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L’Acte eucharistique de Jésus et sa traditio

Le don de la chair du Christ en ses mystères

Antoine Vidalin
La phénoménologie de la vie élaborée par Michel Henry a profondément renouvelé l’approche philosophique du corps humain, le comprenant désormais comme chair vivante, donnée à elle-même dans l’auto-donation de la Vie absolue (Dieu). Cet article veut éprouver la fécondité de cette approche du corps pour la théologie eucharistique en scrutant les paroles et les gestes de Jésus au cours de la dernière Cène, tels qu’ils sont transmis aux Apôtres.

La phénoménologie de la vie élaborée par Michel Henry au cours du dernier demi-siècle a profondément renouvelé l’approche philosophique du corps. La reconnaissance de la chair comme réalité auto-affective, subjective et invisible de l’homme ouvrait la voie pour une nouvelle phénoménologie dans laquelle il s’agit de rapporter tous les phénomènes à leur réalité affective dans la chair (ainsi, appréhender la couleur d’un objet demandera de la saisir, non d’abord comme une propriété d’une substance mondaine, mais comme une tonalité impressionnelle de mon acte de vision). Loin de discréditer le monde, la phénoménologie de la vie permet au contraire de le fonder pleinement comme monde-de-la-vie, et renoue sans doute avec une métaphysique concrète et réaliste.

Au terme de l’œuvre d’Henry, l’ouvrage Incarnation montrait comment une phénoménologie de la chair renvoyait nécessairement à une phénoménologie de l’in-carnation, de la venue en soi de toute chair dès lors que toute impression est portée, comme ce qui la rend possible et réelle, par une Archi-impressionnalité, celle de la Vie absolue venant en soi dans le Premier Vivant. Ainsi pouvait être donnée une intelligence philosophique de l’Incarnation du Christ, Premier Vivant, comme la venue dans une chair de celui qui se tient au Commencement de toute chair et la rend possible.

Assuré qu’une telle phénoménologie, en arrimant ainsi toute chair à la Vie absolue, ne peut manquer de renouveler la théologie, nous avions tenté dans un premier article1 de montrer l’incidence de cette compréhension de la chair sur la notion de présence réelle dans le corps eucharistique. Nous voudrions à présent dans cet article2 éprouver la fécondité d’une phénoménologie de l’incarnation pour l’approche théologique de l’Acte eucharistique de Jésus à la dernière Cène.

I L’Acte eucharistique de Jésus

Le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain, et ayant rendu grâce, il le rompit et dit : « Ceci est mon corps qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi ». De même il prit aussi la coupe après le repas, en disant : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ; faites ceci, chaque fois que vous en boirez, en mémoire de moi ».

(1 Co 11,23-25)

Ceci est mon corps

Étant, avec le Père et l’Esprit Saint, l’auteur de sa propre Incarnation, le Christ peut dire de lui-même en vérité : ceci est mon corps, car il est la Parole faite chair et qui donc fait de ce corps, son corps. Comme Verbe incarné, il est la Parole qu’il dit (sa chair est la parole qui dit : c’est moi, JE SUIS ce corps). Il possède ainsi la puissance de disposer de soi en son corps. C’est pourquoi cette première parole de Jésus est identiquement un acte, l’acte intérieur qu’expriment les gestes de prendre le pain et de rendre grâce, et par lequel le Christ se saisit de soi en vue du don de soi, acte qui remonte à son Incarnation même.

Il peut le dire de lui-même, mais aussi du pain qu’il prend : en effet, il n’est pas seulement la puissance agissant en sa propre Incarnation, mais la puissance s’incarnant en toute chair et donatrice des pouvoirs par lesquels toute chair est constituée dans sa relation au monde, singulièrement pour pouvoir s’y nourrir. Ainsi, le pain ne peut devenir ma chair de telle sorte que j’y puise le rassasiement et la force que parce que, sous l’enchaînement des actions telles que mastication, déglutition, assimilation corporelle, s’opère une véritable transsubstantiation invisible (et pour cela, réelle) en laquelle la chair du Christ m’est donnée pour devenir ma chair. C’est, en effet, dans l’Incarnation du Christ au Commencement, que me sont donnés ces pouvoirs charnels de manger, d’assimiler, de transformer cette nature étrangère, broyée sous mes dents, en ma vie et ma force. Ainsi peut se lire la miséricorde première de la Vie, dans cette Incarnation du Christ au tout début, donatrice de tout pouvoir. Cette chair du Christ est bien également présente dans le pain dans la mesure où le pain n’est pain que comme fruit de la terre (germination), de l’eau et du soleil (croissance), du feu et du travail de l’homme (farine, pâte, cuisson), c’est-à-dire de l’effort charnel des hommes (qui n’est lui-même possible que par la donation des pouvoirs humains dans l’Incarnation du Christ) et de la fécondité du cosmos (qui n’est elle aussi possible que dans la chair du Verbe, donatrice de toute vie). C’est pourquoi si le boulanger peut dire du pain avec une certaine vérité et sans que ce soit une métaphore3 : ceci est ma chair (comme fruit de son labeur) et si le consommateur peut aussi affirmer du pain : ceci est ma chair (en tant qu’il va se l’incorporer), seul le Christ Premier Vivant, peut dire du pain, dans une parole originelle : ceci est ma chair, car sa chair est l’origine de la croissance du blé, de l’effort du boulanger comme de la manducation du consommateur et de sa capacité d’assimilation. En ce sens, le Christ est le vrai Pain, celui qui descend du Ciel et qui donne la vie au monde (cf. Jn 6,33). Dans chaque bouchée de visible nous est donnée une bouchée d’invisible, une manne cachée (cf. Ap 2,17).

Mais la Parole du Christ à la Cène n’est pas que déclarative, elle ne fait pas que révéler a posteriori une réalité déjà présente. Cette Parole, étant un Acte, est performative, elle dit et fait plus, elle crée du nouveau. En effet, si la chair du Christ est donnée en toute nourriture comme en tout effort, il ne s’ensuit pas que toute chair vive de ce don. Le péché est justement ce qui a étouffé l’appel que la Vie absolue adressait à tout vivant de vivre d’elle. C’est pourquoi au Commencement, dans toute nourriture était engagé un juste rapport au don et à la Parole de Dieu, rapport que le Deutéronome vient rappeler : L’homme ne vit pas de pain seulement mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur (Dt 8,3). Car le besoin de se nourrir est justement le lieu où le vivant actualise tout à la fois sa dépendance vis-à-vis de la Vie, mais aussi ses pouvoirs. Et c’est justement à partir de la relation à la nourriture que la Genèse décrit le péché d’Adam et d’Ève. Or, que veut le Christ, en union avec le Père dans l’Esprit Saint, sinon restaurer la relation d’intériorité réciproque entre lui et les vivants, telle qu’il la vit avec son Père, de telle sorte que les vivants puissent vivre par lui (cf. Jn 6,57) ? Il ne faut pas seulement que Lui demeure en eux (comme la chair de leur chair, présente en chacun de leurs vécus) mais qu’ils demeurent en Lui (cf. Jn 6,56). Il faut que s’opère donc une autre « transsubstantiation », inverse de la première (et rendue possible par la première), que leur chair devienne sa chair, que leur chair ne vive plus d’elle-même mais de Lui, s’éprouvant en Lui qui se donne à eux. La transsubstantiation opérée par la Parole du Christ, ceci est mon corps, du pain en corps du Christ doit donc être comprise au niveau ontologique fondamental de la phénoménologie de la vie : celle de la chair des disciples en la chair du Christ qui les joint à eux-mêmes et, corrélativement, celle du pain en la chair du Christ qui donne toute chair à elle-même.

Il faut ajouter que c’est justement parce que l’homme, par le péché, vit dans l’oubli de sa relation ontologique à la vérité originelle de la Vie, que cette relation doit être restaurée au lieu même où elle fut oubliée, c’est-à-dire par la nourriture. Puisque l’homme s’est tourné vers l’extériorité, lui demandant la Vie, c’est par le détour de l’extériorité que le Christ donne sa chair, extériorité que la mort doit briser pour que la Vie intérieure soit donnée. Comment cela se fera-t-il ? Dans l’acte par lequel l’homme pourra actualiser sa passivité et sa dépendance, c’est-à-dire dans l’acte de manger. Car si cet acte, suite à la convoitise, fut celui du péché, il demeure celui du besoin et du savoir pathétique de notre dépendance. Manger, c’est non seulement prendre le monde, le croquer à pleines dents de telle sorte que la nourriture broyée sous la dent livre au palais son suc, mais aussi, la nourriture étant déglutie, l’assimiler à nos puissances corporelles dans une opération dont nous sommes passifs, puisqu’elle se déroule en nous sans nous.

Et de même que le pain est non seulement cette bouchée invisible nourrissant les hommes, mais un « ceci » fait pour être broyé, le Christ n’est pas seulement chair invisible porteuse de la Vie de Dieu, mais corps visible. C’est pourquoi il ne dit pas : ceci est ma chair, mais : ceci est mon corps. L’Incarnation du Verbe est en effet sa venue dans une chair de péché, une chair non seulement passible et dépendante, mais aussi vulnérable, soumise aux puissances extérieures, qui se présente sous l’aspect d’un corps que l’on peut réduire à sa seule visibilité. Cela implique qu’on puisse le saisir, le prendre sous la main, le rompre, le transformer en une chose, un ceci. C’est un corps de pauvre qui peut être mangé, non seulement par les bêtes sauvages, mais par les hommes, les riches et les puissants, car quand ils mangent leur pain, ils mangent mon peuple (Ps 13,4). Les pauvres n’ont plus que leur corps et pour cette raison, peuvent être mangés : ils dévorent la chair de mon peuple et arrachent la peau de dessus lui, ils lui rompent les os, ils le dépècent comme de la chair dans le chaudron, comme de la viande à l’intérieur d’une marmite (Mi 3,3). Ce qui peut sembler ici une métaphore, une outrance rhétorique des prophètes pour dénoncer l’injustice des puissants, doit recevoir sa vérité littérale dans la chair du Christ : c’est bien la peine du travailleur et donc sa chair que nous dévorons lorsque son travail est volé et aliéné de sorte que nous lui ôtons la vie. Dévorant sa chair, nous mangeons celle du Christ Premier Vivant s’incarnant en toute chair comme ce plus de la vie, donateur de tout accroissement, qui ne peut plus être donné ni accueilli, mais dévoré.

La Parole du Christ : ceci est mon corps dit donc le Verbe Incarné, Jésus-Christ, dans la condition unique qui est la sienne, à la fois Verbe et homme, Verbe incarné donateur de toute chair, et homme solidaire de tous les vivants, pauvre avec les pauvres dans un corps vulnérable et souffrant. De tout cela, le Christ rend grâce en rendant grâce pour le pain, recevant son être et sa mission du Père et s’abandonnant à lui : tu m’as façonné un corps, alors j’ai dit : voici, je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté (cf. He 10,5-7et Ps 39,8).

Qui est pour vous

Un corps n’est jamais une chose, un simple ceci. Il est habité par une chair. C’est cette chair qui se donne en acceptant de devenir un ceci, en se distanciant en quelque sorte d’elle-même pour dire : ceci est mon corps. Cette donation a sa source dans la volonté divine qui présida à l’Incarnation et par laquelle le Verbe veut demeurer ce qu’il est depuis le Commencement, le donateur de toute chair, et qui le conduit à assumer le refus de l’homme en acceptant la loi de l’extériorité et donc la mort. C’est cette volonté que le Christ ratifie en sa volonté humaine à Gethsémani, en obéissance au Père. Le ceci doit donc, pour trouver sa vérité intégrale, être rapporté à l’ensemble de la phrase : ceci = mon corps qui est pour vous, mon corps en tant qu’il est intégralement pour vous.

Mais que donne le Christ aux Douze (et à eux seuls selon les trois Évangiles synoptiques) en cette heure qui précède sa Passion ? Il ne s’est pas encore offert sur la Croix, le sacrifice n’est pas complètement accompli ! Il ne peut encore leur donner la Vie éternelle puisqu’il n’a pas encore reçu la gloire qu’il possédait avant la fondation du monde (cf. Jn 17,5) et que l’Esprit n’a pas encore été livré (cf. Jn 7,39). Il donne ce qu’il est à cet instant, c’est-à-dire son corps en tant que prêt pour la Passion, dans l’accord de ses deux volontés. Il révèle par là que cette Passion est pour les Apôtres, qu’elle n’est pas un événement accidentel, voire concernant seulement le péché des autres hommes (des chefs du peuple juif ou des Romains), mais qu’elle est nécessaire pour qu’il les rejoigne. Cette révélation n’est pas d’abord intellectuelle (auquel cas Jésus aurait pu se contenter d’un discours) ; elle est un Acte, par lequel il passe en eux dès lors qu’ils acceptent de communier à cet Acte en prenant le pain et le mangeant, c’est-à-dire dès lors qu’ils se fient, par leurs actes, à celui qui a les paroles de la vie éternelle (Jn 6,68) sans qu’ils ne comprennent ni ne croient encore pleinement. Ce n’est pas encore la vie éternelle qui leur est donnée (comme il en sera après la résurrection lorsque pour eux le Christ rompra le pain), mais l’assurance éprouvée concrètement dans la manducation, de son amour pour eux, un amour qui ira jusqu’au bout, malgré leur abandon, leur lâcheté et même la trahison de l’un d’entre eux. De telle sorte qu’ils pourront revenir (Lc 22,32) et recevoir la paix et le pardon du Ressuscité pour en être les témoins. Ils le pourront, car en mangeant le corps du Christ tout prêt pour la Passion, ils demeurent, par delà la faiblesse de leur foi, en communion avec celui qui continue à les porter, seul, dans sa Passion, à cette Heure où l’action de l’homme ne peut plus rien et où Dieu seul agit dans son Fils4.

Si le Christ ne s’était pas donné, la veille de sa Passion, à ceux qu’il avait choisis pour être ses compagnons et ses Apôtres, ceux-ci n’auraient pu participer réellement à sa Passion en étant plongés dans sa mort pour être sauvés5.

De la nécessité pour le Christ de se donner réellement en son corps aux Douze Apôtres, témoigne en contraste l’absence étonnante à la dernière Cène de Marie. Sans entrer dans le débat historique sur la convenance de sa présence à un tel repas, l’absence de mention scripturaire doit être honorée et recevoir sa signification théologique : si Marie n’a pas communié à la dernière Cène, c’est qu’elle n’en avait pas besoin (alors qu’elle sera aux côtés des disciples pour prier et recevoir l’Esprit Saint). Marie n’a pas besoin de communier, dès lors que sa vie est déjà tout entière communion dans la foi et dans l’Esprit à la vie de son Fils, jusqu’au consentement au pied de la Croix, et même jusque dans la résurrection de son Fils (d’où l’assomption de Marie, fruit de cette communion charnelle). En effet, la Parole qu’est son Fils ne cesse de se faire chair en elle depuis le début, à l’Annonciation, immédiatement, sans avoir besoin de passer par l’extériorité sacramentelle : et sa mère gardait fidèlement toutes ces choses dans son cœur (Lc 2,19 et Lc 3,51). La présence de Marie au pied de la Croix souligne combien il était nécessaire que le Christ trouvât, pour son Acte, une personne qui en reçoive totalement le fruit en son être en y adhérant. Une telle adhésion du côté des Apôtres ne saurait encore être entière. Elle ne le sera d’ailleurs jamais totalement, même après la Résurrection, de sorte qu’eux-mêmes et l’Église auront toujours besoin de Marie à leur côté, comme Mère de leur foi. Aussi, Marie à l’Eucharistie est-elle plutôt du côté de celle qui, par sa foi, donne le corps de son Fils aux disciples plutôt que de celle qui le reçoit. C’est ainsi qu’elle n’est pas seulement figure personnelle de l’Église, mais aussi Mère de l’Église.

Le don du corps du Christ correspond donc au mystère de son Incarnation, comme Envoi par le Père, et au mystère de son existence pour nous les hommes, accomplie dans l’obéissance au Père jusqu’à sa libre disposition pour la Passion. Ce n’est pas un hasard si les paroles et les gestes sur le pain surviennent, selon Paul et Luc, au début du repas, renvoyant ainsi au commencement de la vie du Christ et aux mystères de l’Incarnation et de Gethsémani. Les paroles suivantes concernant la coupe de vin sont en revanche placées, toujours selon Paul et Luc, à la fin du repas. Nous allons voir comment elles expriment directement la Passion et la Résurrection, c’est-à-dire les derniers mystères du Christ.

Mon sang

Le sang, c’est l’âme de la chair (Lv 17,14). Cette affirmation scripturaire doit recevoir un sens phénoménologique et non simplement métaphorique. Quelle expérience ai-je de mon sang ? Tout d’abord, n’est-il pas intérieur à mon corps, presque invisible et en même temps si touchable, si vulnérable en son affleurement sous la peau ? Ne pas le voir et en sentir les pulsations, c’est vivre, alors que le voir s’écouler dans ce rouge vermeil dont l’intensité a la violence de la vie, c’est commencer à mourir. De plus, ne fais-je pas l’expérience, à travers l’irrigation du sang qui rejoint et habite chaque point de ma chair vivante en ramifications de plus en plus fines, et dont le battement de cœur en sa répétition entretient incessamment le flux, d’une vie qui vit en moi sans moi et qui pourtant est la vie de ma vie. Cette vie autre est en même temps si intime que mes sentiments les plus personnels, voire les traits de mon caractère, se colorent de la couleur de mon sang : le rosissement du bien-être, le fard de la honte et le rougeoiement de la colère, le blanchiment de la peur et de l’humiliation… Si le corps peut être dit symbole de la chair en tant qu’il renvoie immédiatement à la chair invisible et à ses pouvoirs (ces mains qui prennent, ces yeux qui voient…), le sang, cette intériorité vivante, voilée sous la peau, peut être alors dit symbole de la chair en tant qu’il renvoie au principe de la vie de la chair, son âme. C’est ainsi que corps et sang symbolisent réellement à eux deux la chair immanente. Mais le sang symbolise plus précisément la chair en tant que vie reçue et donc dépendante d’une Vie qui la précède et lui est en même temps immanente. Par là, le sang dit aussi la fragilité de la chair, sa dépendance et sa souffrance possible : ainsi son écoulement extérieur est identique au sentiment intérieur de la vie se retirant de soi et donc de la perte de soi, sentiment qui est pourtant l’épreuve de soi la plus angoissante, dans laquelle l’ego, au moment où il se sent disparaître, souffre lui-même le plus intensément comme celui qui est livré à lui-même et à son impuissance radicale, faisant déjà l’épreuve réelle de sa mort. Le sang contient ainsi à la fois l’expérience d’une communion à la Vie absolue et d’une possible rupture de cette communion.

Par sa dichotomie (mort/vie) et le renvoi inévitable à une Vie reçue d’en haut, le sang, dans toutes les civilisations, touche à la dimension sacrée de l’existence, même si toutes ne se comportent pas de la même manière à son égard. L’interdit formulé en Genèse et en Lévitique concernant la consommation du sang des animaux est l’expression du sentiment de cette dimension et l’inscription de l’impossibilité pour l’homme de mettre la main sur la vie. En même temps, cette interdiction tranche avec la pratique d’autres cultures qui ont pu, non seulement boire le sang des animaux pour s’approprier leur vie, mais encore le sang humain. De telle sorte que l’interdit en Israël vient s’opposer à un désir tout aussi fort de boire le sang pour communier au principe vital. On pourrait dire que, d’une certaine manière, l’interdit juif souligne la nécessité de ce qu’il prohibe, puisqu’il consacre la présence du divin, comme origine de la vie, dans le sang, et qu’Israël vit pour cette communion à la présence de Dieu. Car que recherche l’homme ? Non seulement sa subsistance et sa force en mangeant (la Faim y est Besoin de soi) mais aussi sa joie en communiant à la Vie infinie qui le porte (la Soif y est désir de Dieu, de la jouissance de soi là où elle est possible, c’est-à-dire en Dieu).

Ce désir de communion et de joie trouve une satisfaction réelle dans le vin qui réjouit le cœur de l’homme (cf. Ps 103,15) : lent produit du soleil qui extrait de la terre ses vertus minérales pour les concentrer dans le raisin vermeil, fruit du travail amoureux de l’homme sur sa vigne, de la vendange joyeuse et du foulage violent aux pieds dans la cuve, produit du patient travail du temps qui transforme au fond des caves le liquide sucré pour lui donner ses vertus enivrantes, le vin est vraiment le sang de la terre et des grappes, auquel l’homme peut boire et par lequel il peut célébrer sa communion et sa joie. À la différence du pain, le vin n’est pas nécessaire à l’entretien de la vie. Il est pourtant un luxe indispensable si l’homme est un être de désir, c’est-à-dire appelé à communier à la Vie reçue en partage avec tous : on a soif de plus que de l’eau, et toute soif, même la plus humble, est soif de Dieu. En se mêlant au sang, le vin devient sang et apporte l’ivresse qui gagne tout l’être à la joie et le dispose à la communion. Or la joie surgit en nous sans nous, comme le vin agit en nous sans nous, comme le sang bat en nos veines sans nous. La joie est imprévisible et surabondante, résultat non des efforts volontaires de l’homme mais donnée dans la communion aux autres. On ne se réjouit pas pour quelque chose, ni même pour soi, mais toujours à cause de quelqu’un, de sa présence, de la communion vécue avec lui. C’est pourquoi le mariage dans lequel deux personnes s’unissent l’une à l’autre pour toujours, donne son caractère le plus intense au vin des noces. C’est pourquoi aussi l’ivresse du vin sans la joie de la communion, est une joie factice qui se transforme bientôt en une tristesse d’autant plus amère qu’elle est déçue : la coupe de vin peut ainsi se transformer en vin de vertige et de fureur (cf. Jr 25,15 ; Is 51, 17), celui que la Bible associe à la colère de Dieu : le Seigneur tient en main une coupe où fermente un vin capiteux ; il le verse et tous les impies de la terre le boiront jusqu’à la lie (Ps 74,9).

Car si le vin réjouit le cœur de l’homme, cette joie n’est encore qu’une promesse, celle de la jouissance pleine et entière vers laquelle la vie de l’homme et l’histoire tout entière sont tendues et que la tradition juive attend à la plénitude des temps comme le festin messianique où le vin sera celui des noces de Dieu avec son peuple, vin nouveau par lequel l’homme communiera à la vie et à la joie de Dieu. Que pourrait être ce vin sinon le sang, c’est-à-dire la vie même de Dieu ? C’est ce que le Christ inaugure à Cana et accomplit pour ses Apôtres à la Cène.

Tout d’abord, en disant du vin ceci est mon sang, Jésus révèle qu’il est l’origine de cette vertu de joie contenue dans le vin ; cette joie qui coule avec le vin dans nos veines et qui devient notre joie, est sa joie, parce qu’elle est son sang, c’est-à-dire sa vie continuant à se donner miséricordieusement à tous, à travers le cosmos et le travail des hommes et plus encore, à travers le temps, cette longue patience de Dieu qui transforme la peine du labeur en joie du fruit6. Le vin ne peut devenir notre sang et notre joie sans que soit à l’œuvre la donation d’en haut, celle de sa joie et donc de sa vie communiquée comme son sang qui est la vraie boisson (Jn 6,55). Mais nous savons que, dans les paroles du Christ, une autre « transsubstantiation » est à l’œuvre : non seulement celle de sa chair et de son sang en chair et sang de l’homme, mais celle de la chair et du sang de l’homme en la chair et le sang du Christ, non seulement le sang du Christ présent en tout breuvage capable de désaltérer la soif de l’homme, mais le sang du Christ versé pour nous.

Car le sang de la joie, le vin nouveau est un sang versé dans la mort violente que les hommes vont lui infliger (et déjà dans le refus qu’ils n’ont cessé d’opposer à la communion et à la joie). La réalité du sang versé est ainsi sa souffrance déjà réelle à l’instant de la Cène, car présente tout au long de sa vie, de la communion violemment refusée, souffrance qui fera sa soif sur la Croix et que seul le vinaigre désaltérera. En même temps, cette souffrance est déjà réellement joie de la communion avec les Apôtres, par-delà leurs manquements, qui s’accomplira définitivement avec le vin nouveau du Royaume (cf. Lc 22,18). Si cette souffrance est déjà joie de la communion, c’est que, par elle, le Christ rejoint et épouse la souffrance de toute l’humanité. Bien plus, parce que Lui, le seul juste, prend la place des pécheurs, la coupe qu’il va boire est celle de la colère de Dieu. Mais cette coupe est prise par le Christ pour être la coupe du salut pour tous, en étant élevée en sacrifice d’action de grâce, lui qui rend grâce dans l’acte d’offrande de lui-même accompli à cette heure : comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? J’élèverai la coupe du salut, j’invoquerai le nom du Seigneur (…) Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâce (Ps 115, 12.17). Car le sang versé ne nécessitera pas d’expiation, étant lui-même l’expiation, par le sacrifice librement consenti et le pardon imploré et donné sur la Croix. La coupe de la colère bue par le Christ est la coupe du salut, offerte aux disciples. Ce sang versé doit être bu, c’est-à-dire devenir le sang et la joie des Apôtres. Le pardon doit se répandre dans tout leur être, tout leur corps, pour les faire entrer dans une autre ivresse, celle de la communion à la Vie de Dieu et à son amour : par là, le Christ invite, non pas à braver l’interdit du sang mais à accomplir ce que cet interdit désignait, boire le sang de Dieu.

En choisissant de donner son sang à ses Apôtres sous l’apparence du vin, le Christ conjoint donc à la souffrance promise, la joie du festin messianique et de la communion. Il le peut car cette joie est celle du Commencement, la joie du Fils dans l’amour du Père qui présida à l’In-carnation. Ultimement, la joie et la communion sont celles de l’Alliance nouvelle et éternelle. Tel est le fruit promis que la Résurrection manifestera et que la Pentecôte accomplira.

La nouvelle alliance

Le fruit qui sera donné dans la Résurrection puis l’Ascension, c’est-à-dire l’instauration de l’unique Médiation du Christ, est déjà célébré et goûté lors de la Cène puisque le sang offert en boisson est celui de l’Alliance Nouvelle entre Dieu et les hommes. Cette alliance, annoncée par le prophète Jérémie peu avant la chute de Jérusalem et l’exil (cf. Jr 31,31), n’est pas seulement nouvelle parce qu’elle succèderait à l’ancienne, auquel cas elle deviendrait à son tour ancienne, mais parce qu’elle intègre le pardon comme son fondement. En Jérémie, le pardon était certes annoncé (car je pardonnerai leur faute, et de leur péché je ne me souviendrai plus (Jr 31,34) comme ce qui pourrait inscrire la loi de Dieu sur les cœurs (cf. Jr 31,33). Désormais, le sang de l’Alliance est celui même du pardon des péchés, c’est-à-dire que le pardon constitue l’Alliance et n’est pas ce qui, dans un second temps, permettrait de recoller ce qui a été rompu. Cette Alliance est nouvelle car toujours nouvelle, l’amour qui se donne étant toujours neuf comme la vie qui ne cesse de venir miséricordieusement en tous. C’est pour cela que le Christ peut la célébrer avec ses Apôtres malgré leur faiblesse et leur péché, révélant que Dieu nous aime alors que nous sommes encore pécheurs. En même temps, cette Alliance nouvelle est aussi la plus ancienne, elle est l’Alliance originelle dont Adam était appelé à vivre, l’intériorité réciproque avec le Fils à l’image de l’amour vécu avec le Père dans la communion de l’Esprit : moi en eux et toi en moi (Jn 17,23). C’est pourquoi les paroles consécratoires de la messe ajoutent : l’Alliance nouvelle et éternelle, car ce qui est la Fin de l’histoire est aussi à l’œuvre dès le Commencement et à l’origine de toute l’économie du salut7. Dans l’agneau égorgé depuis la fondation du monde (Ap 13,8), gît le mystère de cette alliance éternelle, caché au long des siècles et manifesté, dans les derniers temps, sur le visage du Crucifié.

Au terme de cette réflexion sur l’acte eucharistique de Jésus nous pouvons tenter le récapitulatif suivant, en reprenant les quatre mystères que manifeste son Acte :

Incarnation Gethsémani Passion Résurrection Envoi Obéissance Sacrifice Communion {Commencement du repas} {Fin du repas} Ceci est mon corps Donné pour vous Ceci est mon sang L’alliance nouvelle Prenez Mangez Prenez Buvez {Faim comme Besoin de Soi} {Soif comme Désir de la Vie}

Dans son Acte eucharistique, Jésus rassemble donc toute sa vie, de son Incarnation à son Ascension, se livrant à ses Apôtres afin que ceux-ci soient en communion avec lui et entrent avec lui dans la grande épreuve de leur régénération. En cet Acte, Jésus se révèle en son être et sa mission comme celui qui donne la vie à toute chair, dès l’origine et, par-delà le péché, dans le pardon, déjà promis à l’origine. Toute sa vie est cet Acte. Il est l’Acte premier et dernier, le centre de l’histoire qui révèle le sens du monde et ouvre les Écritures. En son intégralité, cet Acte consiste en l’engendrement des fils dans le Fils unique pour tous ceux qui communient à sa chair. Cela signifie qu’en cet Acte, c’est toute la Trinité qui opère en union à l’opération humaine du Christ : le Père qui envoie en engendrant, le Fils qui obéit en étant engendré et en demeurant dans le Père, l’Esprit livré dans l’étreinte du Père et du Fils que la mort ne peut briser et dont toute vie jaillit. Le Christ est identiquement cet Acte en obéissance au Père pour nous les hommes : on ne peut en rien séparer son être de son agir. Dès lors, pour le Christ, se livrer à ses Apôtres, c’est aussi livrer l’Acte qu’il est, l’acte de sa livraison, de telle sorte que cet Acte puisse devenir le leur. D’où la parole : faites ceci en mémoire de moi.

II La traditio de l’Acte eucharistique de Jésus : faites ceci en mémoire de moi

Ceci : touto. C’est par ce même vocable que le Christ a désigné son corps et son sang : ceci est mon corps qui est pour vous, ceci est mon sang versé pour vous. Mais le ceci se rapporte plus exactement, on l’a vu, à l’Acte de donation du Christ en son corps et son sang (et non d’abord au pain et au vin comme choses). C’est donc d’abord l’Acte eucharistique qui est contenu dans le commandement de faire ceci en mémoire de Lui. Telle est la réalité invisible révélée et donnée dans les gestes et les paroles visibles du Christ : prendre le pain, le vin, rendre grâce, dire ceci est mon corps, ceci est mon sang, etc… Mais il faut aller plus loin et reconnaître dans le ceci non seulement les paroles et les gestes de l’Acte eucharistique de Jésus, mais le fait que ces paroles et ces gestes sont et doivent être les siens. Sinon, nous n’aurions qu’une répétition distancée de ces gestes et paroles sans qu’ils puissent livrer la réalité intérieure de l’Acte de Jésus. D’où la précision : faites ceci en mémoire de moi.

Cette expression doit être clarifiée : eis tèn emèn anamnèsin. On voit d’emblée que la traduction liturgique peut prêter à confusion. Il ne s’agit pas, en effet, de nous souvenir du Christ mais d’agir en sa mémoire, dans sa mémoire : la mémoire est la sienne, c’est lui qui se souvient. Une telle compréhension s’inscrit dans la tradition du Mémorial juif dans laquelle le peuple, par une fête, un geste, un rite, un lieu, une pierre dressée… re-présente à Dieu le souvenir de ses actions et se rappelle à sa mémoire de telle sorte que Celui-ci reproduise ses merveilles pour le peuple. Dans le Mémorial8, c’est d’abord Dieu qui se souvient, et se souvenir, pour Dieu, c’est agir. En même temps, le Mémorial est commandement de Dieu donné au peuple pour qu’il se souvienne de ses merveilles et se rende disponible à son action toujours nouvelle. Le Mémorial est ainsi toujours concret, impliquant une action de l’homme, et dans cette action, la promesse de l’action de Dieu. Parmi les merveilles de Dieu et les gestes du peuple qui les célèbre, la Pâque est fondatrice et sa fête apparaît comme le Mémorial par excellence, le premier qui soit commandé par Dieu : ce jour vous servira de mémorial et vous le fêterez comme une fête pour le Seigneur ; dans toutes vos générations, c’est une institution perpétuelle, vous le fêterez (Ex 12,14).

Or, c’est justement, selon les Synoptiques, au cours du repas pascal que Jésus institue l’Eucharistie comme son Mémorial (le mot utilisé chez Paul et Luc étant le même que celui de la Septante : anamnèsis). Il ne s’agit plus seulement d’accomplir les gestes du repas pascal comme Mémorial de telle sorte que Dieu se souvienne et poursuive au fil des générations l’œuvre de libération commencée en Égypte (auquel cas l’acte de l’homme reste à distance de l’action de Dieu). Désormais, les gestes du Christ (qui encadrent le repas pascal sans être propres au repas pascal), contiennent réellement l’Acte par lequel le Christ libère l’homme du péché et le réinsère dans la liberté des enfants de Dieu. Il faut les répéter de telle sorte que, dans cette répétition, l’Acte du Christ soit réellement présent. Il faut donc non plus faire des gestes qui seraient un mémorial présenté à Dieu (le mémorial du peuple d’Israël), mais agir dans le Mémorial même du Christ (tout à la fois opération de Dieu et opération de l’homme, qui accomplit tous les mémoriaux d’Israël), c’est-à-dire dans son Acte. Pour plus de clarté, nous traduirons donc désormais le commandement du Christ par : faites ceci en mon mémorial.

Nous l’avons dit, l’Acte eucharistique rassemble toute la vie du Christ. Mais ce n’est qu’après la résurrection que sa chair demeure pour toujours pleine de l’Esprit, porteuse de toute sa vie terrestre, de sa conception à sa mort. Sa chair ressuscitée est ainsi son Mémorial vivant, au sens où la chair est mémoire vivante, active, répétable, et, en ce qui concerne le Christ ressuscité, désormais éternelle et donatrice d’elle-même. Dans le Mémorial eucharistique de sa chair, toute la vie du Christ demeure ainsi présente et disponible comme in-carnation en nous, les hommes.

Mais ce n’est qu’après la Pentecôte que les Apôtres pourront, dans la puissance de l’Esprit, entrer dans le Mémorial du Christ pour agir en lui. Au soir de la Cène, les Apôtres ne pouvaient encore agir sinon en prenant, mangeant et buvant, c’est-à-dire en actualisant leur passivité foncière devant le don du Christ. Désormais, revenus de leur faiblesse et de leur péché, affermis dans leur foi par la Résurrection du Christ et par l’Esprit, ressuscités avec lui, c’est-à-dire ayant part à sa chair, ils apprennent à vivre de Lui et par Lui, et sont envoyés pour donner sa vie au monde : Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie (Jn 20,21). Demeurant dans cet envoi qui les consacre et les constitue (de même que l’identité filiale de Jésus est d’être l’Envoyé du Père), ils peuvent répéter les gestes et les paroles eucharistiques du Christ à partir de la donation première de la chair du Christ, reçue à la Cène et dont ils continuent à vivre de telle sorte que leur agir porte une présence du Christ absolument réelle. Ainsi, la réalité intérieure des gestes et des paroles qu’ils vont accomplir est-elle ce qui rend possible tout geste et toute parole de leur part, à savoir la donation du Christ comme incarnation vivante en leurs pouvoirs. Mais cette donation ne s’accomplit absolument que si leurs actes sont réalisés à partir d’elle, c’est-à-dire que si la prise du pain, l’action de grâce, la parole ceci est mon corps, etc… sont effectuées en communion avec le Christ qui se donne par ces gestes qui sont les siens, c’est-à-dire s’ils se livrent aussi avec lui en s’offrant au Père. Car alors, en se donnant, ce n’est plus eux qu’ils donnent mais le Christ, qui leur donne de se donner. La chair du Christ est désormais leur chair, son Mémorial, leur Mémorial.

Ainsi, en instituant l’Eucharistie au soir de la Cène, Jésus institue du même coup les Douze comme prêtres de la Nouvelle Alliance, ainsi que le reconnaît le Concile de Trente9. Le sacerdoce des Douze fait partie intégrante de leur apostolicité : établis témoins du Christ et dépositaires de son Acte (le dépôt de la foi est justement cet Acte vivant de Tradition), ils sont envoyés pour transmettre sa vie, en répétant ses gestes et ses paroles, répétition qui n’est possible qu’en se livrant soi-même (la Tradition vivante est à ce prix pour ne pas sombrer en traditionalisme).

Le commandement du Christ : faites ceci en mon mémorial porte ainsi en lui une double injonction :

  • d’une part, répéter les gestes et les paroles du Christ,

  • d’autre part, vivre ce que les gestes expriment du Christ, en se donnant soi-même avec Lui, c’est-à-dire, ainsi que le demande l’évêque durant l’ordination, en conformant sa vie au mystère célébré.

En même temps, nous l’avons dit, les Apôtres, comme chacun de nous, ne seront jamais adéquats au don parfait que le Christ accomplit. Mais cet écart est bienheureux car constitutif du sacerdoce des Apôtres puisqu’ils ne sont pas le Christ (cf. Jn 1,20). C’est pourquoi d’une part, ils invoquent toujours l’Esprit Saint dans la célébration de l’Eucharistie, l’Esprit garant de la communion vécue avec leur Seigneur, de cette intériorité réciproque par laquelle leur acte peut devenir celui du Christ, et le pain, son corps. D’autre part, les gestes qu’ils posent, par leur origine, ne sont pas les leurs, mais ceux du Christ à qui ils obéissent. Cette obéissance en fait des gestes intérieurs et non plus extérieurs, par lesquels ils renoncent pratiquement à eux-mêmes pour laisser le Christ agir à travers eux. De plus, leur acte d’offrande d’eux-mêmes n’est justement possible que dans l’Acte du Christ, c’est-à-dire qu’il intègre le savoir de leur impuissance radicale, de leur nécessaire inadéquation au don du Christ et donc de la pauvreté radicale de leur offrande (c’est pourquoi les Apôtres et leurs successeurs, en célébrant l’Eucharistie, continuent à la recevoir). Le pain ne devient pas leur corps, mais celui du Christ, de telle sorte que leur corps devienne celui du Christ.

Mais ne rencontrons-nous pas alors une autre limite au sacerdoce et à l’efficacité sacramentelle de l’Eucharistie, à savoir que l’impuissance radicale n’est jamais totale du côté de l’homme et que toujours s’y mêlent l’autosuffisance et l’illusion d’être la source de ses actes ? Mais le commandement du Christ assume cet abîme qui est celui du péché, puisque, nous l’avons montré, le pardon fonde la Nouvelle Alliance. Qui peut alors nous garantir la présence réelle de l’Acte du Christ et de sa donation à l’Eucharistie sinon celle qui, absente à la Cène, sera présente au pied de la Croix pour, dans l’offrande d’elle-même, adhérer pleinement à l’Acte de son Fils et en recevoir tout le fruit ? Marie ayant pleinement reçu son Fils dans le don qu’il fait de lui-même, vivant déjà pleinement de sa chair ressuscitée, peut désormais s’associer au don qu’il fait de lui-même en le donnant aux disciples. Et ce don est véritable, total, efficace, malgré l’inadéquation des ministres de ce don, puisque Marie demeure présente à chaque Eucharistie, comme la femme sacerdotale dont le sacerdoce, qui est celui de l’Église, porte celui des Apôtres. Non seulement elle permet le don entier du Christ mais elle permet que ce don soit reçu, étant celle qui peut ouvrir, en chaque cœur de disciple, la brèche du oui de la foi et de l’obéissance, pour que le Christ prenne vraiment chair en son Corps, pour que sa Vie s’y accroisse en communion de tous avec tous.

Le commandement Faites ceci en mon mémorial, d’abord donné aux Apôtres à la Cène, est lui aussi transmis avec les gestes et les paroles des Apôtres, de sorte qu’il est désormais adressé à chaque Eucharistie à tous les disciples. C’est toute l’Église qui est appelée à être sacerdotale et apostolique, c’est-à-dire à répéter dans sa vie l’acte de livraison de soi pour que la Vie éternelle soit donnée à tous. L’Eucharistie célébrée à chaque messe va ainsi devenir le lieu où l’acte humain va peu à peu retrouver sa vocation et sa puissance dans l’Acte du Christ pour donner la Vie au monde.

Notes de bas de page

  • 1 « Le corps de la présence réelle. Une réflexion théologique sur l’Eucharistie à partir de M. Henry », NRT 125/3 (2003), p. 418-428.

  • 2 Pour aller plus loin, voir notre thèse récemment publiée : Acte du Christ et actes de l’homme. La théologie morale à l’épreuve de la phénoménologie de la vie, coll. « Collège des Bernardins », Parole et Silence, Paris, 2012, 565 p.

  • 3 On trouve cette même appréhension du monde extérieur comme corps-proprié dans les cultures basées sur ce qu’on appelle la pensée concrète (et qui ne connaissent pas la pensée abstraite). Ainsi je me souviens d’un paysan à Madagascar parlant de la rizière ou de la pirogue comme de sa vie (vocable qui a en malgache la même profondeur que la chair). Il n’y avait là nulle métaphore mais la saisie immédiate de sa vie en relation subsistante avec le cosmos.

  • 4 L’Église garde mémoire de sa propre impuissance à l’Heure de la Passion, (Heure qui est aussi celle de sa naissance), en ne célébrant pas la messe le vendredi saint ni le samedi saint. Elle ne peut s’associer activement par la célébration de l’Eucharistie à cette Heure où le Christ seul s’offre pour elle, mais elle continue à vivre de lui par sa communion aux hosties consacrées la veille, lors de la Célébration de la Cène.

  • 5 De telle sorte que les Onze auraient dû être baptisés sacramentellement mais qui alors les aurait baptisés ? Or, par leur communion à la dernière Cène qui leur donne d’être unis au Christ en sa Passion et sa Résurrection, ils vont être réellement (et non sacramentellement) baptisés et préparés à recevoir l’Esprit Saint.

  • 6 C’est d’ailleurs à la fin du repas, c’est-à-dire à la fin des temps que Jésus prend la coupe de son sang, de même que c’était à la fin des noces de Cana qu’il changeait l’eau en vin nouveau. La première coupe de vin qu’il bénit avant le repas selon Luc (Lc 22,17) peut alors être mise en parallèle avec le premier vin des noces qui vient à manquer.

  • 7 L’alliance est nouvelle parce qu’éternelle. Quant à l’ancienne alliance, elle est ancienne d’être temporelle et donc provisoire et ainsi toujours « près de disparaître » (He 8,13). En même temps, elle porte en elle ce qui la rend possible, l’Alliance éternelle par laquelle Dieu demeure fidèle et déploie l’économie du salut dans l’histoire.

  • 8 Mémorial est traduit dans la Septante indifféremment par mnèmosunon (Ex 12,14 ; 13,9), ou par anamnèsis (Nb 10,10).

  • 9 « Se déclarant établi prêtre pour toujours selon l’ordre de Melchisédek (cf. Ps 110,4 ; He 5,6 ; 7,17), il (le Christ) offrit à Dieu le Père son corps et son sang sous les espèces du pain et du vin ; sous le symbole de celles-ci, il les donna aux Apôtres (qu’il constituait alors prêtres de la Nouvelle Alliance) pour qu’ils les prennent ; et à ceux-ci ainsi qu’à leurs successeurs dans le sacerdoce, il ordonna de les offrir en prononçant ces paroles : faites ceci en mémoire de moi (Lc 22,19 ; 1 Co 11,24), etc., comme l’a toujours compris et enseigné l’Église catholique », Concile de Trente, « Doctrine concernant le très saint Sacrifice de la Messe », 22e session, le 17 sept. 1562, DS 1740.

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