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La Bible comme chemin pour la théologie des religions

Jean-Luc Blanpain
Prolongeant une réflexion dont une première ébauche avait été publiée par la Nouvelle revue théologique en 2000, l’article tente de montrer comment la cohérence d’une lecture chrétienne de la Bible ouvre des perspectives et offre des balises pour aborder les questions propres à la théologie des religions non chrétiennes.

Introduction

La théologie des religions est sans doute une des disciplines les plus controversées de la théologie contemporaine. La réalité de la multiculturalité donne à son questionnement une acuité particulière, et l’actualité ne cesse ces dernières années de soulever régulièrement la question des relations interconfessionnelles. Il ne s’agit plus de questions théoriques, ou qui concernent des réalités lointaines. La difficulté théologique de la discipline réside dans la capacité à penser une authentique rencontre, en prenant réellement en considération l’identité religieuse de l’interlocuteur et, dans le même temps, à conserver une approche qui respecte la structure propre de l’économie chrétienne.

Les trois principales questions qu’a abordées successivement au cours de l’histoire la théologie des religions non chrétiennes ont été celle du salut des non-chrétiens (question traditionnelle la plus ancienne), celle du rôle éventuel de leur tradition religieuse dans ce salut et celle de la signification théologique du pluralisme religieux. La réponse apportée à ces différentes questions peut induire des prises de position très contrastées dans la réalité des attitudes et des relations. De façon sommaire, on synthétise régulièrement les positions logiques possibles en trois catégories :

  • Hors de la foi explicite en Jésus-Christ, professée et vécue en Église, il n’y a pas de salut. Qualifiée d’« exclusivisme », cette position correspond également à une perspective ecclésiocentrique.

  • La foi en Jésus-Christ est une voie parmi d’autres pour accéder au salut. Caractérisée comme « pluraliste », cette orientation correspond à une perspective davantage théocentrique, avec des accents différents selon les auteurs.

  • Le salut est toujours en Jésus-Christ, même pour les non chrétiens. Cette approche « inclusiviste » correspond à une perspective christocentrique, qui se décline aussi avec des accents différents.

Telles quelles, ces positions peuvent être évaluées assez facilement. La première position n’est pas recevable, car elle porte atteinte à l’universalité du plan de salut de Dieu. La deuxième ne peut pas davantage être retenue car elle ne reconnaît pas l’unicité de la médiation du Christ. Ne reste donc que la troisième, celle de l’inclusivisme.

Mais l’inclusivisme lui-même n’est pas sans poser ses propres difficultés. La principale, soulignée par les auteurs qui ont une pratique effective de la rencontre interreligieuse, est le manque de prise en considération de l’interlocuteur dans son identité religieuse. Elle revient à dire : « je te rencontre, autre croyant, mais je sais que, à ton insu, c’est en Jésus-Christ que tu es sauvé et non en suivant ta religion ». Cette approche n’est d’ailleurs pas propre à la tradition chrétienne : on la retrouve, par exemple, chez certains apologètes musulmans, qui rendent compte de la possibilité du salut des chrétiens comme « musulmans anonymes ».

Ces questions habitent tous ceux qui, de près ou de loin, sont concernés par la rencontre interreligieuse. En 2000, la Nouvelle revue théologique avait publié mon texte « La foi chrétienne à la rencontre de l’Islam1 ». Comme islamologue et théologien, c’est effectivement la rencontre de l’islam qui est ma porte d’entrée pour aborder la problématique. C’est néanmoins sur le plan théologique que la question ne cesse de rebondir, invitant à la remettre constamment sur le métier.

Mon texte de 2000, après un bref état des lieux théorique de la problématique de la rencontre islamo-chrétienne d’un point de vue théologique, s’aventurait dans l’interrogation du cheminement de la révélation biblique pour scruter ce mystère du pluralisme religieux. Cette perspective a continué à m’habiter au fil des années et continue à me paraître féconde, pour permettre aux chrétiens d’être à la fois authentiquement fidèles au Christ et réellement engagés dans la rencontre d’autres croyants. C’est l’état de cette réflexion poursuivie que ces lignes proposent au lecteur.

I Le paradoxe de l’alliance

La Bible privilégie le concept d’alliance pour évoquer le chemin du salut. Il nous est familier, comme chrétiens, de distinguer deux alliances, une première alliance marquée par les figures d’Abraham et de Moïse, et une seconde en Jésus-Christ. Mais le cycle d’Abraham ne commence qu’au chapitre 12 de la Genèse. Le chemin du salut, tel qu’il est évoqué par les Écritures, commence bien avant l’appel d’Abraham. C’est ainsi que nous trouvons chez les Pères de l’Église cette idée que l’histoire du salut est marquée non par deux, mais par quatre alliances. Irénée, par exemple, écrivait :

Quatre alliances furent données à l’humanité : la première, avant le déluge, au temps d’Adam ; la seconde, après le déluge, au temps de Noé ; la troisième qui est le don de la Loi, au temps de Moïse ; la quatrième enfin, qui renouvelle l’homme et récapitule tout en elle, celle qui, par l’Évangile, élève les hommes et leur fait prendre leur envol vers le royaume céleste2.

Une telle approche présente l’avantage de souligner d’emblée la visée universelle du salut : l’alliance avec Adam et celle conclue avec Noé ont un caractère universel. Le mouvement du récit biblique n’est pas simplement le passage de l’alliance avec un peuple particulier (Israël) dans l’Ancien Testament à l’ouverture à tous les peuples dans le Nouveau Testament. Le passage par un peuple particulier est paradoxalement le chemin pour réaliser ce qui était visé dès l’origine, à savoir l’ouverture du salut à tous. L’alliance avec un peuple particulier, Israël, a elle-même une visée d’universalité : toute l’Écriture est travaillée par le rapport d’Israël aux nations. L’alliance, comme chemin de salut, articule à chaque étape l’élection du particulier et l’ouverture à l’universel, jusque dans l’expression de la prière :

Que Dieu nous prenne en grâce et nous bénisse, que son visage s’illumine sur nous ; et ton chemin sera connu sur la terre, ton salut parmi toutes les nations. Que les peuples, Dieu, te rendent grâce ; qu’ils te rendent grâce tous ensemble ! Que les nations chantent leur joie, car tu gouvernes le monde avec justice ; tu gouvernes les peuples avec droiture, sur la terre tu conduis les nations. La terre a donné son fruit ; Dieu, notre Dieu, nous bénit. Que Dieu nous bénisse, et que la terre tout entière l’adore.

(Ps 66)

Pour aborder la question de la théologie des religions et de l’universalité du salut, il nous faut donc interroger ce paradoxe biblique qui choisit de viser l’universalité par le biais du récit particulier d’un peuple et de son alliance avec Dieu.

Cela nous conduit à la question de l’élection : comment se fait-il que tel peuple ou telle personne est choisi ? Que signifie l’élection dans une perspective de salut qui se dit dès l’origine à visée universelle ? Selon la belle expression de Jean Daniélou, « Abel n’est pas élu parce qu’il est juste. Il est juste parce qu’il a été élu3 ». En d’autres mots, l’élection dans la Bible se présente comme un geste absolument gratuit de Dieu.

Arrêtons-nous dès lors à l’élection d’Abraham.

Le Seigneur dit à Abram : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. Je rendrai grand ton nom. Sois en bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront ; qui te bafouera je le maudirai ; en toi seront bénies toutes les familles de la terre ».

(Gn 12,1-3)

Dans le livre de la Genèse, l’histoire d’Abraham fait suite à l’épisode de la tour de Babel : toute l’humanité réunie avait voulu construire une tour qui touche le ciel et se faire un nom. Mais le projet a échoué : l’humanité s’est retrouvée dispersée, parlant des langues différentes, et ne sachant plus communiquer. Après l’échec de Babel où l’humanité voulait se faire un nom, voilà que Dieu prend l’initiative : c’est lui qui rendra grand le nom de celui qu’il a choisi. Sa bénédiction l’accompagnera et il sera source de bénédiction pour toutes les familles de la terre, à la condition que celles-ci bénissent celui qui a été élu. Nous retrouvons ce lien entre la figure d’Abraham et la dispersion de Babel dans le livre de la Sagesse, au chapitre 10. Abraham est situé dans le prolongement de la dispersion de Babel : l’élection et l’alliance sont présentées comme le chemin pour sortir de l’unanimité trompeuse de Babel. Nous touchons alors la question décisive qui travaillera toute l’histoire du salut : comment faire pour que l’élu soit source de bénédiction pour les autres ? Deux terribles tentations menaceront sans cesse le chemin : la tentation que l’élu ne s’élève en tyran au titre de son élection, la tentation de la jalousie de ceux qui ne sont pas élus et veulent dès lors supprimer l’élu. Des figures comme celles de Naaman le Syrien ou de la veuve de Sarepta, dans les cycles d’Élie et Élisée, marqueront comme un rappel, que Jésus reprendra en Luc 4, de ce que le rapport au salut n’est pas de l’ordre d’un rapport à ce que l’on tient en propre : par des épisodes de ce type, le récit biblique maintiendra en éveil l’attention du lecteur sur la visée initiale (et finale) d’universalité.

II Le paradoxe résolu … paradoxalement

Comment la promesse faite à Abraham d’être source de bénédiction pour toutes les familles de la terre pourra-t-elle se réaliser, alors que le chemin qu’engage l’élection se trouve constamment menacé par les dangers de la tyrannie et de la jalousie ? Le récit de la Genèse suggère déjà une piste en montrant que la descendance d’Abraham ne sera possible que par le sacrifice de la paternité donnée en propre et le refus de se donner un nom : la descendance et le nom sont reçus de Dieu.

Pour Saint Paul, en particulier dans les épîtres aux Romains et aux Galates, c’est clair : c’est dans le Christ que la promesse est réalisée.

Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ. Et si vous appartenez au Christ, c’est donc que vous êtes la descendance d’Abraham ; selon la promesse vous êtes héritiers.

(Ga 3,28-29)

Il ne s’attarde pas beaucoup sur l’enseignement de Jésus, ni sur ce qu’il a fait. Il se centre sur la croix : c’est là que la promesse est réalisée.

Christ a payé pour nous libérer de la malédiction de la loi, en devenant lui-même malédiction pour nous, puisqu’il est écrit : maudit quiconque est pendu au bois. Cela pour que la bénédiction d’Abraham parvienne aux païens en Jésus-Christ et qu’ainsi nous recevions, par la foi, l’Esprit, objet de la promesse.

(Ga 3,13-14)

La croix est donc pour Paul le moment de l’accomplissement de la promesse faite à Abraham. Il est vrai que tout au long des Écritures un fin fil rouge s’était tracé, nous laissant entendre que Dieu ne se soucie pas des apparences, qu’il choisit le plus petit, qu’il veut un peuple petit, humble et pauvre, que son serviteur a les traits d’un serviteur souffrant. Autant de petites touches qui ont sans doute aidé la première génération chrétienne à reconnaître qu’effectivement, dans la Pâque du Seigneur, quelque chose de décisif s’est joué pour l’accomplissement de la promesse : l’initiative de Dieu après Babel de rendre grand le nom de l’élu a été féconde. Ce n’est pas pour rien que les Actes des Apôtres décriront l’événement de la Pentecôte sous les traits d’un anti-Babel : tous entendent proclamer dans leur langue les merveilles de Dieu. Il n’y a pas d’abolition des différences, des différentes langues, mais elles ne sont plus obstacles à la communion.

Il nous faut maintenant essayer de voir en quoi et comment la croix joue ce rôle décisif, qu’affirme aussi la déclaration Nostra Aetate sur l’Église et les religions non chrétiennes, à Vatican II : « Le devoir de l’Église, dans sa prédication, est donc d’annoncer la croix du Christ comme signe de l’amour universel de Dieu et comme source de toute grâce » (NA 4).

Dans sa Passion, Jésus prend sur lui tous les traits de l’Élu de Dieu, à la fois individu et peuple, comme en attestent les liens avec la figure du serviteur souffrant d’Isaïe dans les récits de la Passion. Lui que la foule avait voulu faire roi et qui alors s’était dérobé se trouve maintenant déclaré roi, par l’inscription sur la croix (inri). La méfiance que la royauté soulevait dès le début en Israël, de voir le roi se comporter en tyran de son peuple (2 S 8) n’a plus d’objet. Ceux qui souhaitaient la royauté à l’époque la voulaient pour être comme les autres nations. Lorsque Dieu donne le véritable descendant de David, le vrai Roi, berger de son peuple, la menace de tyrannie n’a plus d’objet. Mais le peuple se trouve aussi dans un rapport nouveau aux nations : bien qu’ayant un roi, il n’est pas comme elles. Le rapport aux nations qui s’instaure marque une différence. C’est ce qu’il nous faut maintenant essayer de mieux percevoir.

Si nous prenons au sérieux que la croix est vraiment le lieu où le vrai visage de l’Élu et sa royauté se révèlent, nous devons prendre acte du fait que c’est dans la disparition de toute grandeur, de tout pouvoir au sens historique du terme que nous le reconnaissons. La croix de Jésus ouvre un espace qui est comme un lieu vide : un point final ou l’ouverture de nouveaux possibles, qui ne dépendent plus de lui. Quelque chose est bien terminé sur la croix : tout ce que Jésus a vécu avec ses disciples sur les routes de Palestine est fini. Un récit se termine. Les Évangiles l’ont bien compris, qui ne prolongent pas le récit de la passion par un récit de résurrection. Si quelque chose d’autre commence, ce sera d’un autre ordre, celui de l’annonce de la résurrection. Si l’histoire se poursuit, ce n’est plus celle de l’élu comme grandeur historique, mais l’histoire de ce qu’il rend possible par sa résurrection dans la vie concrète de ceux qui en sont les témoins. Les Évangiles évoquent ces expériences en les nommant : c’est la guérison de la peur ou de l’infirmité, l’ouverture des cœurs devenus tout brûlants, la fraternité retrouvée, le fait d’être appelé par son nom ou de découvrir la fécondité que garde la Parole dans la vie de ceux qui la reçoivent. Un corps a disparu, celui de Jésus sur la croix, mais un corps nouveau est en train de naître, rassemblé paradoxalement par celui qui n’est plus et qui est pourtant celui qui les anime. Ce corps nouveau ne pourra jamais rien revendiquer par lui-même, puisqu’il s’appuie sur un corps qui n’est plus. La réalité de son existence ne pourra jamais se vérifier qu’en s’exposant à l’autre pour l’inviter à partager cette vie nouvelle que suscite un amour donné et vérifier ainsi la réalité de la résurrection. Bien sûr, tout au long de l’histoire se répétera la tentation pour les témoins de s’ériger en élus en opposition aux autres, comme s’ils tenaient par eux-mêmes et comme un bien propre ce qui les fait exister. Mais alors chaque fois, selon une belle expression de Paul Beauchamp, « le jugement biblique recommence quand les chrétiens se scandalisent de trouver sagesse et justice hors du Christ. C’est le Christ qu’ils méconnaissent alors en se laissant séparer de lui par une image qu’eux-mêmes ferment, en faisant du Christ aussi une loi “où ils observent leur image dans un miroir” (Jc 1,23)4 ». Ce n’est effectivement qu’en s’ouvrant à l’autre que les chrétiens peuvent faire l’expérience de la réalité de la résurrection comme ouvrant à la fraternité universelle. S’ils veulent en faire un bien propre qui n’est pas partagé, ils ne verront jamais que « leur image dans un miroir », promesse de vieillissement et de mort !

Conclusion

Cette lecture chrétienne des Écritures me semble tracer les traits du modèle pour penser la rencontre interreligieuse. Elle respecte à la fois la visée universelle du salut et la place incontournable du Christ, non pas en ce qu’il serait le signe d’une figure religieuse en concurrence avec d’autres mais en ce qu’il instaure cet espace nouveau de rencontre, libéré de la jalousie et de la tyrannie, et donc de la violence et de la mort. La difficulté que présentait à première vue le modèle inclusif en théologie des religions non chrétiennes se trouve elle aussi, du même coup, levée : l’autre n’est pas à réduire au même, mais à rencontrer dans son altérité.

En fidélité au Ressuscité, seule la relation fait advenir la vérité de l’Évangile. Toute autre forme de jugement reviendrait à s’ériger en concurrence, ce dont la croix nous a précisément libérés. La vérité sera toujours une vérité en chemin, le chemin des annonces de la résurrection : expérience des femmes au tombeau, de Pierre et de Jean, des disciples d’Emmaüs, de Paul, et de tant d’autres à leur suite. Stanislas Breton, dans L’avenir du christianisme, s’appuyant sur la phrase de Jésus « Je suis le chemin, la vérité et la vie », insiste pour que l’on ne sépare pas les trois termes et que l’on entre vraiment dans la perspective d’une « vérité en chemin » (il parle d’une « vérité odologique »), c’est-à-dire « le juste et droit chemin vers le but qui se profile à l’horizon et auquel il est fait serment de fidélité » (l’universalité du projet de salut de Dieu, comme libération de toute violence et de toute mort)5. Héritier de la grâce de l’élection, le chrétien n’a d’autre fidélité dans la rencontre d’autres croyants que d’honorer la grâce de la rencontre, dans la vie et en théologie.

Notes de bas de page

  • 1 J.-L. Blanpain, La foi chrétienne à la rencontre de l’Islam, NRT 122 (2000), p. 597-610.

  • 2 Irénée de Lyon, Contre les hérésies, III, 11, 8, SC 211, p. 169-171.

  • 3 J. Daniélou, Les Saints païens de l’Ancien Testament, Paris, Seuil, 1956, p. 47.

  • 4 P. Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps, Paris, Cerf, 1992, p. 104.

  • 5 S. Breton, L’avenir du christianisme, Paris, DDB, 1999, p. 76.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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