, cinéastes habiles, vont sans doute mettre les chrétiens et les autres téléspectateurs dans la même illusion, opérant à plaisir un savant mélange des témoignages et des avis des personnes interviewées, afin de leur faire dire ce qu’ils veulent faire passer dans leur nouvelle émission : le christianisme est une horrible invention humaine qui a faussé les données objectives de « l’histoire » pour faire triompher une nouvelle religion destinée à oblitérer le judaïsme. Bref, ils utilisent eux-mêmes le procédé dont ils accusent les chrétiens de s’être servis pour leurrer l’humanité.

Un des principes déontologiques de l’historien est d’interpréter ses sources dans l’esprit dans lequel elles ont été écrites. Or les premières sources chrétiennes — évangiles, lettres pauliniennes et apostoliques, actes des apôtres, écrits des deux premiers siècles —, ont été écrites dans la foi au Christ vivant. Ce sont des catéchèses destinées à susciter chez leurs lecteurs la même foi au Ressuscité et de dire le mystère de la communion qu’ils sont appelés à vivre avec Lui. Et nos cinéastes, soucieux de se ménager un énorme succès, font des origines de la chrétienté une présentation prétendument scientifique à laquelle manque cet élément essentiel.

Voyons comment s’y prennent Mordillat et Prieur, car aujourd’hui, de nombreux auteurs ont tenté de cerner la question de la genèse du christianisme, dans des tendances diverses ; nous avons recensé quelques-uns de ces essais (cf. NRT 121 [1999] 274-287) et les deux auteurs du livre en citent d’autres dans une bibliographie fort éclectique, qu’ils pillent abondamment et qu’ils confisquent à leur guise.

En dix chapitres, menés cavalièrement, dans un style agréable et fluide dissimulant une tension constante, ils parcourent les écrits du Nouveau Testament en critiquant et contestant la plupart des éléments qui frappent un lecteur fondamentaliste. Le propos est de dénoncer les prétendues « incohérences » de tous les textes au regard d’un concept d’« histoire » hérité des positivistes. Leur lecture se trompe de cible : pas la moindre notion de symbolisme biblique ; pas le moindre souci d’une perception intérieure des textes ; pas la moindre sensibilité pour une lecture dans la foi, qui préside à la composition de toute la Bible. C’est navrant !

Mordillat et Prieur reprennent le récit évangélique — les quatre évangiles confondus — à partir de la crucifixion de Jésus, et ils expliquent comment « les juifs de la mouvance chrétienne » ont inventé la résurrection de Jésus pour en faire le « Seigneur », un peu comme les Romains divinisaient leurs empereurs à qui ils donnaient le même titre. Apparitions du Ressuscité ? Radotage de femmes ! Et tout de suite, dans la communauté naissante, opposition entre Pierre et Jean, puis entre le clan des « frères de Jésus », avec Jacques à leur tête, et les disciples du Nazaréen. L’occasion est belle, entre temps, d’égratigner la virginité de la mère de Jésus au profit des racontars qui traînent dans les évangiles apocryphes. Querelles de pouvoir pour la succession du Maître, ce qui permet de brosser la caricature des apôtres, prétendants d’un Royaume qui n’arrive jamais. À nouveau querelles de famille, entre Hébreux et Hellénistes cette fois, avec le protagoniste Étienne présenté comme Jésus II.

Ne sachant lire les Actes des apôtres selon l’esprit du dernier rédacteur, ils consultent les actes apocryphes de Paul, l’homme noir, l’avorton, le vrai fondateur du christianisme, le conquérant d’Antioche, « l’homme que vous aimerez haïr » (p. 183) : « Paul est le lien le plus sûr entre tous les contraires. La référence constante auxquels (sic !) tous se rattachent, les uns “pour” comme les “contre”. La rue droite du christianisme, c’est Paul » (p. 188). Mais sous le nom de cet homme, que de faussaires ont composé des lettres déviantes, glissé des interpolations dans celles supposées authentiques, sans parler de Luc qui rédige « le roman des origines » (p. 253), suivi par Eusèbe de Césarée ! L’essentiel, pour les premiers chrétiens, était de rompre avec le judaïsme, afin de ne pas rester une petite secte juive oubliée en marge de la société : il fallait que l’Église se donne ses lettres de noblesse et usurpe le titre de « véritable Israël » (p. 331s.). Telle est la thèse des auteurs.

Mordillat et Prieur concluent : « Question d’optique : le christianisme est une aberration historique, comme on qualifie en physique un phénomène qui, logiquement, ne devait pas se produire » (p. 364). Et ils ajoutent : « On peut tout dire pour tenter de déterminer le point de départ, la date de naissance, mais c’est une chimère. Chaque fois que l’on croit saisir l’origine du christianisme, on se retrouve au centre d’un jeu de miroirs où chaque image démultipliée interdit d’en choisir une seule » (p. 365).

Pastichant et retournant contre ses auteurs la présentation du livre, nous pourrions dire : cette lecture superficielle des écrits du Nouveau Testament, la confirmation de cette optique obtenue en interrogeant des personnes (remerciées en fin de volume) puis en manipulant leurs interventions, cette imposture donc, c’est « au prix de quelles contradictions, contorsions, illusions, qu’on y est parvenu » ? Quelles traces de la fabrication de cette émission sur les origines du christianisme allons-nous pouvoir retrouver dans la savante élucubration servie aux téléspectateurs par ces cinéastes zélés ? Cela frise la malhonnêteté intellectuelle !

Bref, la vieille thèse moderniste des Renan et Loisy revient en force, étonnamment orchestrée par la puissance des médias. Une force dont les coups sont des images, qui imprègnent les imaginations, et les consciences. On n’en sort pas indemne : Mordillat et Prieur nous présentent le christianisme comme une vaste entreprise de mystification, et l’on finit par le croire. Le souci calculé de pervertir le texte du Nouveau Testament apparaît dès les premières pages du livre, où le présupposé – dont cependant les auteurs se défendent – se manifeste au grand jour. Et ils ne se démentiront pas jusqu’à la fin. Quelle persévérance ! Sauf de nombreuses incohérences de lecture dont ils croient sans doute qu’elles passeront inaperçues au lecteur ou au téléspectateur naïf. Jésus disait : « On reconnaît l’arbre à ses fruits ; on ne cueille pas de figues sur les épines, on ne vendange pas de raisin sur des chardons » (Lc 6,44). Que le lecteur juge ! Jésus était-il un pharisien juif illuminé, mort martyr par crucifixion, victime de l’incompréhension de ses concitoyens, dont Paul et les évangélistes, comme les premiers auteurs chrétiens, ont fait une sorte de mythe universel… ? Ou bien, comme l’écrit l’auteur de la lettre aux Hébreux : « Jésus Christ, hier et aujourd’hui, est le même ; il le sera à jamais. Ne vous laissez pas égarer par toutes sortes de doctrines étrangères » (He 13,8-9).

Dites, et s’il était vrai, au contraire, que l’Église est l’œuvre de Dieu venu sur terre ? S’il était vrai que Jésus est réellement le Fils de Dieu envoyé aux hommes pour annoncer et réaliser le Royaume des cieux ? S’il était vrai qu’il est vivant à travers les siècles, et que nous pouvons le croire, l’aimer, espérer en lui… et retrouver, dans « la source miraculeuse » de l’Évangile, la fraîcheur de sa grâce ?

Dommage que les éditions du Seuil se fassent ainsi piéger, et deviennent complices d’une vaste entreprise commerciale de déstabilisation de la foi chrétienne !

Au moment de publier cet article, nous prenons acte d’une note de la Commission doctrinale de la Conférence des évêques de France sur l’émission télévisée « L’origine du christianisme » diffusée du 3 au 17 avril 2004 sur la chaîne de télévision Arte (voir DC 2312 [101, 2004] 374-377).

Les évêques français avertissent les téléspectateurs qu’il s’agit d’un « essai de vulgarisation de la recherche exégétique et historienne » entreprise dans un souci d’honnêteté et d’objectivité. Ils évaluent ensuite l’émission à un triple niveau, faisant état d’une thèse contestable, relevant des inexactitudes dans la présentation des faits et signalant l’ambiguïté du propos. Ils en notent les effets négatifs dans la mesure où l’Église apparaît comme le produit d’une série de conflits et de luttes de pouvoir, jetant ainsi le discrédit sur la foi ecclésiale. Ils remarquent le « bon usage » critique qu’on peut faire de cette émission en ouvrant un débat sur l’interprétation des Écritures et en développant une historiographie des origines du christianisme dans le respect de l’objectivité du « mystère chrétien ». Ils invitent enfin à un travail d’intelligence théologique qui conduira à « revisiter la tradition et l’histoire de l’élaboration des dogmes chrétiens pour mieux les entendre et en vivre ».

Ce complément, utile pour l’information des lecteurs, touche davantage les émissions télévisées que le livre qui les a précédées, où la thèse des auteurs se trouve radicalisée.

Notes de bas de page

  • 1 Mordillat G. – Prieur J., Jésus après Jésus. L’origine du christianisme, Paris, Seuil, 2004, 22x15, 393 p., 21.00 €. ISBN 2-02-051249-1.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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