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L’enseignement de la philosophie dans une Faculté de théologie

Antoine Guggenheim
L’étude de la philosophie est intégrée au cursus de formation des futurs prêtres non pas dans une visée instrumentale, mais selon un objectif propre, en même temps qu’intérieur à la formation théologique. Il s’agit de favoriser la constitution d’un acte de pensée authentiquement personnel, structure interne d’un acte de foi authentiquement libre. Dans une Faculté de théologie, dévouée à la formation sacerdotale du Peuple de Dieu, la formation philosophique contribue à ce que la formation humaine s’intègre à la formation doctrinale et pastorale au service de la mission d’évangélisation de l’Église.

Le Studium « Notre-Dame de Paris », Faculté de théologie de l’École Cathédrale, a pour mission d’une part, l’approfondissement de la Révélation chrétienne, et d’autre part, la formation théologique du Peuple de Dieu, tout entier sacerdotal, pour la vocation évangélisatrice de l’Église. Il remplit cette mission en proposant à tous ses étudiants, quel que soit leur statut ecclésial, de suivre un enseignement destiné à la formation des futurs prêtres. C’est dans cet esprit qu’il propose, comme d’autres lieux de formation sacerdotale, une initiation philosophique adaptée et solide. On peut résumer le triple objectif de cette formation philosophique en disant qu’il s’agit de s’initier à une quête de vérité sur « l’âme, le monde et Dieu », personnelle, rigoureuse, exigeante, telle que l’éthique scientifique de la culture européenne l’a développée au cours des siècles. L’appropriation en conscience de la vérité, cherchée et trouvée dans une authentique liberté, affermit et élargit l’humanité en chacun et en tous. Cet effort rationnel, fraternel, est une louange et une action de grâce, un sacrificium rationale, offerts à Dieu, Créateur et Sauveur de la raison droite. On comprend qu’il concoure par lui-même à la formation sacerdotale, surtout si on le réfléchit à la lumière du lien de la théologie et de la philosophie.

I Théologie et philosophie

Une manière concrète de poser la question du lien « philosophie et théologie » est en effet de partir de l’acte d’enseignement et d’apprentissage de la philosophie, tel qu’il peut se pratiquer dans une faculté de théologie. Il s’y exprime, dans ses objectifs, ses contenus et ses choix pédagogiques, une synthèse pratique des actes théologique et philosophique qui mérite d’être décrite et analysée. En retour, la prise en compte des données d’une telle expérience peut concourir à l’enrichissement de l’élaboration conceptuelle du lien de la théologie et de la philosophie

La légitimité critique d’une telle démarche nous semble assez fondée par le fait que la question appelle elle-même un double traitement, car elle fait partie de ces débats dont Gabriel Marcel remarquait qu’on ne peut les surplomber, ni les tenir à distance, et qu’il faut plutôt les accueillir comme des « mystères » que comme des « problèmes ». Dans ces conditions, la recherche d’une pure « objectivation » de ce lien, tant du point de vue philosophique que du point de vue théologique, serait leurre et illusion. Théologie et philosophie sont impliquées dans la réflexion qui les lie, tant au niveau conceptuel qu’au niveau de la responsabilité éthique et à celui du témoignage. Prétendre à une séparation radicale de ces disciplines, ou même demeurer silencieux sur cette question, est encore une prise de position philosophique ou théologique. Si l’enseignement de la philosophie en Faculté de théologie présente un cas particulier où est exprimée et réfléchie leur non-séparation, cette particularité peut être assumée comme une richesse, la théologie se faisant, à l’exemple du Maître (Jn 13,1), servante de la philosophie, tandis que celle-ci se met à son service, selon le schème de la soumission mutuelle dans l’amour par lequel saint Paul exprime la réalité humaine et chrétienne de l’alliance conjugale de l’homme et de la femme (Ep 5,21).

Je ne m’attarderai pas ici sur le contenu de l’enseignement de la philosophie (cours d’histoire de la philosophie ; cours systématiques : épistémologie, philosophie morale, philosophie de la nature, métaphysique, question philosophique de Dieu, anthropologie ; lecture de textes), ni sur sa pédagogie variée (cours, sessions, groupes de travail, travaux écrits et examens de synthèse), ni sur les différentes articulations possibles des enseignements philosophique et théologique au long des 5 ou 6 années de formation — vécues chez nous selon le rythme : initiation (2 ans) / approfondissement (3 ou 4 ans). Même si ces choix ne sont évidemment pas sans liens avec les objectifs poursuivis, je parlerai surtout de l’acte philosophique et de l’acte théologique auquel on entend initier les étudiants. Cette initiation intègre une triple démarche : il s’agit, pour conduire les étudiants à poser un acte philosophique personnel (cf. infra IV), de les introduire à la tradition des questions de l’histoire de la pensée (cf. infra III) et de les mettre en possession d’une certaine « boîte à outils » (cf. infra II).

II Une boîte à outils

En deçà d’une réflexion fondamentale sur le sens et la valeur du dialogue de la théologie avec la philosophie et avec l’ensemble de la culture, les étudiants en théologie ont besoin d’entrer en possession d’un certain nombre de concepts philosophiques et de certaines règles de fonctionnement de l’esprit et du langage pour s’approprier l’histoire et le langage des doctrines chrétiennes. La théologie met en œuvre des concepts hérités de la philosophie et en suscite d’autres, qu’elle lui transmet en retour. C’est faire œuvre utile que d’en chercher la signification dans les contextes qui les ont vus naître et d’apprendre à apprécier philosophiquement et théologiquement la transformation que leur passage d’un champ à l’autre leur a fait connaître. Je pense en particulier aux concepts auxquels recourent la christologie et l’enseignement sur la Trinité, à ceux relatifs à la création, au corps et à la liberté, à la société et à l’histoire.

Ce dialogue conceptuel entre philosophie et théologie n’a rien d’exclusif. Il a de quelque manière sa source dans la vie quotidienne et lui reste référé. De plus ces deux disciplines sont soumises l’une et l’autre à l’épreuve de la rencontre des sciences. Elles ne peuvent leur tourner le dos, mais bien plutôt assument le dialogue avec elles dans l’acte qui leur est propre. L’aspiration à la connaissance qui porte le discours philosophique se retrouve dans le discours scientifique, en étant coordonnée à la recherche d’un « pouvoir sur les choses », selon la « visée opératoire » de la science (J. Ladrière). La théologie est aussi par elle-même ouverte à la démarche scientifique, en raison de sa dimension historique et littéraire, et de sa propre finalité « opératoire » (rédemptrice et sanctificatrice) ; elle encourage un « amour chrétien des sciences »1.

Notre expérience des étudiants d’aujourd’hui — candidats au sacerdoce ministériel, religieux, ou fidèles laïcs qui s’inscrivent dans notre Faculté — invite à fortifier la formation philosophique en proportion même de la formation humaine et « scientifique » qu’ils ont acquise au préalable. En effet, celle-ci est en général rationnellement centrée sur des critères d’efficacité, relevant de savoir-faire « technico-scientifiques » ou « technico-commerciaux ». De plus, ils sont souvent affectivement marqués par une expérience spirituelle forte, qui motive et précède la découverte d’une vocation particulière et l’entrée dans les études théologiques. C’est pourquoi l’initiation philosophique doit s’accompagner, au nom même de sa visée rationnelle, d’une initiation théologique, dont l’étude de l’Écriture Sainte soit comme l’âme. L’étude théologique de l’Écriture Sainte, selon son sens littéral et spirituel, permet à chacun de situer son expérience particulière dans l’ensemble du dessein de Dieu. La « lecture » de l’Écriture Sainte, en raison même de son langage symbolique, métaphorique et typologique, inclut, sans s’y arrêter, l’apport des méthodes « scientifiques », fortifie la capacité à poser un acte philosophique et structure la rationalité immanente à l’acte théologique.

III La tradition des questions de l’humanité

L’enseignement de la philosophie peut être compris comme une initiation à la tradition des questions qui président à la pensée européenne. De manière plus ou moins consciente, cette tradition est intimement unie à celle de la foi chrétienne, par les suscitations réciproques qu’elles se sont adressées au long des siècles. Elles sont même, en un sens, intérieures l’une à l’autre. Une pleine inculturation hic et nunc des étudiants en théologie dans leur propre culture requiert l’appropriation de cette mémoire. La réflexion et le discernement des débats menés par les « pères » communs de leur propre culture, qu’ils soient chrétiens ou laïcs, appartiennent à l’évangélisation de l’intelligence et à l’estime du monde qu’elle demande. L’initiation à la tradition de la philosophie occidentale, comme à la tradition chrétienne, contribue à faire de chaque étudiant, qui se forme pour participer à la mission de l’Église, le prochain de ses contemporains.

La rencontre des cultures à travers la rencontre des étudiants en théologie d’autres horizons, est rendue commune aujourd’hui par la réunification politique de l’Europe, comme par l’ouverture économique, ou parfois la détresse, du monde ou, sur un plan plus religieux, par l’œcuménisme, le dialogue avec les Juifs et, bientôt, avec les fils de l’Islam. Elle invite à élargir notre intelligence du lien des concepts de philosophie et de théologie. La séparation de ces domaines tient-elle encore devant la rencontre d’une pensée chinoise, presque tri-millénaire, vivifiée secrètement par la grâce, et qui se présente d’un coup à nous, dans un face-à-face ou un côte-à-côte avec la pensée occidentale, pour exprimer les trésors de la sagesse et de la connaissance cachés dans le mystère du Christ ? La particularité des concepts en apparence les plus universels — les « Idées régulatrices » de Dieu, de l’âme et du monde elles-mêmes — nous fait mieux saisir le travail que la foi au Christ et la raison ont accompli chacune et se sont proposé mutuellement pendant tant de siècles chez nous, ainsi que le caractère fratricide de certaines de leurs querelles modernes.

On expérimente ainsi que la rencontre de l’autre demande à s’approfondir en une connaissance de son histoire intellectuelle, vécue et réfléchie. La pensée d’une ère temporelle ou géographique est habitée par son héritage ; l’inculturation philosophique et théologique a, dans nos Facultés, les dimensions du monde.

IV Un acte philosophique et théologique

L’acte théologique est un acte personnel parce qu’il suppose et déploie un acte de foi de la personne : « je crois ». Il demande que la foi assumée soit celle de l’Église et que les ressources spirituelles de la personne y soient mobilisées. S’il est articulé personnellement et ecclésialement, avec l’aide de l’institution elle-même, il contribue à ce que le croyant s’unifie par lui.

L’acte théologique est un acte libre. Il requiert un « je pense », où le « je » se dit et se fait dans un vrai acte de pensée. La théologie apparaît ici, de manière éminente, comme l’acte réflexif du chrétien en tant que chrétien, du baptisé en tant que baptisé, qu’il s’agit de mobiliser et de favoriser tout au long des études. La philosophie est l’acte réflexif de l’homme en tant qu’homme. On pourrait ajouter que l’acte théologique est déjà participé par l’homme de bonne volonté, qui réfléchit à la lumière de la raison droite, qui cherche la vérité en obéissant à sa conscience formée, comme le montre l’exemple de tant d’hommes simples, ou d’illustres chercheurs, étudiant, « en Sorbonne » ou ailleurs, l’Écriture Sainte et les grands auteurs de la tradition chrétienne.

Si l’acte philosophique et théologique est personnel, il n’est pas solitaire. Tout enseignement suppose un échange de parole, qui met en valeur la communauté intellectuelle des étudiants et des enseignants — selon l’ancienne signification du nom d’Université, soulignant plus « l’universalité » de ses membres que celle des disciplines enseignées. Il suppose la confiance partagée qu’instaure la quête de la vérité, dont tous sont disciples. La distinction des corps enseignant et étudiant, signifiée par le diplôme et la chaire d’enseignement, s’inclut dans cette unité et à son service.

Par rapport aux « sciences », philosophie et théologie ont en propre que la parole et le dialogue, medium de l’acte d’enseignement, sont constitutifs de cet acte. Le langage est pratiqué et appréhendé, en philosophie comme en théologie, comme le mystère qui met en relation et comme relation au Mystère, ce qui contribue à la prise de conscience par les enseignants et les étudiants de la communauté intellectuelle qui les unit.

En philosophie, depuis Socrate, il s’agit de mettre au jour, par la parole et le dialogue, voire par l’exemple, une vie cachée, plutôt que de transmettre un savoir à un ignorant. L’enseignement de la philosophie met en présence de l’homme en tant qu’homme, qui enfante et conçoit un verbe, l’exprime et le partage, dans la matrice du langage, pour le dialogue et par lui. Loin de se limiter à l’expression d’une expertise, il implique enseignants et étudiants dans l’échange et la réflexion, à un niveau où chacun atteste qu’il est et devient philosophe par sa parole et par son écoute. L’acte philosophique naît d’un enfantement ; il vise à une fraternité. Dans l’acte qui les unit, étudiants et enseignants deviennent ensemble philosophes, ou ne le sont pas : « cet homme pense (hic homo intelligit) » dans l’humanité commune et par elle.

De manière semblable, et en respectant le caractère propre de la théologie, ses enseignants et ses étudiants deviennent ensemble théologiens, parce qu’ils écoutent et scrutent ensemble une Parole qui les précède et les habite déjà. « Vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères » (Mt 23,8). Comme nul homme n’est entièrement ignorant de la vérité, puisqu’il porte en lui l’image et la ressemblance de Dieu, nul baptisé n’est ignorant de la foi au Christ, puisqu’il est témoin de l’inauguration de la nouvelle Alliance et du temps de l’accomplissement des prophéties (Jr 31,34 ; He 8,11) : « Vous avez en vous l’onction qui vous enseigne » (1 Jn 2,27 ; cf. Is 11,9 et Jn 6,45). L’acte théologique déploie et réfléchit l’acte de foi, d’espérance et de charité personnel, ecclésial : « Il ouvrit leur esprit à l’intelligence des Écritures » (Lc 24,45). Cet homme croit (hic homo credit) dans l’Église et par elle2.

Conclusion

L’enseignement de la philosophie dans une faculté de théologie donne de percevoir de manière concrète l’unité et la distinction des actes philosophique et théologique, et leur circumincession dans la Vérité.

L’acte philosophique est personnel — et soutenu par la grâce —, parce qu’il déploie et réfléchit une quête et une saisie de vérité dans l’histoire et les cultures. Il est au service de l’enfantement humain de la parole que l’homme dit à l’homme de toutes races, langues, peuples et nations. Il est porté au jour par la tradition des pensées et des questions des hommes, que Dieu veut tous sauver. Sa vie propre suppose la recherche en commun — qui enseigne à renoncer à soi-même et initie à la fraternité humaine dans l’étude elle-même — et l’attention, qui ouvre au Mystère, qui se fait sentir dans la rencontre et le dialogue avec les cultures.

L’acte théologique est toujours personnel — et donc rationnel —, parce qu’il accueille et réfléchit le dessein du Père à l’œuvre dans l’histoire et les cultures. Il est l’enfantement ecclésial de la Parole transmise dans l’Esprit Saint aux hommes de toutes races, langues, peuples et nations pour qu’ils désirent l’Époux. Sa matrice inspirée est l’Écriture Sainte des prophètes et des Apôtres, reçue par la Tradition de l’Église, interprétée par son Magistère vivant (Dei Verbum n° 10), où se rajeunit sans cesse la raison humaine. Sa vie propre suppose la recherche en commun — qui enseigne à renoncer à soi-même et initie à la charité divine dans l’étude elle-même — et la prière, qui ouvre à l’espérance missionnaire et au dialogue avec le monde et les cultures.

Notes de bas de page

  • 1 L’expression est de Pierre Teilhard de Chardin, « Science et Christ, ou analyse et synthèse » : « je vais essayer … de vous faire aimer chrétiennement la Science », dans Science et Christ, Paris, Seuil, 1965, p. 47. Dans cette conférence aux anciens élèves de l’École Polytechnique, il montre comment la structure synthétique de la Réalité en ses plus infimes éléments, dans l’espace et dans le temps, telle que la Science la met en évidence, conduit le scientifique à des options éthiques et spirituelles qui l’orientent vers le Christ, « Centre unique des Choses », du mouvement même par lequel il cherche à travers une analyse toujours plus fine de la Matière (ou de la Vie) un niveau de synthèse vraiment explicatif de l’Univers. L’accroissement de la connaissance scientifique et de la capacité d’analyse et de maîtrise de la Réalité qui la sous-tendent, rendent en effet plus impérieuse l’exigence d’une éthique, philosophique et religieuse, orientée vers l’accomplissement de l’Humanité, qu’engage le processus scientifique. L’« acte scientifique », souvent connu des étudiants, mérite d’être réfléchi avec eux.

  • 2 C’est ce qu’exprime, en un sens, le fait que les diplômes canoniques de théologie sanctionnent une aptitude et une habilitation sacramentelle et juridique à prendre part à la mission d’enseignement de l’Église, et qu’ils sont remis au nom du Saint-Père, dont l’autorité apostolique est garante et servante de l’unité et de la diversité du Corps ecclésial.

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