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L’acte de foi chez Newman. Quelques étapes de sa théorie de l’assentiment

Alain Thomasset a.a.
Réfléchir sur l’acte de foi a été une préoccupation constante de J.H. Newman. Cet article s’attache à dégager quelques étapes de cette réflexion, partant des Conférences sur la doctrine de la justification (1838) pour aboutir à la Grammaire de l’assentiment (1870). Certains thèmes sont soulignés : la relation de la foi avec les sacrements et avec la raison, la critique de Locke et la place de l’Église.

Introduction

Pourquoi étudier le bienheureux Newman (1801-1890) dans le contexte de l’année de la foi ? On peut certes considérer sa Grammaire de l’assentiment (1870)1 comme une contribution majeure et décisive à l’intelligence de l’acte de foi. Mais cet ouvrage difficile est l’aboutissement d’une réflexion de toute une vie. Newman aurait un jour répondu à quelqu’un qui lui faisait part de certaines critiques contre son grand ouvrage : « qu’ils voient d’abord où se trouve le problème », Let them first see the problem ! Pour ce faire, nous pouvons rechercher comment le problème de l’acte de foi s’est posé à Newman et comment il a été à même d’y donner une réponse originale, et indiquer, sans prétention d’exhaustivité, quelques étapes de sa pensée sur le sujet.

Pour rendre raison de l’originalité de cette pensée, il faut d’abord mentionner sa sympathie profonde, voire sa fascination, dès sa jeunesse, pour le christianisme des Pères, surtout de ceux d’Alexandrie (tels Clément, Origène, Athanase). Il se fera d’ailleurs le premier grand défenseur moderne de cette école théologique en 1832, en la disculpant d’être à l’origine de l’hérésie arienne. Sa première conversion — son premier « acte de foi » conscient — durant l’été 1816, lui a donné une connivence avec le christianisme de ces Pères. Ils seront ses premiers modèles de vie et de pensée.

Ensuite, Newman fut plongé très tôt au cœur des débats doctrinaux de son temps, particulièrement aigus dans l’Église (anglicane) d’Angleterre. Son intelligence aiguisée et le milieu religieux et intellectuel exceptionnel dans lequel elle se développa, à l’Université d’Oxford, furent propices à des découvertes fécondes et à une maîtrise hors du commun des enjeux doctrinaux. Le christianisme de son pays était divisé en divers partis, dont l’origine remontait à la réforme protestante et à ses conséquences spécifiques en Angleterre. L’intervention des souverains aboutit à une religion médiane entre catholicisme et protestantisme, excluant les extrêmes (le catholicisme romain et les formes radicales du protestantisme), mais faisant coexister en son sein d’abord deux, puis trois grandes tendances doctrinales : la tendance anglo-catholique, sympathisant avec le catholicisme des Pères et parfois même du Moyen-Âge, la tendance évangélique (d’origine calviniste ou « puritaine »), qui met l’accent sur une religion dépouillée des formes extérieures, et enfin une tendance latitudinaire, dite modérée, mais qui se révélera être un rationalisme conduisant à la dissolution du christianisme et une voie principale vers l’athéisme contemporain. Newman appelle cette tendance plus récente, le « libéralisme », né à ses yeux du développement indu des prétentions de la raison dans le domaine religieux. Il la caractérise comme le principe anti-dogmatique. Le jeune Newman s’est converti sous l’influence d’un christianisme évangélique. Dans les premières années de son ministère presbytéral, après une tentation d’adopter le libéralisme de ses maîtres d’Oxford, il adopta une position anglo-catholique, puis, comme il le dira plus tard, « les Pères ont fait de moi un catholique », au sens de catholique romain.

Une troisième caractéristique doit être mentionnée, à savoir son sens pastoral, lui aussi très aiguisé. « Je porte la responsabilité des âmes jusqu’à ma mort », écrit-il dans un carnet, le soir de son ordination diaconale, en 1824. Or, en effet, des enjeux pastoraux lui feront souvent ressentir comme un impératif de parler et de publier. C’est, par exemple, la volonté de voir son Église se réformer d’une vraie réforme, pour qu’elle retrouve la vigueur du christianisme ancien et résiste aux empiètements de l’État, qui sera l’aiguillon principal de son implication dans le mouvement d’Oxford ou mouvement « tractarien » (des tracts), de 1833 à 1845 (date de sa conversion à l’Église catholique).

Comment Newman a-t-il été amené à écrire sur le sujet de la foi ? Annonçons d’emblée quatre éléments de réponse : d’abord, il dut rencontrer l’affirmation luthérienne de la justification par la foi seule, qui semble incluse dans les formulaires doctrinaux de l’anglicanisme ; de même, il devra affronter la pensée religieuse de John Locke, défenseur majeur d’une soumission de la foi à la raison ; en outre, le prédicateur ressentira la nécessité pastorale de convier les âmes à la foi et à la persévérance dans la foi ; enfin, il devra rendre raison de la notion proprement catholique de la foi, sans préjudice de la possibilité d’une foi chrétienne authentique hors du catholicisme.

I Les Conférences sur la doctrine de la justification (1838)2

D’après le savant Döllinger, ces conférences sont « le plus beau chef-d’œuvre théologique que l’Angleterre ait produit depuis cent ans », et Jean Honoré estimait que ce compliment n’était pas usurpé :

C’est assurément l’un des plus beaux traités de la grâce qui soient. Nous ne parlons pas seulement de la langue, toujours précise et simple, riche en images et en symboles, affranchie de tout vocabulaire abstrait, saturée d’expressions bibliques et nourrie de sève patristique. Mais nous évoquons surtout la méthode avec laquelle Newman pousse son étude et amorce des développements théologiques où la justesse de la pensée le dispute à la profondeur de vue et à l’émotion religieuse3.

Il est considéré aussi comme une réussite œcuménique avant la lettre. L’importance historique de ce volume lui vient de ce qu’il est une déclaration du chef des tractariens concernant la doctrine de la justification par la foi seule, doctrine que le parti « évangélique » d’alors regardait comme l’essence de l’Évangile.

Parler de la justification par la foi implique de clarifier les termes de « foi » et de « justification ». Aussi, on peut considérer la première partie de l’ouvrage (du moins les conférences 3 à 9), comme une étude de ce qu’est la justification. Les conférences 10 à 12 se rapportent davantage à l’étude de la foi. Pour notre propos, nous nous limiterons aux conférences 10 et 11.

Au début de la 10e conférence, Newman résume un des acquis de sa discussion sur la justification en disant « que la justification consiste dans la présence du Christ en nous, et que cette présence se manifeste en nouveauté de cœur et de conduite » (Jfc 123). Dans ce contexte se pose la question de savoir où situer la foi. Newman rencontre ici une thèse officielle. La reine Élisabeth avait imposé un Acte d’uniformité, selon lequel toute entrée en fonction dans l’Église d’Angleterre devait être précédée de la souscription aux 39 articles de religion. Quiconque prêcherait des doctrines en contradiction avec ces articles devrait quitter le ministère. On devine là une difficulté pour les tractariens s’ils veulent répandre des doctrines de tendance catholique réputées contraires aux articles. Or, selon le 11e article, « nous sommes justifiés par la foi seule » (we are justified by faith only). Par ailleurs, les articles imposent de reconnaître la valeur religieuse des Homélies, recueil(s) formé(s) d’homélies de théologiens anglais. Or, remarque Newman, l’Homélie sur la passion déclare, semblablement, que « la foi est l’unique moyen et l’unique instrument de la justification ».

Avant d’aller plus loin, signalons un principe herméneutique dont Newman fera usage dès avant de devenir catholique et qui semble déjà le guider, à savoir que les textes doivent être interprétés dans le sens de l’Église catholique de toujours. Une telle interprétation doit être possible avec les articles, notamment parce que ces textes ont été signés par des théologiens de tendance catholique. On peut donc donner le même sens que ces prédécesseurs anglo-catholiques ont donné à ces articles. D’où la question : « si la foi est le seul instrument de la justification, en quel sens l’est-elle ? »

D’abord, la foi dont il s’agit n’est pas n’importe quelle foi, mais une foi vivante :

La foi qui n’a pas confiance, comme celle des démons, ou la foi qui n’aime pas, bien qu’elle puisse déplacer des montagnes, ou la foi qui n’agit pas, comme celle de celui qui a le pouvoir de vouloir ce qui est bien, mais pas de l’accomplir, une foi telle que celles-là ne justifie pas. Ce n’est donc pas la foi pure et simple, mais la foi en certaines circonstances ou conditions, la foi quand elle a confiance, quand elle aime et quand elle est vivante, une foi qui porte du fruit, c’est elle qui est le seul moyen et instrument de la justification.

(Jfc 224-225)

Par ailleurs, rien n’empêche que le baptême soit aussi le seul instrument de la justification, mais en un autre sens : « le baptême peut être la main du donateur et la foi, la main de celui qui reçoit » (Jfc 226). Cependant, la justification est un état, et comme telle, elle a besoin d’un instrument perpétuel ; or, le baptême ne se produit qu’une seule fois, et dès lors ne peut être cet instrument, au contraire de la foi : « La foi assure continuellement à l’âme ces dons mêmes que le baptême accorde dans un premier temps » (Jfc 226)4. Et Newman de contester les positions populaires selon lesquelles « la foi est considérée comme le seul instrument, non pas après le baptême, mais avant ; alors que, en réalité, le baptême est l’instrument primordial, et il fait en sorte que la foi soit ce qu’elle est et qu’autrement elle ne serait pas, en lui donnant un pouvoir et un rang et en la constituant, en quelque sorte, comme son propre successeur » (Jfc 227)5. La foi, considérée comme un instrument, est toujours secondaire par rapport aux sacrements.

L’Écriture sainte confirme cet enseignement. Prenons S. Paul. S’il y en a un qui a dû recevoir la justification avant le baptême, c’est lui : soit au moment où le Christ lui apparut, soit juste après, au cours de ses trois jours de prière et de jeûne ! Pourtant Ananie le prie de se faire baptiser pour que ses péchés soient lavés. S. Paul lui-même enseigne la même doctrine lorsqu’il écrit aux Galates : « Vous êtes tous fils de Dieu, par la foi, dans le Christ Jésus. Vous tous, en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ » (Ga 3,26-27). Ici aussi, la foi justifie parce que le baptême a justifié. La lettre aux Hébreux et la première lettre de Pierre proposent le même enseignement : « Dans ces passages, la foi est considérée comme un moyen permanent ou de persévérance (sustaining), et non pas le début de la justification » (Jfc 232). D’autres textes s’accordent avec cette idée, parlant de notre foi comme assurant notre état de faveur. Par exemple, la célèbre phrase : « le juste vivra par la foi, mais s’il fait défection, mon âme ne trouve plus plaisir en lui ».

De tels passages prouvent aussi que seule la foi a ce pouvoir de persévérance (sustaining power), car tandis que ce pouvoir est de façon si fréquente attribué à la foi, de façon absolue et sans nuance, il n’est pas attribué à d’autres grâces. Si le mot tenir (standing) signifie être dans un état de justification, c’est la foi, et aucune autre grâce, qui opère pour nous garder en cet état.

(Jfc 233)

Donc, la position de Newman est que la foi seule est considérée comme l’instrument par lequel nous demeurons dans l’état de justification. Nulle part elle n’est déclarée obtenir la justification en première instance, bien qu’elle soit une condition pour le baptême, mais alors, elle l’est au même titre que le repentir ou que la résolution de mener une vie nouvelle.

Il y a un autre sens possible de la formule du 11e article à ses yeux. S’il est vrai que la foi avant et après le baptême n’a pas le même rôle, ni la même efficacité, « il y a un point de vue selon lequel son caractère et sa fonction sont toujours les mêmes, et sa relation vis-à-vis de la justification demeure la même » (Jfc 243).

Si ce n’était pas la même habitude d’esprit substantiellement en toute circonstance, elle ne serait pas appelée la foi ; et dans la mesure où c’est la même habitude, elle a la même fonction, dont une caractéristique spéciale est qu’elle magnifie la grâce de Dieu, et est une sorte de témoin de sa gratuité et de sa largesse. En conséquence, elle est un symbole de la nature et du mode de notre justification et de son histoire ; si les théologiens protestants disent qu’elle seule justifie, c’est pour que nos esprits puissent être affectés par un sens convenable de notre incapacité à faire aucun bien par nous-mêmes.

(Jfc 243-244)

Dire que nous sommes justifiés par la foi seule était dans la bouche de Mélanchton une façon figurative de parler, pour dire que nous ne sommes justifiés ni par la foi, ni par les œuvres, mais par Dieu seul. Et les réformateurs anglais adoptèrent cette figure de langage.

La conférence 11, intitulée « La nature de la foi qui justifie » (The Nature of Justifying Faith) veut étudier ce qu’est la foi, et en elle-même et en tant qu’elle existe chez les régénérés. Pour ce faire, Newman part du texte de la lettre aux Hébreux : « la foi est la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas »6. Or, « notre Église n’a nulle part défini la foi. Les articles sont totalement silencieux ; et bien que les homélies comportent bien des descriptions populaires, ils n’offrent, et c’est normal, rien de cohérent et de précis » (Jfc 252).

Dire que la foi religieuse est la substance de choses espérées, revient à dire qu’elle réalise dans le présent ce qui adviendra plus tard. Dire qu’elle est la preuve de ce qu’on ne voit pas signifie le genre de preuve par lequel l’invisible est admis comme existant réellement. Ainsi, dans la voie de la nature, c’est par la vue que nous vérifions les choses autour de nous ; et les choses qui doivent être, nous les reconnaissons par la raison ; « mais la foi est notre informateur concernant les choses présentes que nous ne voyons pas, et les choses futures que nous ne pouvons prévoir. Et de même que la vision contemple formes et couleurs, que la raison contemple les progrès de l’argumentation ; ainsi la foi repose sur la parole divine comme le signe et le critère de la vérité » (Jfc 252-253). La foi signifie donc la perception ou l’appréhension par l’esprit de réalités célestes, provenant d’une confiance instinctive en la divinité ou vérité de la parole extérieure qui nous informe à leur sujet. Que l’esprit agisse selon cette connaissance ainsi obtenue dépend de quelque chose d’ultérieur, à savoir son état moral.

La définition de la lettre aux Hébreux peut presque s’appliquer à une foi non religieuse, la foi des mauvais esprits par exemple, dont parle S. Jacques : « Les hommes religieux croient et “espèrent” ; “les démons croient et tremblent”. Ils croient en un jugement à venir », et ce, nécessairement, sur la base de la parole infaillible de Dieu qui l’annonce. « Aussi, la peur et le désespoir accompagnent inséparablement la foi des démons ; l’espérance et la confiance accompagnent inséparablement la foi religieuse ; mais toutes deux sont par nature une seule et même foi, en tant qu’acceptation de la parole de Dieu concernant le futur et l’invisible » (Jfc 253-254).

Newman critique la définition luthérienne de la foi comme confiance en disant que la confiance n’est pas la foi, mais elle accompagne la foi vivante, la foi vertueuse. Cependant, ajoute-t-il, si elle l’accompagne, elle n’est pas la seule à l’accompagner : d’autres vertus ou grâces l’accompagnent aussi nécessairement7.

Newman distingue alors deux façons de définir la foi, celle de l’école romaine et celle des homélies anglicanes.

Les écoles romaines la définissent presque selon son simple contour schématique, telle qu’elle est en elle-même, considérée à part de toutes circonstances ou états d’esprit, comme on la trouve chez les bons et les mauvais, comme vivante et comme morte. Elles la considèrent comme un assentiment de l’esprit à la parole de Dieu. De l’autre côté, nos homélies semblent considérer que la grâce change à ce point sa nature, qu’une description d’elle, valant à la fois pour avant la justification et après elle, n’est qu’une généralisation verbale et un sophisme pratique, comme si on appelait du même nom le corps vivant et le cadavre ; et dès lors elles enseignent que la foi ne doit pas être appelée réelle à moins qu’elle ne soit vivante. Par conséquent, au lieu de tenter une définition stricte, elles s’étendent sur ses propriétés ou ajouts chez le régénéré, et nous la présentent en toute la richesse, l’énergie et la plénitude de stature que donne la grâce.

(Jfc 258)

II Sermon universitaire 11 : La nature de la foi en rapport avec la raison (1839)8

Le 13 janvier 1839, Newman prêche ce qui deviendra le onzième des 15 sermons prononcés devant l’Université d’Oxford, consacrés aux rapports de la foi et de la raison. D’après Maurice Nédoncelle, ce sermon constitue un tournant, en ce sens que, jusqu’alors, Newman opposait ou, mieux, distinguait la foi et la raison, tandis qu’ici il classe l’acte de foi comme étant un acte de la raison. Il veut surtout réagir contre l’idée selon laquelle la foi serait un raisonnement déficient :

Il est habituel de nos jours de parler de la foi comme si elle était seulement de nature morale, qu’elle dépendait et faisait suite à un acte distinct et antérieur de la raison — la raison garantissant, sur la base d’une preuve, à la fois ample et soigneusement examinée, que l’Évangile vient de Dieu : alors seulement la foi y adhère. Par contre, l’idée de la foi que donne l’Écriture, et qui est aussi la plus en harmonie avec les faits, est celle-ci : non qu’il y ait réellement un processus unifié d’abord de raisonnement puis de foi, mais l’acte de foi est simple et élémentaire, complet en lui-même, et ne dépend d’aucun processus intellectuel préalable.

(US 202)

Newman imagine un cas concret :

La parole de Vie est offerte à un homme ; il l’écoute et il y croit. Pourquoi ? Sur la base de deux fondements : la parole de son messager humain et le caractère vraisemblable du message. Et pourquoi considère-t-il le message comme probable ? Parce que son cœur l’accueille avec un amour fort, quoique la preuve soit faible. Il a un sentiment très vif de l’excellence profonde du message, il le trouve très désirable, très ressemblant avec celui que, à ses yeux, la Bonté divine devrait nous accorder si elle nous en accordait un, il sent très vivement le besoin d’une révélation et son caractère probable. La foi est ainsi le raisonnement d’un esprit religieux, de ce que l’Écriture appelle un cœur droit ou renouvelé, qui se guide sur des présomptions plutôt que sur des preuves, qui spécule et s’aventure sur un avenir qu’il ne peut maîtriser.

(US 202-203)

La foi n’est donc pas un simple appendice d’un acte de raison, mais elle est en elle-même un raisonnement. S’interrogeant alors sur la nature de la raison, il énonce : « C’est par elle que nous arrivons à la connaissance des êtres, des faits, des événements qui dépassent la portée de nos sens. (…) Mais en même temps avec cette particularité qu’elle les obtient indirectement et pas directement. C’est une faculté qui passe des choses perçues à celles qui ne le sont pas. (…) C’est la faculté d’obtenir des connaissances sur la base de fondements donnés » (US 206-207).

Pour le Fellow d’Oxford, si telle est bien la raison, un acte ou une démarche de foi est certainement un exercice de la raison. « La foi accepte comme réelles des choses que les sens ne perçoivent pas, sur la base de certaines raisons préalables ; c’est un moyen de connaissance indirecte pour atteindre ce qui est hors de nous » (US 207). Il donne des exemples d’un tel acte de foi : « J’adhère à cette doctrine (I assent to this doctrine as true), parce qu’on me l’a enseignée ou : parce que mes supérieurs m’y engagent, ou : parce que des personnes en qui j’ai confiance me disent qu’elle a été sanctionnée autrefois par des miracles, etc. » (US 207208). Il est facile d’accuser alors la foi d’être un raisonnement défectueux ou illogique ; sauf si l’on admet que le raisonnement de la foi ne découle pas seulement de preuves immédiates, comme celles exprimées ci-dessus, mais d’autres raisons venues de plus loin.

Or, de ce point de vue, la foi ressemble à d’autres formes de raisonnement assez communes. Newman donne une série d’exemples tirés de l’expérience profane, et conclut : « tout ceci montre que les hommes, bien qu’ils s’expriment mal ou, si l’on veut, pensent mal, raisonnent correctement dans l’ensemble. (…) Ils argumentent peut-être mal, mais ils raisonnent bien ; car les raisons qu’ils mettent en avant ne représentent pas leurs vraies raisons » (US 212). Un exemple nous suffira pour indiquer ce que Newman vise à ce sujet :

Voyez par quelle sagacité mystérieuse un grand général connaît où en sont ses alliés et ses ennemis, quel sera et où se produira le résultat final de leurs efforts et de leurs mouvements combinés, et dites-moi, si on lui demandait de démontrer la chose sur du papier ou de vive voix, si toutes les brillantes conjectures ne pourraient être réfutées et toutes les raisons qu’il produirait regardées comme illogiques.

(US 217-218)

Dans la Grammaire de l’assentiment, Newman fera une vaste étude des divers modes de raisonnement concrets adoptés par les hommes et qui ne se réduisent jamais à des raisons claires et distinctes que l’on peut transcrire sous forme de syllogisme. Par contre, il distinguera plus clairement le raisonnement et l’acte d’assentiment.

III L’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845)9

L’essai de Newman sur le développement doctrinal est sa dernière œuvre anglicane, mais aussi sa première œuvre catholique, car c’est grâce à elle qu’il put vérifier la conviction à laquelle il était parvenu, selon laquelle l’Église catholique romaine était l’héritière de l’Église des apôtres. Or, cette conviction s’accompagnait d’une découverte qu’il a contribué plus que tout autre à faire adopter par l’Église catholique elle-même, à savoir que la doctrine révélée est susceptible d’accroissements, appelés développements doctrinaux. Il y a des points de doctrine ou de discipline appartenant à la Révélation, mais qui n’étaient pas nécessairement tenus de façon consciente par l’Église des premiers siècles ; c’est peu à peu que la pensée de l’Église les a élucidés, et ces points sont parvenus à une maturité telle que l’Église a pu les déclarer comme nécessaires, ou « de foi ».

Mais il existe aussi de faux accroissements ou faux développements, comme le sont les hérésies. Pour distinguer les vrais développements des faux dans le christianisme, Newman donne sept critères (appelés « tests » ou « notes »). La deuxième note est appelée « continuité des principes ». Les développements authentiques du christianisme depuis l’origine ont été conduits tout du long d’après des principes continus et bien définis. Le premier principe est celui « du dogme, c’est-à-dire de vérités surnaturelles confiées irrévocablement dans le langage humain, imparfait parce qu’il est humain, mais définitif et nécessaire parce que donné d’en haut » (Dev 325). Le deuxième principe est celui de la foi, « qui est le corollaire du dogme, étant l’acceptation absolue de la Parole divine avec un assentiment intérieur, par opposition aux informations éventuelles provenant de la vision et de la raison » (Dev 325).

Ce dernier principe, que Newman appelle « la suprématie de la foi » est

que la croyance dans le christianisme est en elle-même meilleure que l’incroyance ; que la foi, bien qu’étant une action intellectuelle, est éthique en son origine ; qu’il est plus sûr de croire ; que nous devons commencer par croire ; que, en ce qui concerne les raisons de croire, elles sont pour la plupart implicites, et ne doivent être que légèrement reconnues par l’esprit qui est sous leur influence ; qu’elles consistent, en outre, plutôt en présomptions et en risques (ventures) envers la vérité qu’en preuves précises et complètes ; et que les arguments probables, conduits avec l’examen et la sanction d’un jugement prudent, sont suffisants pour des conclusions que nous embrassons même comme très certaines, et utilisons pour certains usages des plus importants.

(Dev 327)

Le principe opposé est celui selon lequel « les doctrines doivent être considérées comme vraies seulement dans la mesure où elles sont logiquement démontrées » (Dev 327). Ici, l’adversaire de Newman est le philosophe anglais John Locke, qui écrivait : « tout ce que Dieu a révélé est certainement vrai ; il n’y a pas de doute à ce sujet. C’est l’objet propre de la foi ; mais c’est la raison qui doit juger si c’est une révélation divine ou pas ». L’affirmation est correcte, estime Newman, si par là Locke veut seulement dire qu’on peut donner des preuves pour la révélation et que la raison est logiquement antérieure à la foi. Mais en fait, il « tient que, pour un individu, agir selon la foi sans preuve, ou bien faire de la foi un principe personnel de conduite, sans attendre d’avoir ses raisons précisément exprimées et toutes prêtes pour la controverse, c’est enthousiaste et absurde » (Dev 327). Car Locke écrit aussi :

Comment un homme peut-il savoir qu’il est un amant de la vérité pour le compte de la vérité, il vaut la peine de le rechercher ; et je pense qu’il y a pour cela une marque infaillible, à savoir de ne pas tenir une proposition avec une assurance plus grande que les preuves sur lesquelles elle repose ne garantiront. Quiconque va au-delà de cette mesure d’assentiment, c’est sûr, ne reçoit pas la vérité dans l’amour de la vérité ; n’aime pas la vérité pour elle-même, mais pour un autre motif.

(Dev 327)

Dans le reste de la section, Newman montre « l’unanimité des catholiques, anciens et modernes, dans leur rejet absolu » de ce principe. Il cite Origène, Irénée, Eusèbe de Césarée, et conclut : « Je ne veux pas dire, bien sûr, que les Pères étaient opposés aux enquêtes faites sur la base intellectuelle du christianisme, mais qu’ils tenaient que les gens n’étaient pas obligés d’attendre une preuve logique avant de croire ; au contraire, la majorité devait croire d’abord sur la base de présomptions, puis laisser venir la preuve intellectuelle comme leur récompense » (Dev 330). Il cite encore Augustin, puis des théologiens catholiques modernes, montrant qu’ils admettent le même principe de la suprématie de la foi sur la raison.

L’objectif de Newman n’est pas ici de répondre à Locke. Il se contente de montrer l’opposition entre la vision de ce dernier, influente dans l’intelligentsia anglicane, et l’ensemble de la tradition chrétienne, et surtout de montrer l’identité de position sur ce point entre les théologiens catholiques modernes et ceux d’autrefois : il y a bien continuité de principes, comme il se doit dans l’unique Église de tous les temps, malgré les développements introduits. C’est dans la Grammaire de l’assentiment que Newman répondra philosophiquement à la conception lockéenne.

IV « Des dispositions préparatoires à la foi » (1856)10

Il s’agit d’un sermon prêché le quatrième dimanche de l’Avent 1856 en l’église de l’Université catholique de Dublin, université tout récemment fondée, dont Newman fut d’ailleurs le premier recteur (1851-1858). Ainsi qu’il l’indique au bas de la première page, il s’agit du deuxième sermon du volume II de ses « Sermons paroissiaux » anglicans, bien que « réécrit » (re-written). Le sermon originel date de décembre 1834, soit 22 ans plus tôt, et est donc antérieur aux textes que nous avons commentés. C’est dire que, aux yeux du recteur catholique, son contenu reste important pour une juste compréhension de l’acte de foi.

D’après plusieurs passages de l’Écriture, on peut voir que, « avec de bonnes dispositions, la foi est aisée, et que sans bonnes dispositions, la foi n’est pas facile ; et que ceux qui furent loués pour leur foi étaient ceux qui avaient déjà les bonnes dispositions, et que ceux qui furent blâmés pour leur incrédulité étaient déficients de ce point de vue, et qu’ils auraient cru, ou cru plus tôt, s’ils avaient possédé les dispositions nécessaires pour croire, ou en plus grande quantité » (SVO 63).

Il s’agit de la « bonne volonté » dont parlent les anges aux bergers de Bethléem. Pour en rendre compte, Newman décrit le phénomène de la conscience, conçue comme la voix de Dieu en l’homme. Il ajoute :

en proportion de notre écoute de cette Parole, et de l’usage que nous en faisons, non seulement nous apprenons davantage d’elle, non seulement ses ordres deviennent plus clairs et ses leçons plus larges et ses principes plus cohérents, mais sa voix même est plus forte et plus autoritaire et contraignante. Et c’est ainsi que, pour ceux qui utilisent ce qu’ils ont, il est donné davantage ; car, commençant avec l’obéissance, ils poursuivent avec la perception intime et la croyance en un seul Dieu. Sa Voix en eux témoigne de Lui, et ils croient Son propre témoignage sur Lui-même. Ils croient en Son existence, non parce que d’autres le disent, non pas sur la seule parole humaine, mais avec une appréhension personnelle de sa vérité. Tel est, donc, le premier pas dans ces bonnes dispositions qui conduisent à la foi en l’évangile.

(SVO 65-66)

Il est intéressant de constater ici l’articulation entre l’enseignement de Newman sur la conscience et celui sur la foi. Mais il y a plus car, en dépit de tout ce que cette Voix fait pour eux, elle ne fait pas assez. « Le don de la conscience fait naître un désir pour ce qu’elle-même ne fournit pas totalement. Elle leur inspire l’idée d’une direction autoritaire, d’une loi divine ; et le désir de la posséder dans sa plénitude, non pas dans des portions fragmentaires ou des suggestions indirectes » (SVO 66). C’est ainsi que, pour Newman, la définition même de l’homme religieux qui n’est pas chrétien, c’est d’être à l’affût (to be on the look-out).

Il y a une autre raison pour une telle attente, c’est la perception que l’on obéit si mal à la conscience et, de plus, la voix de la conscience ne parle pas de miséricorde, mais de punition ; elle suggère un jugement futur sans dire comment l’éviter : « Pour toutes ces raisons, dès lors, parce qu’il ressent son ignorance, parce qu’il ressent son esclavage, parce qu’il se sent coupable et en danger, un homme religieux qui n’a pas la bénédiction de la Révélation, sera à l’affût d’une Révélation » (SVO 67-68).

Newman met alors en contraste cette attitude des rares élus avec celle de la multitude des autres, « qui ne se préoccupent pas de religion, qui désobéissent à leur conscience, qui pensent aussi peu que possible à ses ordres, qui s’en débarrasseraient, s’ils le pouvaient. Que vont-ils connaître des convictions, appréhensions, espoirs et désirs, dont j’ai parlé ? » (SVO 68). Ils ne seront pas à l’affût d’une révélation. Et dès lors, en supposant que la nouvelle d’un message atteigne un homme de chaque catégorie, comment agiront-ils respectivement ? Newman répond :

Sur celui qui a été à l’affût, ou qui a espéré, ou au moins aspiré à une telle miséricorde, son opération sera magnifique. Elle l’affectera profondément ; elle tressaillira à travers lui ; et à un point tel que, pourvu que le message, à l’examen, soit de nature à répondre à ses besoins, il subira une forte tentation de le croire, s’il le peut, sur la base d’une preuve ténue, ou même sans preuve du tout. Dans tous les cas, il va se mettre à examiner quelle est sa preuve, et fera de son mieux pour la certifier, qu’elle soit plus ou moins grande.

(SVO 69)

Quant à l’homme qui n’a pas les dispositions religieuses, « il ne s’intéresse pas à l’annonce, et ne va pas se mettre en peine d’enquêter à son sujet. Il restera assis chez lui ; et il ne lui viendra même pas à l’esprit qu’il devrait se lever, et regarder autour de lui. Il est aussi peu remué que s’il entendait qu’un grand homme s’est levé aux antipodes ou qu’il y a eu une révolution au Japon » (SVO 69). Et de conclure : « C’est ici que nous sommes arrivés à la différence critique entre les deux descriptions d’hommes. L’un est actif, et l’autre passif, lorsque le Christ est prêché comme sauveur du monde. L’un va à la rencontre de la vérité ; l’autre pense que la vérité devrait venir à lui. L’un examine la preuve que Dieu a parlé ; l’autre attend jusqu’à ce que cela lui soit prouvé » (SVO 69-70).

Dans la conclusion du sermon, Newman fait allusion à la méthode apologétique. On trouve des livres qui prouvent que l’on devrait croire et pourquoi. Newman se demande si ces livres conduisent à la foi, puis ajoute :

Je n’ai pas de tels doutes concernant l’argumentation que je viens de vous recommander. Soyez sûrs, mes frères, que le meilleur argument, meilleur que tous les livres du monde, meilleur que tout ce que l’astronomie, la géologie, la physiologie et toutes les autres sciences, peuvent fournir — un argument intelligible pour ceux qui ne peuvent pas lire comme pour ceux qui le peuvent, un argument qui est « en nous », un argument intellectuellement valide, et pratiquement persuasif, soit pour prouver l’existence d’un Dieu, soit pour poser le fondement du christianisme — est celui qui provient d’une attention soignée aux enseignements de notre cœur, et d’une comparaison entre les demandes de la conscience et les annonces de l’évangile.

(SVO 74)

V La première partie de la Grammaire de l’assentiment (1870)11

Newman avait décliné l’invitation de l’évêque de Birmingham, Mgr Ullathorne, d’être son conseiller théologique au Concile Vatican I. Il achevait alors son dernier grand ouvrage, la Grammaire de l’assentiment. Le titre évoque d’emblée un rapport avec l’acte de foi, s’il est vrai que la foi est un assentiment. L’ouvrage comporte deux grandes parties de cinq chapitres chacune, le cinquième et le dixième chapitres consistant à appliquer à l’assentiment religieux les études philosophiques des quatre chapitres précédents. La première partie s’intitule « Assentiment et appréhension ». Si l’assentiment peut être défini comme l’acte mental que nous faisons lorsque nous affirmons quelque chose, l’appréhension est, quant à elle, l’interprétation que nous donnons aux termes de cette affirmation. Newman étudie en quoi l’appréhension influe sur l’assentiment, c’est-à-dire donc en quoi le sens d’une phrase influence la façon dont je puis l’admettre. Si la phrase énonce pour moi une abstraction (p. ex. « un triangle isocèle a deux côtés égaux » ; « tous les hommes sont mortels »…), mon assentiment n’aura pas de prise sur mes affections, et par conséquent n’aura pas d’impact pratique. Au contraire, si une phrase représente pour moi une réalité concrète (« ton ami s’est blessé ce matin » ; « les Apôtres sont morts martyrs »…), elle suscitera certaines émotions et pourra avoir des implications pratiques. Newman appelle la première « appréhension notionnelle », parce que le sens donné à la phrase est une pure notion de l’esprit ; la seconde, « appréhension réelle », parce que le sens donné à la phrase concerne des réalités qui existent hors de mon esprit. Un assentiment à une proposition avec une appréhension réelle, Newman l’appelle un assentiment réel ; avec une appréhension notionnelle, il l’appelle assentiment notionnel.

Le cinquième chapitre a donc pour titre « assentiment et appréhension en matière de religion ». La troisième et dernière section de ce chapitre, intitulée « Croyance au dogme », s’ouvre par ce constat :

C’est une affirmation familière contre l’Église catholique dans la bouche de ses adversaires, qu’elle impose à ses enfants, comme matières de foi, non seulement ces dogmes qui ont une influence intime sur la conduite morale et le caractère, mais un grand nombre de doctrines que seuls les théologiens de profession peuvent comprendre, et qui, en conséquence, ne sont bonnes qu’à oppresser l’esprit et à alimenter perpétuellement les controverses.

(GA 203)

L’Église est donc censée imposer des actes de foi à des propositions de type « notionnel » et pas seulement de type « réel ». Or, dans les deux sections précédentes, Newman avait insisté sur « la simplicité et le caractère direct, la réalité tangible de l’enseignement dogmatique de l’Église » (GA 206) ; en d’autres termes, l’essentiel du dogme, en particulier dans le Credo, est susceptible d’appréhension réelle et pas seulement notionnelle. Mais il doit ensuite rencontrer une objection :

Pourquoi l’Église catholique n’a-t-elle pas limité ses credenda à des propositions telles que celles de son Credo, concret et pratique, facile à saisir et d’un caractère capable d’emporter l’assentiment, telles que « Le Christ est Dieu », « Ceci est mon Corps », « Le baptême donne la vie à l’âme », « Les saints intercèdent pour nous », « Mort, jugement, ciel, enfer, les quatre fins dernières », « Il y a sept dons du Saint-Esprit », « trois vertus théologales », « Sept péchés capitaux » et autres choses semblables, telles qu’on les trouve dans ses catéchismes ? Au contraire, elle impose d’une manière impérative à chacun, prêtre et laïc, de professer comme vérité révélée tous les canons des Conciles, et d’innombrables décisions des Papes, des propositions si variées, si notionnelles qu’un petit nombre seulement peut les connaître et un plus petit nombre encore les comprendre.

(GA 206-207)

Newman prend comme exemples des canons du Concile de trente et l’anathématisme annexé par le Concile de Nicée à son Credo, sur le sens desquels même les théologiens ne s’accordent pas. Il ajoute : « Ces énonciations doctrinales sont de fide, les paysans sont tenus de les croire, aussi bien que les controversistes, et de les croire aussi véritablement qu’ils croient que Notre Seigneur est Dieu. Comment dès lors [dire que] les credenda catholiques sont faciles et à la portée de tous ? » (GA 207-208)

En réponse, l’oratorien explique sommairement la raison d’être de la science théologique, qui tire des déductions du dépôt de la révélation. Il conclut : « additions ou non, [ces déductions] ont, je l’accorde volontiers, le désavantage caractéristique d’être des énoncés abstraits et notionnels » (GA 209) et « le plus grand nombre [des énoncés théologiques] sont plus ou moins inintelligibles au catholique ordinaire, comme le sont les livres de loi pour le simple citoyen » (GA 209-210). Après avoir expliqué pourquoi l’Église ne peut pas avoir plusieurs règles de foi, mais une seule, Newman donne sa solution de la difficulté :

La difficulté est écartée par le dogme de l’infaillibilité de l’Église et le devoir consécutif de « la foi implicite » en sa parole. L’Église « une, sainte, catholique et apostolique » est un article du Credo, et un article, y compris son infaillibilité, que tous les hommes, grands et petits, peuvent aisément saisir et accepter avec un assentiment réel et opérant. Il tient la place dans l’esprit d’un catholique de toutes les propositions abstruses, car croire à sa parole c’est virtuellement les croire toutes. Même ce qu’il ne peut pas comprendre, il peut au moins croire que c’est vrai ; et il croit que c’est vrai parce qu’il croit en l’Église.

(GA 211-212)

Il est évident qu’aucun esprit ne peut assimiler d’un seul coup une doctrine aussi profonde que le dépôt révélé de la foi. Cependant,

si nous croyons à la révélation, nous croyons ce qui est révélé, tout ce qui est révélé, quelle que soit la manière dont nous en prendrons connaissance, que ce soit par le raisonnement ou par tout autre moyen. (…) Celui qui croit au dépôt de la révélation croit toutes les doctrines du dépôt (…) qu’il en connaisse peu ou beaucoup, il a l’intention de croire tout ce qu’il y a là à croire toutes les fois et aussitôt que cela est porté à sa connaissance (…). Tout ce qu’il connaît maintenant comme révélé, et tout ce qu’il connaîtra, et tout ce qu’il y a à connaître, il l’embrasse tout ensemble dans son intention par un seul acte de foi (…). Cette croyance virtuelle (…) s’appelle croire implicitement (implicite) ; et il suit de là que, à condition que les canons des conciles et les autres documents et confessions ecclésiastiques auxquels je me suis reporté, soient réellement impliqués dans le dépôt ou la parole révélée, tout catholique, en acceptant le dépôt, accepte implicitement ces décisions dogmatiques.

(GA 213-214)

Newman parle ici de « tout catholique », mais au fond, la disposition dont il parle, Newman ne l’avait-il pas bien avant de devenir catholique ? très jeune, on le voit confier dans ses carnets son désir que Dieu l’éclaire sur la vérité. On peut repérer par la suite bien des signes de sa résolution de croire tout ce qu’il y a à croire. L’acte de foi implicite, il le posait déjà. Il y a cependant une particularité de l’acte de foi catholique, que Newman fera sienne seulement au moment de sa conversion. Et cette particularité est exprimée dans le dernier paragraphe de cette section :

Je dis « à condition que ces diverses propositions [canons des conciles etc.] soient virtuellement contenues dans la parole révélée », car c’est la seule question en suspens ; et qu’il faille y répondre par l’affirmative est clair aussitôt pour le catholique, du fait que l’Église déclare qu’elles en font partie réellement. C’est à elle qu’est confié le soin et l’interprétation de la révélation. La parole de l’Église est la parole de la révélation. Que l’Église est l’oracle infaillible de la Vérité est le dogme fondamental de la religion catholique et « Je crois ce que l’Église propose de croire » est un acte d’assentiment réel, incluant tous les assentiments particuliers, notionnels et réels ; et tandis qu’il est possible pour les non-savants aussi bien que pour les savants, il est impératif pour les savants aussi bien que pour les non-savants.

(GA 214)

La réponse à l’objection que l’Église impose aux fidèles des propositions abstraites est ainsi donnée :

en croyant la parole de l’Église implicitement, c’est-à-dire en croyant tout ce que cette parole déclare ou déclarera qu’elle-même contient, tout catholique, selon sa capacité intellectuelle, supplée aux déficiences de son savoir, sans émousser son assentiment réel à ce qui est élémentaire, et prend sur lui-même, d’emblée, l’entière vérité de la révélation, progressant d’appréhension en appréhension de cette vérité, selon les occasions qu’il a de le faire.

(GA 214)

Conclusion

Le 11 octobre 1521, le pape Léon X avait décerné au roi Henry VIII le titre de defensor fidei pour sa réfutation des positions de Luther. Un tel titre ne pourrait-il pas être décerné au bienheureux Newman ? De 1834 à 1870 et au-delà, Newman défend la spécificité de l’acte de foi. On a parlé de Newman comme du théologien de la conscience, ou de l’Église, ou du développement, mais on peut se demander si le thème le plus central et unificateur de sa pensée n’est pas, finalement, celui de la foi !… De diverses façons, la notion de la foi est fragilisée dans le monde moderne, et l’oratorien s’efforce de trouver les réponses adaptées à ces besoins.

1. Ainsi, contre la conception luthérienne popularisée et dégénérée en foi-sentiment, Newman rétablit son caractère essentiel d’assentiment de l’intelligence. De plus, il précise en quoi une telle foi devient une vertu et quel est son rôle dans la justification, différent avant et après le baptême.

2. Contre l’idée, qui trouve son protagoniste principal chez John Locke, que la foi, pour être valide, est censée faire suite à un acte rationnel examinant par idées claires et distinctes les preuves ou motifs de croire, Newman défend la validité d’un raisonnement implicite et obscur, qu’il s’efforce de cerner par plusieurs approches. Ainsi, la foi est un raisonnement analogue à celui dont font preuve les hommes en d’autres domaines de l’existence, et avec succès, sans devoir pourtant exhiber leurs preuves de façon convaincante pour les autres. De même, dans le cas de la foi, la perception des raisons suffisantes est rendue possible par des dispositions intérieures résultant de l’écoute de la voix de la conscience.

3. Contre l’accusation selon laquelle l’Église catholique impose des doctrines que les fidèles ne peuvent comprendre, Newman manifeste la spécificité de l’assentiment de foi catholique, informé par l’appréhension (réelle) de l’Église et de sa parole infaillible.

De ces trois grands efforts apologétiques de Newman, qui éclairent chacun à sa manière l’acte de foi, le deuxième, sans doute le plus crucial aujourd’hui, sera repris à la racine dans la deuxième partie de la Grammaire de l’assentiment. C’est là que se trouve la réfutation la plus précise des positions rationalistes contre l’acte de foi.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. J.H. Newman, Grammaire de l’assentiment, trad. M.-M. Olive, coll. Écrits newmaniens, Paris, Ad Solem, 2010.

  • 2 Cf. Id., Lectures on the Doctrine of Justification, Londres - Oxford - Cambridge, Rivingtons, 18743 (les références sont données à même le texte d’après cette édition, précédées de l’abréviation Jfc). Nous n’avons pu avoir accès à la traduction d’É. Robillard et M. Labelle, Les Conférences sur la doctrine de la justification, Montréal, Albert-le-Grand, 1980.

  • 3 J. Honoré, John Henry Newman, coll. Théologiens et spirituels contemporains, Fleurus, Paris, 1967, p. 130.

  • 4 À ce sujet, Newman catholique ajoutera en note : « Les catholiques tiennent que, non pas la foi seule, mais la foi, l’espérance et la charité, sont la cause du maintien (sustaining cause) de la justification » (Jfc 226).

  • 5 Newman parle plus loin de « doctrine now in esteem, that faith, ipso facto, justifies, the Sacraments merely confirming and sealing what is complete without them » (Jfc 231).

  • 6 He 11,2 (trad. BJ) : « Faith is the substance of things hoped for, the evidence of things not seen ».

  • 7 Car la foi « ne peut pas être confiance sans être aussi espérance, ni espérance sans comporter quelque degré d’amour. La simple confiance donne aussi peu naissance aux autres grâces que la simple foi. Car il est commun de dire que la confiance dans la miséricorde de Dieu en Christ assure toutes les autres grâces, de par l’effet fertilisant dans le cœur de la nouvelle de cette miséricorde. Mais cette nouvelle bénie n’a pas un tel effet à moins que le cœur ne soit attendri (softened) pour la recevoir ; cet attendrissement est donc nécessaire à la justification, et de quelque nom qu’on l’appelle, religiosité, amour ou renouvellement, il est quelque chose de plus que la confiance. Quelque chose de plus que la confiance est inclus dans la foi qui justifie ; en d’autres termes, c’est la confiance d’un cœur qui est renouvelé ou qui aime » (Jfc 256-257). Et encore : « Je ne nie pas qu’il y ait une confiance dans la miséricorde du Christ pour le salut ni qu’un réconfort en résulte. (…) Mais ce qui est irréel, c’est de dire qu’elle est nécessairement un saint sentiment, qu’il ne peut être ressenti que par les personnes sérieuses, que la simple confiance, sans rien d’autre, sans obéissance, amour, renoncement à soi, conduite cohérente, conscience, que cette simple confiance dans la miséricorde du Christ, existant en un esprit n’ayant pas encore d’autre sentiment religieux, va nécessairement renouveler l’âme et conduire aux bonnes œuvres » (Jfc 263).

  • 8 Cf. Fifteen Sermons Preached before the University of Oxford between a.d. 1826 and 1843, Londres, Longmans, Green and co., 1892, p. 202-221 (les références sont données à même le texte d’après cette édition, précédées de l’abréviation US) ; Sermons universitaires. Quinze sermons prêchés devant l’université d’Oxford, trad. P. Renaudin, coll. Textes newmaniens 1, Paris, Desclée De Brouwer, 1955.

  • 9 An Essay on the Development of Christian Doctrine, Londres, Basil Montagu Pickering, 1878 (les références sont données à même le texte d’après cette édition, précédées de l’abréviation Dev) ; Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, trad. M. Lacroix, coll. Écrits newmaniens, Paris, Ad Solem, 2007.

  • 10 Sermons Preached on Various Occasions, Londres, Burns, Oates and co., 1874, p. 60-74 (les références sont données à même le texte d’après cette édition, précédées de l’abréviation SVO).

  • 11 An Essay in Aid of a Grammar of Assent, Londres, Longmans, Green and co., 1891 ; Grammaire de l’assentiment, trad. M.-M. Olive, coll. Textes newmaniens, Paris, Desclée de Brouwer, 1975 (les références sont données à même le texte d’après cette traduction, précédées de l’abréviation GA).

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