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« La Bible dévoilée » de Finkelstein et Silberman

Une relecture de la Bible à partir de l’archéologie

Jean-Marie Van Cangh op
« La Bible dévoilée » remet en question l’historicité de certains événements bibliques (les patriarches, l’Exode, la conquête de Canaan, l’Empire de David et Salomon) au nom de récentes découvertes archéologiques. Celles-ci, de fait, présentent un intérêt réel, mais il faut distinguer ces résultats et l’étude littéraire des textes. Les scribes de Josias (622 av. J.C.) n’ont pu inventer des histoires qui contredisent leurs propres intentions politiques et théologiques, d’autant que des textes plus anciens encore (Osée 12, vers 750 av. J.C.) témoignent déjà, de manière très cohérente, de l’existence de ces traditions.

Le livre à succès de I. Finkelstein et N.A. Silberman1 remet en question l’historicité de la Bible au nom des découvertes récentes de l’archéologie. D’après les auteurs, l’histoire des patriarches, l’exode d’Égypte avec Moïse, la conquête de Canaan sous Josué, l’importance de l’empire sous David et Salomon sont autant de légendes archaïques inventées pour refléter les rivalités et les espérances du roi Josias et de ses scribes (622 av. J.C.).

Le livre se lit comme un roman. Le projet est passionnant et bien documenté. Nous ne nous attarderons pas sur les points de détail, mais sur la thèse centrale des deux auteurs énoncée dès l’introduction. « L’archéologie propose un nombre suffisant de preuves qui étayent l’assertion que le noyau historique central du Pentateuque et de l’histoire deutéronomiste fut composé, dans ses grandes lignes, au cours du VIIe siècle av. J.C… Nous démontrerons que, pour l’essentiel, le Pentateuque fut une création de la monarchie tardive, destinée à propager l’idéologie et les besoins du royaume de Juda, et qu’il est, de ce fait, étroitement lié à l’histoire deutéronomiste. Nous soutiendrons les savants qui affirment que l’histoire deutéronomiste fut compilée, en grande partie, sous le règne de Josias, afin de servir de fondement idéologique à des ambitions politiques et à des réformes religieuses particulières » (BD 26-27).

Ces affirmations demandent à être nuancées. Il faut distinguer les résultats de l’archéologie et l’étude littéraire des textes. L’attribution massive des textes de l’histoire ancienne au temps de Josias et de sa réforme centralisatrice (622 av. J.C.) ne tient pas compte de la diversité des sources et des époques de rédaction des traditions littéraires. Le prophète Osée (750 av. J.C.) considérait déjà les traditions sur Jacob et sur Moïse comme faisant partie depuis longtemps du patrimoine ancien d’Israël. L’évocation d’un détail de l’histoire de Jacob suffisait à évoquer pour ses auditeurs l’ensemble de la geste de l’ancêtre (Os 12,4-7).

I Les données de l’archéologie

Le fait capital est le changement radical qui se produit dans la région montagneuse de Samarie (Manassé et Ephraïm) autour de 1200 avant notre ère, c’est-à-dire au passage du Bronze Récent (= BR) au Fer 1. La région inhabitée (sites forestiers et rocailleux décrits par Jos 17,16-18) de Manassé d’abord, et d’Ephraïm ensuite, est le théâtre de l’arrivée massive d’habitants semi-nomades venus du nord-est, de Syrie et de Transjordanie, par le wadi Farah et le wadi Malih2.

Au BR II (de 1400 à 1200), les habitants du pays, communément appelés Cananéens, n’occupaient plus qu’un seul grand site fortifié en Manassé, le site de Sichem, qui était aux mains de la famille du prince Labaya. En Ephraïm proprement dit, il ne restait que cinq sites fortifiés de quelque importance dont Béthel et Silo. En tout et pour tout, un site important en Manassé (Sichem), cinq sites de moyenne importance en Ephraïm et une vingtaine de petits sites non fortifiés répartis sur toute la région de la montagne de Samarie. En tout, vingt-huit sites.

Or le fait capital est le passage rapide de ces quelques installations bien répertoriées à une efflorescence de deux cent cinquante-quatre nouvelles implantations aux alentours de 1200. Sur une période relativement courte d’une centaine d’années, on recense cent onze sites dans la région montagneuse de Manassé et cent quarante-trois dans la région montagneuse d’Ephraïm3.

Cette thèse de l’arrivée massive de nouveaux occupants ne contredit pas le fait qu’une partie importante de cette population pouvait être déjà implantée sur le plateau transjordanien et sur les franges désertiques de la Palestine centrale, en relation symbiotique avec les Cananéens des Cités-États. Ces derniers fournissaient les céréales, tandis que les pasteurs fournissaient les produits laitiers et la viande4.

Cette thèse est acceptée par la majorité des archéologues avec quelques nuances. C’est le cas, entre autres, de l’archéologue israélien Amihai Mazar, auteur d’un compendium archéologique de référence5.

II L’histoire de la « conquête » du pays

Les douze premiers chapitres du livre de Josué sont en grande partie légendaires. La représentation des douze tribus d’Israël réunies sous la bannière de Josué qui s’empare de la quasi totalité du pays de Canaan au cours d’une campagne continue et rapide qui réduit à néant et sans coup férir les populations cananéennes, est une image d’Épinal qu’il faut définitivement abandonner. Les grandes cités de Jéricho, de Aï, de la Shéphélah (Libna, Lakish, Eglon), du sud de Juda (Hébron, Debir) et des vallées du nord (Haçor et Megiddo), contrairement à ce qu’affirme Jos 1-12, ne montrent aucun signe d’occupation israélite à la fin du BR ou au début du Fer 1 (vers 1200 av. J.C.). Ce n’est qu’au temps de la monarchie unitaire qu’eut lieu l’expansion israélite vers le Bas-Pays, d’une part, et vers les vallées galiléennes, d’autre part. En revanche, c’est la région montagneuse inhabitée de Samarie (la montagne d’Ephraïm) qui voit l’arrivée de nouveaux occupants pacifiques sur des sites rocailleux et forestiers qui n’ont jamais été occupés auparavant.

Nous sommes d’accord, en partie, avec l’analyse de Finkelstein et Silberman (BD, chap. 3 : « La conquête de Canaan », p. 91-117). Le livre de Josué a été revu par les scribes de Josias. Le roi Josias porte, par ailleurs, le même nom que Josué (racine yâsha?, sauver) et il n’est pas étonnant qu’il soit interessé par son illustre ancêtre. On peut admettre que la liste des villes du territoire de Juda de Jos 15,21-62 correspond aux frontières du royaume de Juda sous Josias. Mais ceci dit, il faut aussi admettre que le livre de Josué contient des parties anciennes qui se rapportent à l’Israël du nord des origines et qui recensent les territoires d’Ephraïm et Manassé (Jos 16 et 17), des tribus de Galilée (Jos 19,10-48) ou de Transjordanie (Jos 22). Tous ces territoires étaient occupés par les Assyriens depuis 722 av. J.C. On imagine mal Josias dressant un siècle plus tard le cadastre détaillé de territoires occupés6 !

III Le cycle de Jacob

Le cycle de Jacob (Gn 25,19 – 36,43 et Os 12) est le plus ancien des cycles patriarcaux et celui qui offre le plus de garanties d’historicité7.

Si l’on en croit Finkelstein et Silberman, les récits sur les patriarches ne seraient qu’une « puissante expression des rêves judéens du VIIe siècle av. J.C. » (BD 60). Affirmation sans fondement dans les textes.

Qu’en est-il réellement ? Vers 720, le royaume du nord disparaît sous les coups conjugués de Salmanazar V (726-722) et de Sargon II (721-705). Durant le VIIe siècle, seul subsiste le petit royaume de Juda réduit à la portion congrue autour de Jérusalem. Comment expliquer alors, du temps de Josias, un siècle plus tard, la création de la geste littéraire de Jacob qui parle de négociations claniques avec Laban, l’Araméen, pour la possession de deux femmes et de la terre autour de la montagne de Samarie ? Ce territoire avait été annexé depuis plus d’un siècle par les Assyriens et était occupé par les colons d’autres pays transplantés par ces mêmes Assyriens (2 R 17,24). Comment expliquer alors les traditions anciennes véhiculées par ces textes, sinon par l’installation du groupe des fils de Jacob (benê Jacob) sur la montagne d’Ephraïm à une période largement antérieure à la mention explicite du prophète Osée (vers 750 av. J.C.) qui présente cette geste de Jacob comme une histoire déjà ancienne bien connue de tous ses auditeurs ? Comment peut-on prétendre sans anachronisme que les ennemis menaçants du VIIe siècle (les Assyriens en l’occurrence) ont quelque chose à voir avec les groupes primitifs des XIIIe-XIIe siècles av. J.C. confrontés aux Cananéens et à une installation difficile dans la montagne d’Ephraïm à la topographie ingrate ?

Finkelstein et Silberman mentionnent « l’insistance particulière, exprimée par le récit des patriarches, sur la nécessité de n’épouser que des femmes du même clan, d’éviter toute alliance matrimoniale avec les peuples étrangers, ce qui correspond bien à la situation » (BD 61, note 4). C’est parfaitement exact pour la période du VIIe siècle av. J.C. et pour les siècles suivants, où les autorités religieuses de Juda se montrent soucieuses de maintenir la pureté de la race par des mariages intra-israélites. Mais il est piquant de constater que les patriarches Isaac et Jacob ont pris femme au pays des Araméens, à Harân, en Haute-Mésopotamie (Gn 27,43 ; 28,10 ; 29,4). Laban, l’Araméen, rappelle à Jacob qu’il est de sa parenté la plus proche (Gn 29,14 : « Oui, tu es mes os et ma chair ! »). Le patriarche Jacob identifié avec Israël lors du combat avec Dieu (Gn 32,29 : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël ») ne serait-il pas tout simplement un Araméen ? C’est ce qu’affirme le petit credo historique de Dt 26,5 : « Mon père était un Araméen errant ». La parenté entre Hébreux et Araméens y est clairement affirmée et lorsque Jacob épouse Léa et Rachel, les filles de Laban, le rédacteur ne parle pas de mariage mixte, mais d’une alliance entre deux clans apparentés scellée par l’érection d’une stèle (maççébah) et par un serment solennel : « Que le Dieu d’Abraham et le Dieu de Nahor jugent entre nous ! C’était le Dieu de leur père. Et Jacob jura par la Terreur (PaÌad) d’Isaac son père » (Gn 31,53). La forme verbale « jugent » est au pluriel, comme si les dieux d’Isaac et de Nahor étaient deux dieux différents.

Il y a une inconséquence de Finkelstein et Silberman à vouloir attribuer la composition des récits patriarcaux au VIIe siècle av. J.C. Les récits patriarcaux, précisément parce qu’ils sont anciens, contiennent une forme de polythéisme commun à tous les peuples de l’époque. Ils parlent de cultes rendus sur les hauts lieux de plein air, et sous les arbres sacrés (ashérah), avec construction de stèles et onction d’huile (Dt 12,2-3). Pour s’en tenir au cycle de Jacob, notons la construction d’un autel à Sichem en Gn 33,20 : « Jacob y dressa un autel qu’il appela El-Elohey-Israel » ; ce qui signifie que El, le chef du panthéon cananéen, est adopté comme le Dieu d’Israël. Ensuite, Jacob enfouit les idoles familiales sous le térébinthe de Sichem (Gn 35,4) et enterre Débora à Béthel sous le chêne sacré (Gn 35,8).

Nous assistons durant le VIIe siècle av. J.C. à la destruction de tous les symboles religieux que vénéraient les patriarches. Et nos auteurs pensent que c’est à ce moment précis que les scribes de Josias ont composé les récits patriarcaux ! D’après les premiers rédacteurs qui y voyaient déjà une anticipation du culte de Yahvé et un pas vers la monolâtrie8, ce culte rendu au Dieu des pères ou au Dieu El se passait en toute innocence et licéité.

Au passage du Bronze Récent au Fer 1, vers 1200 av. J.C., les patriarches rendent un culte au dieu de leurs pères, c’est-à-dire de leur ancêtre immédiat9. Les rédacteurs récents de la Genèse essaient de voiler le nom du dieu des ancêtres, parce que la révélation de leurs noms pourrait mettre leurs lecteurs supposés ‘monothéistes’ dans l’embarras. Les cultes des dieux du père sont, en effet, de nature polythéiste dans le Proche-Orient de la fin du deuxième millénaire.

Dans deux passages, cependant, les récits patriarcaux dévoilent le nom du dieu de l’ancêtre. Pour Isaac, nous l’avons vu, le nom du dieu serait PaÌad, Terreur (Gn 31,53) et il est invoqué par son fils, Jacob. Pour Jacob, ce dieu serait le Fort ou le Taureau (’abîr) et il est invoqué par Joseph (Gn 49,24b : « Par les mains du Fort de Jacob »). Pour le patriarche Israël, le nouveau nom de Jacob après son combat avec Dieu, l’appellation de son dieu est le Berger (rô?èh) ou la Pierre (’èbèn) et il est invoqué sous ces deux noms par son fils Joseph (Gn 49,24c : « Par le nom du Berger, de la Pierre d’Israël ») dans les bénédictions finales de la Genèse. Laisser transparaître ainsi que la religion des patriarches relève d’une forme de polythéisme ne peut pas avoir été inventé par la tradition littéraire deutéronomiste proche des réformes de type monothéiste des rois Ézéchias et Josias. Les textes du cycle de Jacob sont, en partie au moins, des textes anciens qui ont échappé à la réforme drastique des rois centralisateurs du culte à Jérusalem.

IV Moïse et l’exode

Finkelstein et Silberman proposent donc de situer l’exode aux VIIe et VIe siècles av J.C. sous la XXVIe dynastie égyptienne (saïte) des pharaons Psammétique I (664-610) et de son fils Neko ou Nekao (610-595). Jérémie aux chapitres 44 et 46 témoigne que de nombreux immigrés en provenance de Juda se trouvaient à cette époque dans le delta du Nil (cf. BD 84-87). C’est aussi la thèse défendue par J. Teixidor qui conclut : « Dans le passage du Deutéronome que j’ai appelé le credo historique, le deuxième élément, le séjour en Égypte, a été étudié ici d’après les documents épigraphiques et littéraires des VIIe, VIe et Ve siècles concernant les Judéens d’Égypte ; c’est dans le milieu dont ils émanent qu’a pu naître l’écriture de l’Exode, qui est une épopée nationale et non pas un document historique »10.

Nos commentateurs oublient de tenir compte d’Osée 12,14 : « Mais par un prophète, Yahvé fit monter Israël d’Égypte, et par un prophète, il fut gardé ». Nous avons ici une allusion claire à Moïse et à l’exode, allusion qui date des environs de 750 av. J.C. Nous y reviendrons.

De toute façon, il ne faut pas confondre tradition littéraire et historique. Un récit de l’exode peut être récent tout en se rapportant à un événement plus ancien. Nous voudrions revenir maintenant aux arguments en faveur d’une datation ancienne de l’exode biblique.

La période traditionnelle attribuée à l’exode vers 1250-1200 n’est pas du tout invraisemblable. Cette date correspondrait assez bien aux données du texte de l’Exode. La ville de Pi-Ramsès (« la maison de Ramsès », cf. Ex 1,11) a été construite dans le delta oriental du Nil par Ramsès II (1279-1213), non loin d’Avaris, et lui a servi de capitale. L’autre ville mentionnée par Ex 1,11 est celle de Pitom (Per-Itm, la maison de Atoum, dieu solaire) qui est citée aussi par un papyrus égyptien du XIIIe siècle. Ce papyrus mentionne également TJKW, qui correspond à l’hébreu Sukkôt (Ex 12,37) dans le delta oriental du Nil. De même Migdol (Ex 14,2) désigne les forteresses du désert établies par les Égyptiens au Nouvel Empire pour surveiller la frontière orientale du delta qui ouvrait la route aux tribus nomades.

C’est de cette époque (1207 av. J.C.) que date aussi la stèle du pharaon Merneptah, fils de Ramsès II, qui décrit la victoire du pharaon sur la Lybie et Canaan avec la mention des villes de Ashquelon, Guezer et Yanoam. Le texte ajoute ensuite : « Israël est anéanti et n’a plus de semence ». Le déterminatif qui précède le nom d’Israël dans cette liste indique qu’il s’agit d’une collectivité humaine et non pas d’un toponyme. De même, l’emploi du pronom suffixe de la troisième personne masculin singulier accolé à Israël suggère aussi que les Égyptiens considéraient Israël comme un peuple et non pas comme un territoire11. N’empêche que cela plaide en faveur de l’existence d’une entité connue sous le nom d’Israël, de quelque nature que soit cette entité. Comme l’écrit Jean-Louis Ska : « Il faut aussi admettre qu’un pharaon ne peut pas combattre des fantômes. S’il mentionne Israël par son nom dans cette liste, il devait exister à cette époque une entité correspondante. Mais que pouvait représenter Israël à cette époque ?… Peut-être que le nom ‘Israël’ désigne seulement un clan ou une tribu qui a, par la suite, donné son nom à toute la nation. Il existe d’autres exemples de ce phénomène »12.

Ceci dit, admettons que la Bible exagère volontiers le nombre des Israélites « qui fructifièrent, pullulèrent, se multiplièrent et devinrent extrêmement forts : le pays en fut rempli » (Ex 1,7). On ne peut certes pas retenir le chiffre de plus de six cent mille hommes suggéré par Ex 38,26 ! Elle exagère aussi la durée du séjour au désert : quarante ans, le temps d’une génération (Ex 16,35), dont trente-huit ans passés à Qadesh-Barnéa (Dt 2,14). C’est invraisemblable, d’autant plus que Qadesh ne contient pas de vestiges archéologiques d’une époque ancienne. Il faut donc penser au départ du delta égyptien d’un petit groupe (le clan de Moïse) qui traverse le désert dans un temps relativement court et qui, comme les groupes bédouins, ne laisse pas de traces de céramique ou de construction.

Il faut noter aussi l’étymologie du nom de Moïse, qui est un nom égyptien qui signifie « fils de » et est bien attestée dans les noms des pharaons Toutmosis et Ramsès (respectivement fils des dieux Thôt et Rê). Un homme qui porte un nom égyptien, mais inconnu des papyri, qui fuit le delta avec une petite bande d’esclaves sémites, voilà bien une origine glorieuse pour un fondateur de religion et de peuple ! Serait-ce une création littéraire des scribes de Josias ? Et ce n’est pas tout !

Les textes anciens de l’Exode nous présentent un Moïse qui fait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân, après avoir tué un contremaître égyptien (Ex 2,11-21). Il épouse la fille de Jéthro, Cippora, une étrangère ! C’est dans ce contexte madianite, à l’Horeb-Sinaï (Ex 3,1), qu’il reçoit la révélation du nom de Yahvé (Ex 3,14).

En Ex 18,1-12 Jéthro retrouve Moïse au désert et c’est lui, le Madianite, qui préside à l’holocauste, au repas de communion et à la bénédiction en l’honneur de Yahvé. Le Dieu Yahvé est d’abord le Dieu de Jéthro, le Madianite, avant d’être le Dieu de Moïse. Passable disgrâce pour ce fondateur de religion ! Peut-on imaginer les scribes de Josias inventant un texte aussi iconoclaste pour Moïse, leur point de référence absolu ?

Il faut souligner que la tradition de Moïse à l’Horeb est encore bien vivante au IXe siècle av. J.C. par sa reprise littéraire dans le pèlerinage d’Élie à la montagne de Dieu, l’Horeb-Sinaï (1 R 19,1-18). Ce texte fait référence explicite à la geste de Moïse : les quarante jours et quarante nuits de marche, le creux du rocher avec la présence de Dieu « dans la voix d’un silence impalpable » (comparer 1 R 19,12 avec Ex 33,21-23), la localisation de l’événement dans un lieu proche du Sinaï, en dehors des frontières d’Israël et de Juda, au pays des Madianites.

C’est le groupe de Moïse, le groupe des fils d’Israël, qui va, en quelque sorte, imposer le nom propre de Yahvé (qui signifie ‘Il est’ ou ‘Il sera’) au Dieu d’Israël. Ce nom de Yahvé va supplanter progressivement le ‘dieu du père’ et le dieu El apporté par le groupe des fils de Jacob13.

V Osée 12

Vers 750 av. J.C., le prophète Osée évoque une double origine du peuple d’Israël.

1. Une origine patriarcale, où Osée raconte la geste de Jacob de manière plutôt négative : la supplantation d’Ésaü (v. 4a), le combat avec Dieu (v. 4b) et avec l’Ange (v. 5a), la rencontre et la conversation avec Dieu à Béthel (v. 5b), la promesse du retour à Béthel (v. 7), l’enrichissement frauduleux de Jacob (v. 9-10), la fuite chez Laban l’Araméen (v. 13a), le travail du patriarche pour acquérir une femme (v. 13b).

2. Une origine prophétique : celle de Moïse et d’un groupe d’anciens esclaves venus d’Égypte — période d’harmonie caractérisée par la présence des prophètes et des visions (v. 10-11) et par l’exode d’Égypte sous la garde spéciale du prophète Moïse (v. 14). L’opposition du v. 13c (« et pour une femme, il garda ») et du v. 14b (« par un prophète, il fut gardé ») est symptomatique : dans le premier cas, la racine shâmâr, à l’actif, désigne la conduite humaine intéressée et mercantile du patriarche Jacob qui garda les troupeaux de son oncle Laban pour obtenir la main de sa fille, Rachel ; dans le second cas, la même racine, au passif, décrit la protection divine accordée au peuple par le ministère de Moïse, le prophète par excellence14.

Pour Osée, le peuple est placé devant un choix crucial : l’identification à Jacob, aux patriarches et donc à une certaine forme de polythéisme ; ou l’identification à Moïse et au Dieu unique, Yahvé. Comme on le voit, Jacob est associé à la fraude et aux idoles (v. 8-9) ; Moïse est associé au séjour du désert et à la rencontre du Sinaï (v. 10) et donc au Dieu des fiançailles et de l’exode (v. 14 ; cf. Os 2,16).

On reconnaît ici le parti pris d’un prophète du Nord qui oppose en bloc les origines patriarcales (benê Jacob et benê Israël, ici identifiés) qui supposent l’adoration du dieu des pères et du dieu El, d’une part, et les origines prophétiques (Moïse, le prophète, identifié ici au véritable Israël) qui suggèrent le choix du Dieu Yahvé, d’autre part15. Pour Os 12,10a (« Moi, je suis Yahvé, ton Dieu, depuis le pays d’Égypte ») qui a été repris comme introduction solennelle au décalogue (Ex 20,2), il n’y a pas d’autre Dieu, il n’y a pas d’autre El que Yahvé, le Dieu de Moïse.

Osée, au chapitre 12, fait allusion à l’histoire de Jacob et de Moïse comme à une geste littéraire complète, parfaitement connue et intégrée par ses auditeurs. Cela signifie qu’elle date de bien avant lui et fait partie de la mémoire collective du peuple. Il est impossible, dans ce cas, d’en faire une création littéraire du temps de Josias.

Cette critique d’un point précis au sujet des traditions littéraires anciennes ne retire rien à l’intérêt du livre concernant les textes plus récents de la Bible et surtout concernant les découvertes archéologiques16. C’est dans ce domaine surtout que l’apport des auteurs est original et fait la preuve de leur grande expérience du terrain.

Notes de bas de page

  • 1 Finkelstein I. et Silberman N.A., La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, tr. P. Ghirardi, Paris, Bayard, 2002 (cité désormais BD suivi du numéro de page).

  • 2 Cf. Zertal A. et Finkelstein I., « Samaria », dans The New Encyclopaedia of Archaeological Excavations in the Holy Land (= NEAEHL), éd. E. Stern, Jerusalem, Israel Exploration Society (= IES), 1993, vol. 4, p. 1312-1313.

  • 3 Le chiffre de deux cent cinquante-quatre nouvelles implantations en Palestine centrale est donné par Finkelstein I., The Emergence of Israel : A Phase in the Cyclic History of Canaan in the Third and Second Millenia BCE, dans Finkelstein I. & Naaman N., From Nomadism to Monarchy. Archaeological and Historical Aspects of Early Israel, Jerusalem / Washington, IES, 1994, p. 163 et 171. Le chiffre de cent onze sites du Fer 1 en Manassé (sur une aire de 1200 km2), est cité par Ofer A., « All the Hill Country of Judah. From a Settlement Fringe to a Prosperous Monarchy », dans ibid., p. 107.

  • 4 Cf. Finkelstein I., The Archaeology of the Israelite Settlement, Jerusalem, IES, 1988, p. 336-348.

  • 5 Cf. Mazar A., Archaeology of the Land of the Bible : 10.000-586 BCE, The Anchor Bible Reference Library, New York, Doubleday, 1990, p. 328-367. Voir aussi du même auteur, « The Iron Age », dans Ben-Tor A., The Archaeology of Ancient Israel, New Haven, Yale Univ. Press, p. 259-301.

  • 6 Pour plus de détails, nous nous permettons de renvoyer à deux de nos articles : « Les origines d’Israël et du monothéisme : institution et/ou charisme ? », dans Cristianesimo nella storia, Mélanges G. Alberigo, éd. A. Melloni e.a., Bologna, Mulino, 1996, p. 35-88 ; Id., « Les livres de Josué et des Juges confrontés à l’archéologie », dans RTL 28 (1997) 161-188.

  • 7 Cf. de Pury A., Promesse divine et légende cultuelle dans le cycle de Jacob. Genèse 28 et les traditions patriarcales, coll. Études Bibliques, 62, Paris, Gabalda, 1975 ; Id., « La tradition patriarcale en Genèse 12-36 », dans Le Pentateuque en question, éd. A. de Pury et Th. Römer, coll. Le Monde de la Bible, 18, Genève, Labor et Fides, 1989, p. 259-270. Le même article est paru aussi dans Lumière et Vie 188 (1988) 21-34 ; Id., « Situer le cycle de Jacob. Quelques réflexions vingt-cinq ans plus tard », dans Studies in the Book of Genesis. Literature, Redaction and History, éd. A. Wénin, coll. BETL, 155, Leuven, Peeters, 2001, p. 213-241.

  • 8 Il faut distinguer entre la monolâtrie et le monothéisme. La première signifie qu’on ne rend de culte qu’à son propre dieu, tout en admettant l’existence des autres dieux pour d’autres peuples. Le monothéisme suppose la reconnaissance exclusive d’un seul et même Dieu pour tous.

  • 9 Notons que si l’on admet le bien-fondé de nos recherches, il faut descendre la chronologie habituelle des Patriarches d’à peu près six siècles. Les tableaux chronologiques des Bibles de Jérusalem, d’Osty et de la TOB placent tous Abraham en 1850 ou 1800 av. J.C. D’autre part, nous avons déjà noté que les chercheurs actuels attribuent une plus grande fiabilité au cycle de Jacob qu’à ceux d’Abraham et d’Isaac (cf. supra, n. 7).

  • 10 Teixidor J., Mon père, l’Araméen errant. Commentaire libre d’un texte biblique, Paris, Albin Michel, 2003, p. 219.

  • 11 Cf. Yoyotte J., « La campagne palestinienne du Pharaon Merneptah. Données anciennes et récentes », dans La protohistoire d’Israël, éd. E.M. Laperrousaz, Paris, Cerf, 1990, p. 109-119 ; Van Cangh J.-M., « Les origines d’Israël et de la foi monothéiste », dans RTL 22 (1991) 305-326 et 457-487 (ici, p. 312-314).

  • 12 Ska J.-L., Les énigmes du passé. Histoire d’Israël et récit biblique, Bruxelles, Lessius, 2001, p. 78.

  • 13 Cf. Van Cangh J.-M., « Les origines du monothéisme biblique », dans Christianime, Judaïsme et Islam, Acad. Intern. des sciences religieuses, éd. J. Doré Paris, Cerf, 1999, p. 15-47 ; Lemaire A., Naissance du monothéisme. Point de vue d’un historien, Paris, Bayard, 2003, p. 28-33.

  • 14 Cf. de Pury A., « Osée 12 et ses implications pour le débat actuel sur le Pentateuque », dans Le Pentateuque. Débats et recherches, éd. P. Haudebert, coll. Lectio Divina, 151, Paris, 1992, p. 175-207. L’auteur écrit en p. 205 : « Ce qui fait Israël pour Osée, ce n’est pas la femme, c’est-à-dire l’appartenance à un système généalogique, si vénérable soit-il, mais c’est le prophète, c’est-à-dire la parole de Yahvé, reçue, transmise et acceptée par la médiation des prophètes ». Pour la datation du texte d’Osée, on ne note que très peu d’actualisations judéennes de la fin du VIIIe s., peut-être du temps de Sennachérib en 701 av. J.C., ce qui permet de ‘verrouiller’ le texte à cette date ancienne (ibid., p. 181).

  • 15 Cf. van Cangh J.-M., Les origines d’Israël… (cité supra, n. 6), p. 83 : « Osée souligne ainsi le contraste entre la conduite humaine du patriarche et la conduite divine du prophète. Le souvenir du patriarche suppose l’identification immédiate des auditeurs d’Osée avec l’ancêtre Jacob/Israël. Les deux noms de l’ancêtre sont ici confondus, car nous nous trouvons cinq siècles après l’histoire des origines des benê Jacob et des benê Israël. L’opposition ne se fait plus entre les deux groupes précités, mais entre le patriarche Jacob/Israël réunis, d’une part, et le prophète Moïse, d’autre part ».

  • 16 Le point central contesté dans le domaine archéologique est la datation de la céramique du Xe siècle av. J.C. que Finkelstein attribue aujourd’hui au IXe s. av. J.C. — ce qui lui permet de nier l’importance des constructions du temps de David et Salomon (cf. BD 157) et de faire de ces deux grands rois des petits monarques insignifiants !

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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