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L’engagement socio-politique de Mgr Kataliko à Bukavu (R.D. Congo)

Jean-Marie Vianney Kitumaini
La région des Grands Lacs de l’Afrique Centrale vit de nos jours le drame d’une guerre que les médias ont commencé à appeler la « guerre mondiale de l’Afrique centrale ». En cette période où l’on s’interroge sur les voies et moyens pour amorcer le processus de paix dans cette région, que peux faire l’Église ? L’auteur propose la voie de l’Église de Bukavu (R.D. Congo) durant l’épiscopat de Mgr Kataliko comme un chemin prophétique pour faire face aux problèmes de société en Afrique.

Introduction

Nous devons parler, car le peuple souffre. Nous devons parler aux chefs d’État, il faut parler aux dirigeants. Nous devons adresser à l’Afrique un message de réconciliation et de paix1.

Cette parole, ultime prise de position officielle de notre pasteur à la veille de sa mort, est à la fois un testament précieux et la récapitulation de l’action socio-politique de toute une Église qui veut être « levain dans la pâte » de la société congolaise, plongée aujourd’hui encore dans une situation de guerre et de déni de la dignité de l’homme. Cet article se conçoit comme une péroraison théologico-morale, soulignant l’opportunité d’un engagement socio-politique efficace de l’Église dans le monde de ce temps. Il veut proposer une voie parmi d’autres, d’engagement et de réflexion socio-politique : celle de l’Église de Bukavu sous l’épiscopat de feu Mgr Kataliko. Nous voulons découvrir, à travers son magistère, sa perception des signes des temps et sa réponse aux défis sociaux qui se posent jusqu’aujourd’hui à notre peuple. Y trouvera-t-on une solution nouvelle et un exemple d’engagement pour toute Église locale qui veut à son tour marcher sur la route d’une recherche de promotion intégrale de l’homme ?

Notre démarche commencera par un diagnostic sommaire de la situation dans la région des Grands Lacs de l’Afrique centrale. Ensuite, nous placerons les différentes lettres de Mgr Kataliko dans la foulée des autres documents de l’épiscopat du Congo, pour y déceler une spécificité. Pourrons-nous de la sorte poser l’engagement de l’Église locale de Bukavu comme modèle efficace de toute Église qui veut marcher au pas du « kairos » contextuel de la République Démocratique du Congo ? Méthodologiquement, nous suivrons la lecture analytique des différents messages, lettres pastorales et autres interventions officielles de Mgr Kataliko2.

I Présentation sommaire de la situation socio-politique de la région africaine des Grands Lacs

Nul n’ignore que notre région traverse depuis bientôt une décennie, une période d’effervescences. Après la clochardisation socio-politico-économique dans laquelle nous a plongés le régime totalitaire du feu Maréchal Mobutu Sese Seko, au pouvoir de 1965 à 1997, le peuple congolais est en proie à l’assaut de différents « seigneurs » de la guerre qui, tour à tour, proposent l’établissement d’un nouvel ordre politique au Congo à travers des guerres dites « de libération ».

Le phénomène des « réfugiés » — provoqué par le génocide rwandais de 1994 — a ébranlé un équilibre déjà instable. Les conséquences ont atteint, entre autres, le peuple congolais. Des opportunistes de notre pays ont profité de l’affaiblissement d’un régime totalitaire en mal de ressaisissement, et se sont inscrits avec légèreté dans la politique d’expansion de pays voisins qui, loin d’éloigner de leurs frontières des éléments nuisibles à leurs régimes, avaient au contraire des visées « assimilationnistes » et annexionnistes. Ces Congolais ont cru trouver là une voie pour tenter une reconstruction du Congo et assurer ainsi des lendemains meilleurs.

Ce fut la première guerre de « libération » qui porta le président Laurent-Désiré Kabila au pouvoir le 17 mai 1997, après huit mois de combats acharnés. Malheureusement, c’est le peuple qui en a fait les frais. Depuis ce temps, le Zaïre — rebaptisé ou redevenu Congo —, tentait la mise en place d’une société nouvelle. Mais le mécontentement n’a pas tardé à se manifester dans les rangs des alliés de ce nouveau pouvoir qui, en fait, ne maîtrisaient pas tous les paramètres de mise en œuvre de leurs objectifs cachés ! Ce qui entraîna une réédition du même scénario macabre de guerre, en collaboration avec d’autres Congolais mécontents du régime de Laurent-Désiré Kabila. L’événement dramatique qui se prolonge encore aujourd’hui s’est déclenché à Bukavu le 2 août 1998, où les acteurs d’une nouvelle « libération » s’étaient regroupés. Cette guerre sanglante conduira à une partition de fait du Congo. Bref, le contexte général dans lequel « survit » le peuple est celui de la guerre, de la violence sous toutes ses formes, de la paupérisation progressive et totale, de la perte de la dignité. Cette même période voit Mgr Kataliko commencer son magistère épiscopal dans l’archidiocèse de Bukavu, après trente ans d’un fructueux apostolat dans le diocèse suffragant de Butembo, au Nord-Kivu. C’est le cadre où se situe la genèse historique de son engagement socio-politique de trois ans, passés à la tête de l’Église de Bukavu.

Pour comprendre l’engagement de Mgr Kataliko, rappelons la situation pastorale dont il hérite : son service pastoral à Bukavu fait suite au bref mais efficace épiscopat de Mgr Christophe Munzihirwa sj, nommé archevêque de Bukavu le 27 mars 1994, un mois avant le drame des réfugiés rwandais venus s’installer nombreux à Bukavu. Pendant deux ans, il rechercha une solution à ce grand problème auquel tout le diocèse était contraint de faire face. Il a donc travaillé à mettre en place un schéma de paix pour la région des Grands Lacs, à travers des prises de position courageuses et un engagement sans réserve pour la défense de la dignité de la personne, quelle que soit son appartenance. Il a invité ses fidèles à le suivre dans ce combat et à compatir avec les nécessiteux et toutes les victimes de la situation. Parmi ses multiples cris de détresse, notons cet appel de Mgr Munzihirwa, lancé le 3 août 1994, après les tentatives de rapatriement forcé des réfugiés Hutu.

Les milieux internationaux ont donné l’impression d’observer le déchaînement des forces de la mort. Et l’on se demande, non sans raison, s’il n’existe pas un plan bien élaboré et dissimulé quelque part dans des lieux obscurs… Chrétiens, même si nous ne pouvons empêcher les violences, nous devons toujours les désapprouver : nous devons savoir dire NON… En outre, nous devons tenter de dépasser les violences et les hypocrisies pour éveiller une vision meilleure du monde… En ces jours où l’on continue à creuser des fosses communes, où la misère et la maladie s’étendent sur des milliers de kilomètres de nos routes… nous sommes particulièrement interpellés par le cri du Christ en croix : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font »3.

Dans tous les écrits de Mgr Munzihirwa4, on lit le courage et l’effort soutenu d’un pasteur qui a dénoncé avec force, ad intra et ad extra, l’esprit du mal. Son cri a certainement dérangé la conscience des agresseurs qui n’ont pas, quant à eux, raté l’occasion de se défaire de lui, croyant par là tuer la vérité. Il fut assassiné le 29 octobre 1996, pour ses prises de position fortes et courageuses, tout au début de la première guerre. C’est à ce pasteur dévoué et zélé pour la cause de Dieu — intimement liée à celle de l’homme — qu’a succédé Mgr Kataliko. Changera-t-il de stratégie pastorale ou trouvera-t-il dans la voie bien tracée mais très périlleuse de son prédécesseur, un jalon pour son action dans l’Église de Bukavu ?

Les écrits de Mgr Kataliko profilent sa détermination d’emboîter le pas à Mgr Munzihirwa. On y lit aussi l’angoisse d’un pasteur vivant dans sa propre chair les misères de ses brebis et travaillant pour la promotion de la justice et de la paix en faveur du peuple africain en général et congolais en particulier. Le prélat a senti peser sur sa conscience la situation dramatique que cette guerre imposait au peuple ; et ce, dès le jour de son intronisation comme archevêque de Bukavu. Mgr François-Xavier Mitima, dans la carte postale de l’archidiocèse de Bukavu qu’il lui présentait au nom de tout le diocèse, déclarait : « Vous arrivez à Bukavu au moment où de graves défis se dressent sur le chemin de votre activité apostolique… au cœur des Pays des Grands Lacs qui vivent dans la tourmente des guerres ». Plus tard, faisant l’analyse de la situation que traversait notre région, Mgr Kataliko montrait sa préoccupation en face de la guerre permanente.

Et c’est toujours la pauvre population qui paie : enlèvements, tortures, massacres, guerre. D’où réfugiés et déplacés qui meurent suite aux intempéries, aux épidémies et aux exécutions sommaires… Le tissu économique et familial du pays est deltoïdien, la paupérisation de la population est aggravée, à savoir le manque de possibilité de se nourrir, de se vêtir, de se soigner, de scolariser les enfants ; déstabilisation des familles, rupture des échanges commerciaux et sociaux, soupçons et préjugés mutuels. On peut s’étonner alors de la démobilisation de tout un peuple, de la mort de l’idéal patriotique, de l’affaiblissement général5.

En effet, un pasteur conscient de sa mission et de sa charge pastorale ne peut se taire devant tout ce qui porte le peuple à la dérive, sans courir le risque de se constituer lui-même complice de sa mort.

II Lecture de l’engagement socio-politique de l’Église de Bukavu sous l’épiscopat de Mgr Kataliko

La prise de position de Mgr Kataliko dans le concret de la vie ecclésiale de l’archidiocèse de Bukavu s’inscrit bien dans la ligne générale tracée par l’apostolat social de l’Église. Son action s’entend comme le prolongement de celle des autres évêques du continent africain et plus particulièrement de ceux du Congo6. Dans toutes ses interventions, l’épiscopat de la République Démocratique du Congo, inspiré de la méthode de certains documents de Vatican II, fait le point sur la situation qui prévaut, cherche les causes, établit les responsabilités et en appelle à la conscience tant personnelle que communautaire, tout en proposant des issues à la crise pour une paix durable. Malheureusement, le destinataire de ces différents messages est, selon le constat amer de l’épiscopat, « devenu manipulable à souhait par des politiciens véreux et sans scrupule qui n’hésitent pas à exploiter à bon compte ses passions ethniques et régionalistes ainsi que ses instincts égoïstes et agressifs. Passif, il ne résiste pas efficacement et suffisamment aux sollicitations machiavéliques de ceux qui, pour des raisons inavouables, l’incitent à des actes d’autodestruction »7. L’Église universelle, et en particulier celle du Congo, s’engagent pour la cause de l’homme et relèvent les défis sociaux. Cette situation héritée du souffle de l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII (1891) a plongé l’Église dans le choix de la dignité de l’homme qu’il fallait sauver des fluctuations socioéconomiques et politiques qui le conditionnaient8. Dans ce même mouvement, tous les épiscopats ont, dans leurs prises de position, « compris que les problèmes de la personne ne pouvaient être séparés de ceux de la société »9. Cette trajectoire a été suivie par Mgr Kataliko en tant que « la conjoncture, le thème et la substance de ses interventions visent une mise en lumière des constantes, des principes axiaux qui, depuis Léon XIII jusqu’à Jean-Paul II, ont acquis progressivement du relief, avec des nuances et des explications qui s’ajoutent les unes aux autres, révélant ainsi “la continuité de la doctrine sociale de l’Église en même temps que son renouvellement” (Sollicitudo rei socialis, 3) »10.

Mais qu’est-ce qui fait la spécificité de l’engagement socio-politique de Mgr Kataliko ? Qu’est-ce qui le démarque dans sa prise de position ? Rien d’exceptionnel, sinon sa détermination de répondre positivement à l’appel souvent adressé à nos pasteurs, de vivre avec les croyants de la base, pour sentir leurs aspirations et les aider à les réaliser. Par son style de vie simple, Mgr Kataliko a privilégié ce contact avec ses fidèles ; il a opéré une véritable « descente aux enfers » à travers une pastorale qui répondait toujours mieux aux aspirations et aux attentes de ses chrétiens. En effet, dans sa simplicité, il suscitait un grand accueil de la part de ses diocésains et une grande force de mobilisation.

Par ailleurs, dans la répercussion des messages et des lettres qu’il adressait aux fidèles, il a bénéficié de l’aide de son service diocésain de traduction et de transmission des documents épiscopaux, en vue de répondre efficacement au problème de l’inaccessibilité des messages et des lettres pastorales de la plupart des épiscopats11. On note également que son action pastorale, depuis d’ailleurs les années du pouvoir dictatorial de Mobutu, témoignait d’un agir sans compromission avec les forces de maintien du statu quo12.

Notons en outre dans l’engagement de Mgr Kataliko sa grande capacité de rassembleur des vues du peuple. Sa prise de position a souvent été le fruit d’efforts concertés avec son observateur de la politique en cours. Le rôle de ce collaborateur était de coordonner et de traduire en langage clair les vraies aspirations du peuple ; ensuite, il étudiait attentivement les motivations réelles de ceux qui se posaient en instaurateurs d’un nouvel ordre politique opposé au régime en place ; enfin, il délimitait un cadre d’action qui visait à la fois à éviter au peuple de sombrer dans la violence et l’aidait dans son agir. En outre, il inspirait toute initiative susceptible de dépasser les pièges et les obstacles à l’instauration de la vraie paix. Fort de cette structure, Mgr Kataliko avait toutes les chances d’être reçu dans ses appels et pouvait entraîner ses fidèles dans une vision d’ensemble du problème majeur de notre région. Son action pastorale s’étant tellement bien insérée dans ce cadre, il ne pouvait que récolter des fruits d’adhésion et d’approbation ; il a incarné à merveille le rôle du Bon Pasteur qui connaît ses brebis, qui sont aussi celles de son Seigneur ! (cf. Jn 10,14).

Mgr Kataliko s’est inscrit dans la dynamique du Serviteur souffrant de Yahvé (cf. Is 42,1-10). Sa détermination lui a donné la force de réagir au découragement qui menaçait ce peuple, qu’il invitait à résister aux séductions de l’esprit du mal et à redécouvrir la présence agissante de Dieu dans nos vies13. Il manifesta prophétiquement sa souffrance lorsqu’il disait que le peuple serait décapité par la situation persistante de guerre, et qu’une fois sans pasteur, il risquerait la déstructuration qui l’affaiblirait devant ses agresseurs. Voici ses termes.

Nous avons le sentiment que par delà les faits isolés reprochés à l’un ou l’autre, à raison ou à tort, il y a une stratégie qui vise à détruire tout ce qui est considéré par le peuple comme sacré. Une fois détruit le noyau autour duquel se construisent la cohésion et l’identité communautaire des peuples, il serait plus facile de soumettre les populations désormais sans défense et sans repères à l’arbitraire d’une idéologie et d’un système totalitaire qui veulent s’imposer à tout prix. Dans ce cadre, l’Église catholique, comme le pouvoir coutumier, deviennent la cible privilégiée d’un pouvoir qui voudrait faire table rase des valeurs chrétiennes et traditionnelles. Son mécanisme consiste à déstructurer un peuple en s’attaquant jusqu’à la racine de son identité pour mieux le soumettre14.

III Au sein de la situation des Grands Lacs : le document « Kairos » de l’Église de Bukavu

Ce qui fait la grande spécificité de l’engagement de Mgr Kataliko à la tête de l’archidiocèse de Bukavu, c’est sa limpidité d’intention et sa fermeté de conviction. Son cœur était comme une page ouverte à tous et où tout le monde, petits et grands, retrouvait les idées sans compromission ni duplicité de son pasteur. En effet, il souffrait et portait dans son corps et son cœur la souffrance du peuple ; c’est pourquoi il se sentait obligé de parler. C’est ce qui a fait de lui un gêneur pour les forces de la rébellion occupant l’est de la R.D. Congo. Dans l’exercice de sa fonction et à la suite de son Chef, le Christ, il dénonçait et invitait au sacrifice, dans sa lettre pastorale de Noël 1999, que désormais nous appellerons le document « Kairos » de l’Église de Bukavu15. Mgr Emmanuel s’exprimait ainsi dans ce document, qui non seulement lui a valu l’exil forcé dans le diocèse voisin de Butembo dont il était originaire, mais aussi d’être tenu pour persona non grata dans la région des Grands Lacs :

Nous sommes écrasés par une oppression comme il nous est rarement arrivé dans les périodes précédentes. Des pouvoirs étrangers, avec la collaboration de certains de nos frères congolais, organisent des guerres avec les ressources de notre pays. Ces ressources qui devraient être utilisées pour notre développement, pour l’éducation de nos enfants, pour guérir les malades, bref pour que nous puissions vivre d’une façon plus humaine, servent pour nous tuer… Même notre personne humaine n’échappe pas à cette exploitation oppressive… La déchéance morale a atteint un niveau si aberrant auprès de certains de nos compatriotes qui n’hésitent pas à livrer leur frère pour un billet de dix ou vingt dollars. Mes frères, prenons conscience de nos liens de servitude… Prenons le risque du chemin de la libération sous la conduite de l’Esprit !… Nous ses fidèles, à partir de l’Évêque jusqu’au dernier des chrétiens, nous sommes appelés à continuer la mission de Jésus : annonce de la vie… résister au mal sous toutes ses formes ; dénoncer tout ce qui avilit la dignité de la personne. Nous nous engageons avec courage, avec un esprit ferme, avec une foi inébranlable, à être à côté de tous les opprimés et, si nécessaire, jusqu’au sang, comme l’ont déjà fait Mgr Munzihirwa, l’Abbé et les sœurs de Kasika, l’Abbé Georges Kakuja et tant d’autres chrétiens… C’est au prix de nos souffrances et de nos prières que nous mènerons le combat de la liberté et nous amènerons aussi nos oppresseurs à la raison et à leur liberté intérieure16.

Lors de sa relégation forcée par les autorités rebelles, Mgr Kataliko a reçu le soutien du monde entier. Le Pape Jean-Paul II reconnaissait la qualité de son engagement, lorsqu’au lendemain de ladite relégation, il émettait le souhait que le prélat réintègre le plus rapidement possible son diocèse.

À ce soutien significatif se joint aussi celui des autres évêques de la R.D. Congo, à savoir son élection, quoiqu’il fût absent, en qualité de vice-président de la Conférence épiscopale nationale du Congo. La sympathie et le soutien qu’on retrouve dans ce signe fort, ainsi que dans les nombreux messages parvenus du monde entier pour lui exprimer la communion à sa peine, sont le signe que non seulement toute l’Église partageait ses convictions, mais lui fournissait encore une grande preuve de crédibilité pour sa personne et la lutte qu’il menait. En somme, cette relégation forcée de Mgr Kataliko et par la suite, les circonstances de sa mort, ont fait surgir comme en back ground une autre caractéristique propre de son engagement. En effet, dans le concert des déclarations, messages et mémorandums du monde entier exprimant à la fois la solidarité avec sa souffrance et plus tard les condoléances à l’occasion de sa mort, on prend conscience finalement que son combat pour l’avènement de la paix dans la région des Grands Lacs est œcuménique et planétaire !

De fait, le cas « Kataliko » a engagé chrétiens catholiques, protestants, musulmans, kimbanguistes, athées, païens même, diplomates aussi bien que politiciens, et ses idées résonnaient enfin au cœur de l’humanité. Sa personne était conciliante envers opinions et tendances diverses. C’est le signe que son combat pour la dignité et la promotion humaine implique tout homme et le concerne. Le mal est en fait perceptible par tous, car la valeur qu’il blesse est celle de l’homme, quelles que soient son appartenance et sa vision des choses. C’est là une capacité de rassemblement qu’il faut redécouvrir dans le combat pour lequel Mgr Kataliko nous a légué, non pas les armes de la guerre, mais plutôt celles de la non-violence et du dialogue pour une réconciliation entre les peuples.

Que dire enfin de son retour à Bukavu après son exil ? A-t-il manifesté un autre visage, une qualité d’engagement différente ? D’aucuns interprètent ainsi son apparent silence. Et pourtant, Mgr Kataliko devait prendre part à l’Assemblée du Symposium des Conférences Épiscopales d’Afrique et de Madagascar (SCEAM) qui se préparait à Rome. Son calendrier ne lui permettait pas de relancer ses activités pastorales dans le diocèse avant cette rencontre ; mais bien plus, cette peine ne pouvait lui suggérer une telle attitude, car on note même que durant sa relégation, il a continué à publier des messages pour ses fidèles de Bukavu et à les encourager dans le combat. On le lit dans ses propres paroles écrites en exil.

Je dois l’avouer : ce temps d’éloignement de mon Archidiocèse, dont je me sens plus que jamais solidaire, et dont je sens plus que jamais la force de communion de prières, me permet de relire les exigences de ma charge pastorale, d’y discuter de nouveaux appels en cette période difficile de notre histoire. Le Christ, le premier, a payé le prix fort de son engagement pour nous. Il a été crucifié à cause de la perversité humaine qui n’a pas supporté la vive lumière (Jn 3,19) projetée, par son être et sa parole, sur le cœur de l’homme. Cela ne peut que nous entraîner, surtout quand il nous invite à mettre, comme Lui, nos mains dans les plaies de l’humanité blessée. Chercher la vérité du Christ c’est, dans ma situation actuelle, me décider à vivre, comme lui, dans l’amour, et à me battre comme Lui encore, contre la violence du péché qui divise, jusqu’à donner ma vie, s’il le faut, pour ceux que j’aime. Option téméraire sans doute, dont la radicalité ne manque pas de m’effrayer et me faire douter de ma capacité à la mettre en œuvre par ma seule force17.

Tout porte à croire que rien ne pouvait museler ni intimider ce pasteur qui portait cet engagement comme une option préférentielle de sa vie pastorale et de laquelle aucune contrainte ne pouvait le détacher. On ne peut donc ni parler de « conversion » ou de « retournement », car son combat cadrait bien avec celui que fait l’Église dans sa lutte pour la dignité de la personne humaine. Mgr Kataliko a su voir et identifier l’autre — même ceux qui lui ont causé ce tort — comme un frère à aimer. Cela, il l’a vécu courageusement en allant parler, boire et manger avec des gens qui pensaient autrement que lui, comme il le fit à Goma, et en les embrassant à Bukavu. Il l’a fait, simplement, joyeusement, sereinement et en conscience, car il était convaincu que c’est « au prix de nos souffrances et de nos prières que nous mènerons le combat de la liberté et nous amènerons aussi nos oppresseurs à la raison et à leur liberté intérieure »18. La réconciliation qui fait la lumière, la vérité sur soi et sur l’autre démontrait au contraire pour lui, à ce moment précis de son histoire, la condition de la liberté et de la paix intérieure.

Conclusion

Que pouvons-nous tirer de ces réflexions ? Tout engagement socio-politique vise un combat contre les « structures de péché », gardant l’œil ouvert sur les misères et le spectacle de la douleur, afin d’entrevoir des horizons de joie et d’espérance pour le peuple. L’Église, au pas du Kairos des Grands Lacs d’Afrique, ne pourra alors passer comme « experte en humanité » qu’en prenant en charge la souffrance de l’homme, préoccupée de le rétablir dans sa dignité de fils de Dieu19. S’impliquer dans une action d’une telle envergure, reste pour nos pasteurs la voie pour maintenir l’espérance des peuples, mais elle comporte indéniablement sa part de souffrance et de persécution. Mgr Kataliko a gagné ce combat. Sa mort constitue pour nous une semence qui certainement portera du fruit dans le champ de l’engagement socio-politique de toute Église qui veut lui emboîter le pas. Sa mort à Rome le 4 octobre 2000, — fête d’un autre amoureux de la paix —, diminuera-t-elle l’élan des chrétiens de Bukavu dans la recherche de la paix ? L’Église de Bukavu y voit plutôt le chemin de la résurrection.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. le message de Mgr Kataliko à l’Assemblée du Symposium des Conférences Épiscopales d’Afrique et du Madagascar, tenue à Rome en octobre 2000. L’archevêque de Bukavu est décédé inopinément au cours de ce séjour romain, d’un arrêt cardiaque, à l’âge de 68 ans.

  • 2 Toutes ses interventions officielles ont été regroupées dans une publication intitulée Lettres pastorales et messages de Mgr Emmanuel Kataliko (18 mai 1997-4 octobre 2000), Bukavu, Éd. de l’Archevêché.

  • 3 Fraternità Missionaria, Hanno ucciso la sentinella, 29 ottobre 2000. IV Anniversario del martirio di Monsignore Christophe Munzihirwa, Parma, 2000, p. 11 (la traduction est nôtre).

  • 4 Nous citons entre autres : Lettre au Secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros Ghali, Bukavu, 15 mai 1995 ; Lettre à l’ex-président J. Carter, Bukavu, 30 janvier 1996 ; L’union fait la force. Message à la population de Bukavu, 13 octobre 1996 ; Message du 22 octobre 1996 ; Pour la paix et contre la guerre au Kivu. Message au nom du Mouvement pour la défense du Kivu, Bukavu, 26 octobre 1996 ; Demeurez fermes dans la charité. Message au clergé diocésain, Bukavu 27 octobre 1996 ; Demeurez fermes dans la foi, Bukavu, 28 octobre 1996 (son dernier message).

  • 5 Kataliko Em. (Mgr), Seigneur donne-nous la paix. Lettre pastorale pour l’Avent 1997, n° 1. Cette analyse est tributaire de Conf. des Évêques du Zaïre, Heureux les artisans de paix, 1997, p. 6, n° 4. Une analyse plus complète de la situation se trouve dans Kataliko Em. (Mgr), Un cri de détresse du peuple congolais au peuple des USA, du 24 déc. 1998 ; voir aussi Id., Contribution de l’Église catholique de Bukavu à la résolution des conflits dans la Région. Notre adresse au gouvernement américain, du 21 juin 1999.

  • 6 Nous songeons particulièrement ici aux différents documents de la Conférence Épiscopale du Congo dans le contexte actuel de guerre, à savoir : Sois sans crainte… (Lc 12,32). La situation actuelle et l’avenir de la R.D.C. Déclaration des Évêques de la R.D. Congo aux catholiques et à tous les hommes de bonne volonté, Nairobi, 19 novembre 1999 ; Conduis nos pas, Seigneur, sur le chemin de la paix (cf. Lc 1,79). Message des Évêques catholiques de la R.D. Congo aux fidèles et aux hommes de bonne volonté, Kinshasa, 7 novembre 1998 ; Vous êtes tous des frères (Mt 23,8) : Arrêtez les guerres ! Message de l’ACEAC aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté, Nairobi, 15 novembre 1999 ; Courage ! « Le Seigneur ton Dieu est au milieu de toi » (So 4,17). Message des Évêques de la Conférence Épiscopale Nationale du Congo aux catholiques et à tous les hommes de bonne volonté, Kinshasa, le 15 juillet 2000.

  • 7 Cf. Conf. épisc. du Zaïre, Un effort supplémentaire pour sauver la nation. Message du comité permanent des Évêques du Zaïre aux catholiques et aux hommes de bonne volonté, plus particulièrement à la classe politique, Kinshasa, 17 avril 1993, n° 13.

  • 8 Cf. Sollicitudo Rei Socialis, 38.

  • 9 Cf. Église et société. Le discours socio-politique de l’Église catholique du Congo (1956-1998), t. 1, Textes de la Conférence Épiscopale, textes rassemblés et présentés par L. de Saint Moulin, S.J. et R. Gaise N’Ganzi, O.P., coll. Documents du Christianisme africain, 8, Kinshasa, Éd. des Fac. Cath., 1998, p. 31. Lire l’introduction riche qui développe le chemin parcouru par l’Église et l’Épiscopat congolais dans l’apostolat social, p. 19-44.

  • 10 Cf. L’Église et la question sociale. De Léon XIII à Jean-Paul II, Québec, Fides, 1991, p. XII.

  • 11 En effet, toutes les lettres des Évêques nous parviennent en français ou en anglais, qui sont les langues de l’élite : elles arrivent aux simples fidèles qui parlent des langues locales par des interprètes de seconde catégorie qui ne rendent pas souvent le vrai sens du message.

  • 12 Pour une analyse de ce phénomène, voir la présentation (discutable) des systèmes d’Églises dont le diagnostic révèle bien l’imaginaire pathologique de nos Églises, dans Kä Mana, Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ, Paris / Yaoundé, Karthala / Ceta-Clé-Haho, 1994, p. 117-183. Se pose à ce sujet dans les épiscopats d’Afrique le problème de l’unanimité de vues autour d’une situation de crise comme celle que nous traversons. Ce problème pèse malheureusement sur la teneur des déclarations et messages adressés au peuple, à cause d’une série d’amendements auxquels ils sont soumis et qui, par ce fait, finissent par leur enlever la consistance qu’attend le peuple d’une lettre pastorale. Facilement on découvre dans une lettre pastorale écrite par un Évêque le langage biaisé ou ferme, selon qu’il croit ou non à la gravité de la situation. Nous faisons allusion à la genèse historique de la déclaration des Évêques du Congo en marge de celle de l’ACEAC faite à Nairobi en novembre 1999.

  • 13 Cf. sa lettre pastorale du 2 mars 1999 intitulée Courage, j’ai vaincu le monde (Jn 16,33).

  • 14 Kataliko Em. (Mgr), Solidarité de l’Église de Bukavu avec celle du Rwanda à l’occasion de l’arrestation de Mgr Misago Augustin. Déclaration du 1er mai 1999, Bukavu.

  • 15 En effet, ce document est comparable dans son fond et sa forme, à la Déclaration des Théologiens Sud-Africains de 1985 couramment appelé « Document Kairos », signée par 151 théologiens de toutes tendances confondues et qui, après une analyse de la situation de l’apartheid, appelle à l’action contre le système de l’apartheid.

  • 16 Kataliko Em. (Mgr), Consolez, consolez mon peuple (Is 40,1). L’espérance ne trompe jamais (Rm 5,5). Lettre de Noël, Bukavu, 24 déc. 1999.

  • 17 Kataliko Em. (Mgr), Réponse aux messages transmis par Son Excellence Mgr Faustin Ngabu, Butembo, 14 mars 2000.

  • 18 Parole frappante déjà citée ; cf. supra, n. 16.

  • 19 Cf. Sollicitudo rei socialis, 6-7, 36.

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