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La diaconie : un bain évangélique de jouvence à notre solidarité ?

Étienne Chomé
La « diaconie » est comprise comme « le service de la charité » dans la première encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est, alors qu’il y a vingt ans on la comprenait surtout comme un service de justice. Cet article explore les enjeux pastoraux de ce choix théologique à partir d’un examen des forces et des limites des concepts de solidarité et de diaconie. Il plaide pour le maintien des deux registres de langage.

La « diaconie » a été mise en valeur par la première encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est, à Noël 2005 (n. 21, 23 et 25). Cette dernière a été relayée par de nombreuses lettres pastorales d’évêques. Ce terme grec n’est pas dans le Larousse mais diakonein, diakonos et diakonia reviennent une centaine de fois dans le Nouveau Testament. En mettant en avant cette notion biblique et en la comprenant comme « le service de la charité », le Magistère promeut une certaine théologie qui n’est pas sans incidences pastorales. Je me propose ici d’explorer les enjeux pastoraux de ce choix, à partir d’un examen des forces et des limites des concepts de solidarité et de diaconie. Ces dernières décennies, la solidarité a eu le mérite d’exprimer le dépassement d’une charité-assistance paternaliste. Faudrait-il aujourd’hui passer de la solidarité à la diaconie ? L’encyclique donne l’effet de faire prendre à la solidarité humaine un bain de diaconie. Celle-ci inclut-elle celle-là ? Ou bien touchent-elles chacune des réalités différentes et complémentaires telles qu’il convient de maintenir les deux registres de langage ? Pour répondre à ces questions, je relèverai d’abord trois forces au concept de solidarité, puis trois apports spécifiques de la diaconie qui vont à l’encontre des dangers d’un militantisme solidaire trop horizontal. Je conclurai par les risques d’une diaconie trop verticale.

I Pourquoi parler de solidarité ?

1 La solidarité concerne et parle à tout le monde

Dans le cadre juridique, on parle de solidarité chaque fois que des personnes ont une obligation en commun, qu’il s’agisse d’une dette contractuelle, délictuelle ou liée à la possession commune d’une chose ou d’un droit (les membres d’une indivision par exemple). Dans un sens plus large, la solidarité oblige les citoyens à l’égard des exclus de leur société. C’est un concept qui parle au cœur des hommes et des femmes de ce temps. La solidarité est inscrite au panthéon des valeurs de nos sociétés européennes, à côté de l’autonomie, du pluralisme et de la tolérance. Elle constitue un credo et un slogan universellement mobilisateur. Les trois premières références obtenues en tapant « solidarité » sur Google sont : Solidarité mondiale (ensemble contre l’injustice sociale), Oxfam-Solidarité et Solidarité socialiste.

2 La solidarité souligne les exigences de justice

Dans les années 70 et 80, on réalise le degré de myopie de certaines œuvres caritatives qui atténuent les effets de la pauvreté sans aucune conscience critique de ses causes. La solidarité véritable nous convoque ensemble à un combat contre l’injustice. « La défense de la justice est la première étape de la charité »1. La pratique individuelle de l’aumône, aussi généreuse soit-elle, est trop courte si elle ne se préoccupe pas de découvrir les racines de la misère et d’analyser ses dimensions sociopolitiques. Dans nos modes de vie, qu’est-ce qui concrètement alimente les mécanismes d’exploitation ? Qu’est-ce qui contribue à fabriquer de la pauvreté ? Une lutte efficace contre les structures injustes requiert des compétences professionnelles ainsi que l’organisation de stratégies collectives qui fédèrent toutes les bonnes volontés au sein d’ONG de coopération Nord-Sud et d’associations solidaires des laissés pour compte dans nos propres pays.

3 La reconnaissance et la réciprocité sont au cœur d’une rencontre véritable

En 1959, Jacques Brel dénonçait la charité de « la dame patronnesse qui tricote tout en couleur caca d’oie afin de reconnaître le dimanche à la grand-messe ses pauvres à soi ». Le chanteur belge fustigeait l’assistanat du riche qui entretient à l’égard du pauvre des relations asymétriques de dépendance. Dans son aggiornamento qui ne s’est pas fait sans une relecture de l’Évangile, l’Église a repensé le « service de la charité » à partir du Christ qui brise le mur de la distance chaque fois qu’il rencontre un pauvre, un enfant, un étranger ou un ennemi2. Le Christ se laisse rejoindre par celui qui dérange (Lc 18,15-30). Il est touché en plein cœur et remué au plus profond de lui-même. Il est pris aux entrailles (esplankhnisthè). Il entre en dialogue et rejoint chaque personne dans ce qu’elle a d’unique, de plus précieux. Il suscite en elle le désir d’exister davantage et de donner le meilleur d’elle-même. Ses gestes et paroles la restaurent, tout en la rendant mieux auteur de sa propre vie.

« Je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert » (Lc 22,27). Le Christ n’est ni au-dessus, ni à côté des hommes mais au milieu d’eux, avec eux, et en tablier de service (Jn 13,4). Son attitude provoque des retournements, comme le souligne la lettre pastorale de l’évêque de Pontoise : en l’aveugle Bartimée (Mc 10,46-52), « Jésus rencontre un homme exclu qui dérange par ses cris et son insistance. Cet homme, marginalisé par la société, est plein de talents et de compétences. Il capte l’attention de Jésus par la force de sa foi par-dessus la foule et les disciples. Ceux-ci vivent un retournement complet. L’attention que Jésus prête à l’appel de l’aveugle est pour eux l’occasion d’une conversion. Celui qui restait sur le bord du chemin est invité et appelé. Il devient le cœur de la communauté. C’est Bartimée qui leur révèle la nature divine de Jésus. C’est l’aveugle qui leur ouvre les yeux. Jésus ne fait pas de remontrances à la foule. Il l’associe. Il la met en mouvement. En lui demandant d’appeler l’aveugle, il la rend diaconale. Elle va participer à sa rencontre avec le Christ et lui permettre de vivre sa libération. À travers cette inversion des rôles, retentit un appel à vivre autrement toutes les relations humaines ainsi que la relation à Dieu. (…) Nous sommes invités à reconnaître la présence des plus pauvres et des plus fragiles dans l’Évangile ainsi que leur rôle primordial pour la conversion des cœurs »3.

L’amour évangélique se joue dans une rencontre vraie qui nous fait entrer dans des relations de réciprocité. Cette rencontre suscite une dynamique de solidarité qui nous délivre de l’assistanat paternaliste. L’évêque de Fréjus-Toulon avait fait œuvre de pionnier en instituant dès 1982 une « Diaconie », un service diocésain très vivant qui continue aujourd’hui encore à mobiliser les chrétiens autour du défi de « rendre l’Église et l’Évangile aux pauvres et (de) rendre les pauvres et l’Évangile à l’Église »4. « La diaconie de l’Église ne doit pas être assimilée à une aide philanthropique. Elle a pour but d’aider ceux qui sont dans le besoin à faire face eux-mêmes à leurs difficultés et à s’organiser entre eux pour sortir, par leurs propres efforts, de leur situation d’oppression ou de malheur »5. Les évêques belges soulignent, eux aussi, que l’Évangile bouscule toute condescendance se penchant sur les pauvres. Lorsque nous regardons le handicapé, le sans domicile fixe, le chômeur, le réfugié comme un problème à résoudre, nous nous empêchons de le rencontrer en vérité. La mission de l’Église est avant tout « de restituer à tous les êtres humains cette dignité fondamentale des enfants de Dieu (…). Que le Christ invite à aider les pauvres va de soi ; mais qu’il aille jusqu’à s’identifier avec eux est totalement nouveau (Mt 25,31-46) »6. Nos théologies et nos pratiques doivent donc rendre compte de ces bouleversements évangéliques : le riche a des pauvretés et le pauvre a des richesses. La parole des pauvres fait entendre autrement la Parole ; ceux-ci nous évangélisent lorsqu’ils nous apprennent quelque chose de Dieu7. Et au fond, riches et pauvres se retrouvent tous dans la même pauvreté de leur condition humaine fragile et limitée8. Vivre ensemble l’Évangile, c’est nous mettre au service les uns des autres, dans nos pauvretés respectives. Il revient aux théologiens de rendre compte de cette solidarité humaine fondamentale par des concepts opératoires, tels que la reconnaissance9 et la réciprocité que vit toute pastorale d’engendrement10.

II Pourquoi parler de diaconie ?

Après avoir souligné les trois points d’insistance du concept de solidarité, montrons maintenant que la Bonne Nouvelle en Christ vient enrichir la solidarité humaine d’une dimension diaconale appelée à marquer toutes les relations des chrétiens. La diaconie désigne un mode relationnel spécifiquement fondé dans l’être et le ministère du Christ.

Un mois après la promulgation de l’encyclique Deus caritas est, l’évêque de Bâle déclara : « En nous présentant une méditation théologique sur l’amour et en rendant hommage à la diaconie en tant que tâche fondamentale de l’Église, le Pape Benoît XVI montre non seulement l’humanité et la beauté de la foi chrétienne mais ratifie également ce qui caractérise son pontificat dès le début et ce que l’Église nécessite urgemment aujourd’hui : une vraie réforme à partir des racines de la foi et à travers un recentrage sur l’essentiel. Ceci est, si on veut le nommer ainsi, le noyau du ‘programme de gouvernement’ de Benoît XVI »11. Le pape enracine la solidarité humaine dans la diaconie évangélique. Dès les Actes des Apôtres, celle-ci est présentée comme un des quatre piliers de l’Église, inséparable de la koinonia, de la martyria et de la leitourgia. Qu’un de ces pieds vienne à flancher et c’est tout l’ensemble qui devient bancal. Commençons par les enjeux ecclésiologiques de la diaconie.

1 La diaconie dit l’expérience chrétienne et fait vivre la communion ecclésiale

Déconnectée de la koinonia, la diaconie rencontre trois écueils : un essoufflement du service, une sous-traitance aux professionnels du social et de l’humanitaire, et enfin, une prise de distance des instances caritatives vis-à-vis de leur matrice ecclésiale.

a La diaconie ne se réduit pas à des problèmes techniques à résoudre

La solidarité est lourde à porter lorsqu’elle n’est qu’un ensemble de problèmes sociopolitiques. Combien de chrétiens n’ont-ils pas d’ailleurs décroché du militantisme, découragés devant l’ampleur de la tâche, voire désabusés par son inanité ? Benoît XVI invite à repenser la solidarité à partir de l’amour de Dieu et en vue de Dieu.

En amont, l’amour de Dieu est une source qui ne se contente pas de toucher les cœurs. Elle « déborde et irrigue tout le champ de la vie relationnelle » (Étienne Grieu), jusque dans nos institutions de solidarité. « La diaconie du Christ ne se limite pas au service rendu aux personnes, elle est plus qu’une disposition fondamentale au service. Elle est le plein accomplissement de l’incarnation du Christ »12.

En aval, la diaconie participe au salut du monde. Depuis Pâques, celui-ci est « un chantier en reconstruction », selon l’expression de Luc Dubrulle13, dans lequel les chrétiens sont appelés à manifester avec foi et espérance l’amour de Dieu en Jésus-Christ. Ainsi, les œuvres caritatives et solidaires coupées de la foi et de l’expérience chrétienne risquent le sort d’une motte de terre détachée de son terreau nourricier et perdant peu à peu toute la vie qui grouillait en elle14.

b Le service diaconal est la vocation de tous dans l’Église

La complexité des problèmes sociopolitiques a légitimement entraîné ces dernières décennies la professionnalisation des services caritatifs. Il y a un revers à la médaille lorsque l’action solidaire devient une affaire de spécialistes compétents sur lesquels se déchargent les autres chrétiens. Dans leurs lettres pastorales, plusieurs évêques soulignent le danger d’un tel secteur spécialisé dans l’Église : « La diaconie est conjointement une démarche spirituelle et un projet d’animation pastorale à vivre en communauté. Ce n’est pas une instance, une structure. C’est un état d’esprit, une attitude, une dynamique. Le diocèse de Pontoise doit répondre à sa vocation diaconale et permettre aux communautés et à chaque chrétien de mieux prendre conscience qu’il y a là un rendez-vous avec le Christ »15.

c Les instances de solidarité au cœur de l’Église, au chœur de nos églises ?

D’un point de vue historique, nombre d’associations nées dans le giron de l’Église sont devenues peu à peu autonomes. Certaines ont retiré le « C – Catholique » de leur appellation, en vivant cette prise de distance comme une émancipation légitime et nécessaire à l’égard des Autorités de l’Église16. D’autres, convaincues que les déclarations d’indépendance sont un appauvrissement mutuel, continuent à chercher comment relever ensemble les défis d’une véritable ecclésiologie de communion, à travers des structures engagées dans la cité où se vit un véritable partage du pouvoir de décision et où la confrontation des divergences se fait dans le respect et l’unité. Dans son Plaidoyer pour des communautés diaconales, Étienne Grieu souligne le prix payé du fait que « dans nos églises, la diaconie est confinée dans l’une des chapelles latérales, plus ou moins bien entretenue selon les cas ; elle n’est invitée qu’exceptionnellement à monter jusqu’au chœur. Or, tant que nous restons dans ce schéma, l’Église perd une part considérable de sa capacité à annoncer l’Évangile »17.

2 Martyria et diakonia : la diaconie évangélise et l’apostolat accomplit le service

Deus caritas est insiste sur l’unité organique entre l’annonce de la Bonne nouvelle (martyria), la célébration de la joie pascale (leitourgia) et le service par amour (diakonia). « Toute l’activité de l’Église est l’expression d’un amour qui cherche le bien intégral de l’homme : elle cherche son évangélisation par la Parole et par les Sacrements, entreprise bien souvent héroïque dans ses réalisations historiques ; elle cherche aussi sa promotion dans les différents domaines de la vie et de l’activité humaine. L’amour est donc le service que l’Église réalise pour aller constamment au-devant des souffrances et des besoins, même matériels, des hommes. » (n. 19) « La nature profonde de l’Église s’exprime dans une triple tâche : annonce de la Parole de Dieu (kerygma-martyria), célébration des Sacrements (leitourgia), service de la charité (diakonia). Ce sont trois tâches qui s’appellent l’une l’autre et qui ne peuvent être séparées l’une de l’autre. La charité n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer. » (n. 25) Le pape le répète, « l’exercice de la charité est un acte de l’Église en tant que telle et, au même titre que le service de la Parole et des Sacrements18, elle fait partie, elle aussi, de l’essence de sa mission originaire » (n. 32). Dès lors, « ne séparons pas le service des frères de la proclamation de l’Évangile et de la célébration du mystère christique »19. Hélas, font remarquer les évêques belges, « dans la pratique pastorale, la diaconie, l’annonce et la liturgie sont encore assez souvent juxtaposées. Elles sont confiées à des équipes distinctes. Et pourtant ces trois tâches sont solidaires »20. Dans le concret de la vie paroissiale, deux facteurs conjoncturels contribuent au cloisonnement entre les services.

a La pénurie des serviteurs

En ces temps où « le personnel paroissial diminue », il est révélateur que des responsables pastoraux ont rassuré leurs fidèles collaborateurs : les récents appels du Magistère à la diaconie ne sont pas « quelque chose à faire en plus, de nouvelles tâches à réaliser », mais « une invitation à prendre le recul nécessaire pour évaluer notre action actuelle et prendre mieux en compte dans la vie de nos communautés ‘le service de la charité’ »21. Dans un contexte où les paroisses peinent déjà à recruter assez de catéchistes et d’animateurs liturgiques, n’est-il pas logique de mobiliser prioritairement les forces disponibles sur ces fronts de base ? L’invitation à « faire du social »22 passe après. Étienne Grieu interpelle vigoureusement ce schéma pastoral car l’action engagée dans les cambouis du social et du politique « participe de la vie avec Dieu, de sa rencontre et d’un compagnonnage avec Lui, [qui] devient un lieu d’expérience théologale »22. En ce sens, Grieu invite à « assouplir le schéma habituel d’agir en conséquence de la foi » et à concevoir « l’engagement dans le monde comme prolongement éthique de la Bonne Nouvelle »23. En réalité, « l’engagement est beaucoup plus qu’une ‘mise en œuvre’ de l’Évangile, il constitue en lui-même un lieu-source pour la foi »24. La diaconie nous conduit au cœur de l’expérience chrétienne.

b La sécularisation

Dans nos pays sécularisés où le religieux est prié de se cantonner à la sphère du privé, il devient difficile d’afficher le lien fort entre l’engagement social et la foi en Dieu. Les chrétiens ôtent leur blason apostolique lorsqu’ils participent à la vie associative locale. Ils sont des acteurs bien présents sur la scène publique, mais ils se gardent bien de sortir alors leur étendard d’Église. Par ailleurs, tout le monde s’accorde pour dire que la solidarité relève en première ligne des Institutions publiques. L’ostracisme laïc relègue les Églises à leurs sacristies. Et elles-mêmes se resserrent sur le culte et les sacrements, vu la baisse des vocations qui multiplie les cures de chaque pasteur. Quant à Benoît XVI, lorsqu’il parle de « l’engagement nécessaire pour la justice » (Deus caritas est, n. 28), il tient à souligner que « l’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du politique » (n. 28) et que « la formation de structures justes n’est pas immédiatement du ressort de l’Église » (n. 29). Par contre, il insiste sur le fait que « les organisations caritatives de l’Église constituent au contraire son opus proprium, une tâche conforme à sa nature » (n. 29).

C’est dans un tel contexte que le Magistère invite les communautés à reconnecter les services de diaconie à leur pastorale, leur apostolat à leur catéchèse, afin de donner à percevoir l’amour de Dieu et de pouvoir faire vivre la rencontre du Christ, tous deux au fondement de la diaconie chrétienne. Dé-spiritualisé et dé-théologisé, l’humanitaire ressemble aux chemins de la forêt équatoriale : une fois défrichés par l’homme, ceux-ci sont rapidement damés et laminés par l’érosion. Inversement, « la foi confessée et célébrée est amputée si elle ne se donne pas, dans un mouvement immédiat et visible, comme une foi pratiquée dans l’amour » (Luc Dubrulle). D’où les appels pastoraux à chercher de nouvelles manières de croiser les démarches catéchétique et diaconale.

3 Leitourgia et diakonia : l’unité intrinsèque entre culte et service du prochain

La liturgie et la diaconie « constituent les deux faces inséparables de la vie de l’Église »25. La liturgie qui ne s’achève pas en charité trahit le mystère qu’elle proclame ; l’action qui ne s’alimente pas dans l’Eucharistie se dégrade en politique26. Benoît XVI le souligne : « (…) naît la volonté de transformer les structures injustes. (…) C’est au moyen du développement concret de cette responsabilité que l’Eucharistie devient dans la vie ce qu’elle signifie dans la célébration »27. En 1965, au cours de la messe de clôture du concile, Paul VI remit un chèque à cinq évêques du Tiers-monde. Insistant sur le fait que ce geste fut posé à l’intérieur de la liturgie, Mgr Rodhain prône que soit inséré à l’offertoire de nos messes paroissiales un geste de solidarité à l’égard des plus pauvres, « en signe du lien entre le pain partagé et le pain consacré »28.

Dans les termes de la Tradition orthodoxe, le sacrement de l’autel est inséparable du sacrement du frère (Mt 5,23-24), qui est vu comme « la liturgie après la liturgie ». « Plus la relation mutuelle entre le sacrement de l’autel et le sacrement du frère sera dynamique, plus l’Église sera vivante, féconde et audacieuse. À l’inverse, ‘la liturgie sans courage devient contre-témoignage’. (…) Les grands docteurs de l’Église indivise, qui pour la plupart étaient en même temps liturges et pasteurs, ont exprimé avec force et talent le fait que le service rendu au prochain qui est dans le besoin ne relève pas tout simplement de l’éthique mais plus profondément encore de la sacramentalité intégrale de la vie chrétienne. La communion au corps eucharistique du Christ crucifié et ressuscité doit nous rendre davantage sensibles à la souffrance de tous nos frères pour lesquels Christ est mort et ressuscité. (…) Il faut redécouvrir le sacrement du frère comme étant sacrement salutaire. Comprise dans une perspective sacramentelle, la diaconie sociale est beaucoup plus qu’une attitude éthique, elle est rayonnement de la liturgie eucharistique au-delà de l’église-bâtiment, ainsi que l’exercice dans le monde du sacerdoce universel de tous les baptisés. La diaconie sociale est donc œuvre de salut, car notre vie ou notre mort devant Dieu dépend de notre prochain »29.

Ramassons notre propos. Le terme de diaconie souligne que ce qui est d’abord en jeu pour les chrétiens, c’est la rencontre du Christ et la reconnaissance profonde de la dignité du pauvre que l’on sert. Le Magistère recourt au terme biblique de « diaconie » pour ancrer la solidarité humaine dans la dynamique de l’amour de Dieu et de la vie théologale qui en découle. C’est en vivant pleinement la double « dimension horizontale et verticale de la communion » (Sacramentum caritatis, n. 76) que l’engagement social porte tous ses fruits. Les services caritatifs chrétiens s’appauvrissent en se détachant de leur terreau ecclésial. Certes, ceux-ci ont à être des associations citoyennes basées sur la lucidité et la compétence. Mais ils ont tout à gagner à être irrigués par une spiritualité et une théologie diaconales, car celles-ci contribuent à faire des actions solidaires des stratégies réellement humanisantes et transformatrices. En parlant de diaconie en pastorale, on souligne les dimensions apostolique et sacramentelle de la solidarité, ainsi que la dimension diaconale de la prédication et du culte.

Benoît XVI entend plonger la solidarité dans le bain diaconal de l’expérience proprement chrétienne. Les voies critiques craignent que, dans cette profondeur spirituelle et théologique, se diluent ou se noient les exigences de justice qui montent de la cité, de ce monde devenu village. Notons que le pape interprète la diaconie comme le service de la charité, alors qu’il y a vingt ans, on la comprenait surtout comme « service de la justice »30. La diaconie est un concept abstrus pour beaucoup et peu audible dans un milieu pluraliste. Par ailleurs, la solidarité a le mérite de mobiliser tous les hommes, quelle que soit leur référence religieuse, dans un même engagement citoyen. La solidarité concerne tous les hommes et parle à tous, la diaconie non. Voilà pourquoi l’une ne peut supprimer l’autre. Il y a lieu de maintenir les deux registres de langage, mais il n’y a pas à choisir entre éthique et sacramentalité ni entre praxis et spiritualité. Sans le combat solidaire contre les structures injustes, les croyants risquent un piétisme racrapoté sur des œuvres charitables. Sans le souffle de l’Amour, ils tombent dans un activisme militant desséchant.

Notes de bas de page

  • 1 « Dossier sur la diaconie », dans Église de Fréjus-Toulon, n. 110 ; août-septembre 2007, p. 5, reprenant les propos de Mgr Gilles Barthe qui s’expliquait sur l’initiative d’instituer une Diaconie diocésaine, le 31 mai 1982.

  • 2 Ce sont les quatre figures bibliques qui obligent à un « rendez-vous diaconal », les quatre types d’interlocuteurs avec lesquels la réciprocité ne semble pas possible. Étienne Grieu, jésuite enseignant au Centre Sèvres à Paris, revient régulièrement sur ce thème dans la dizaine d’articles qu’il a consacrés au sujet, ainsi que dans son dernier livre qui les rassemble : Un lien si fort, Quand l’amour de Dieu se fait diaconie, coll. Théologies pratiques, Éd. de l’Atelier, Lumen Vitae, Novalis, 2009, p. 79 (voir aussi la recension du livre p. 325).

  • 3 La diaconie du diocèse de Pontoise, octobre 2006, p. 1 et 2.

  • 4 Mgr D. Rey, Servir dans l’Église : bénévolat et diaconie dans le diocèse de Fréjus-Toulon, lettre pastorale, août 2002, p. 3.

  • 5 Mgr D. Rey, évêque de Fréjus, cité par G. Rebêche, « Une caravane de l’espérance à Rome. La diaconie du Var : vingt-cinq ans d’histoire », dans Esprit et Vie, n. 201, octobre 2008, p. 7.

  • 6 Commission épiscopale pour la diaconie, La diaconie dans la vie des paroisses : guide pratique, Bruxelles, Licap, 2007, n. 31 et 41.

  • 7 Voilà pourquoi, en Amérique Latine, les théologiens de la Libération ont mis la Bible dans la main des pauvres. Cf. H. Müller, « Passion de la relation, passion du manque », dans Revue des Sciences Religieuses, n. 2, avril 2000, p. 194-210, résumé de sa thèse Leidenschaft : Stärke der Armen/Stärke Gottes, Mainz, Grünewald, 1998.

  • 8 Cf. F. Lienhart, De la pauvreté au service en Christ, Paris, Cerf, 2000.

  • 9 Cf. I. Grellier, Action sociale et reconnaissance. Pour une théologie diaconale, Strasbourg, Oberlin, 2003.

  • 10 P. Bacq et C. Theobald (dir.), Une nouvelle chance pour l’Évangile. Vers une pastorale d’engendrement, coll. Théologies pratiques, Bruxelles, Lumen Vitae, 2004, p. 24-26 et A. Fossion, « Évangéliser de manière évangélique » dans Passeurs d’Évangile. Autour d’une pastorale d’engendrement, coll. Théologies pratiques, Bruxelles, Lumen Vitae, 2008, p. 57 à 72. É. Grieu souligne, lui, l’importance des liens. M. Kesteman, Président de Caritas Secours - Belgique et membre fondateur d’Altercité, souligne que « le plus pauvre des pauvres a de la ressource si on lui permet de prendre sa place parmi nous », dans Diaconie, service et action : Soyons concrets, dans Prendre le temps d’être coresponsables, CIL, 2008.

  • 11 K. Koch, « Réflexions sur la première encyclique du Pape Benoît XVI », 25 janvier 2006, répercuté par la presse et publié sur le site de la Conférence des évêques suisses.

  • 12 Commission épiscopale pour la diaconie, La diaconie…(cité supra n. 6), n. 39.

  • 13 Dans sa thèse de doctorat sur Monseigneur Rodhain et le Secours catholique. Une figure sociale de la charité, Paris, DDB, 2008.

  • 14 Les évêques belges suggèrent une autre image, d’une sobre exigence qui rappelle Lc 17,10 : « Un garçon de salle sert les plats qu’il reçoit de la cuisine. Le service chrétien consiste à partager et à être solidaire parce qu’on a soi-même beaucoup reçu » dans Commission épiscopale pour la diaconie, La diaconie… (cité supra n. 6), n. 9.

  • 15 La diaconie du diocèse de Pontoise, p. 2.

  • 16 L’abbé Luc Dubrulle mentionne que le Secours Populaire français a connu une semblable autonomisation à l’égard du parti communiste et que ce phénomène relève de la logique des organisations. Il s’appuie sur les travaux parallèles d’Axelle Brodiez-Dolino dans Le Secours Populaire Français, 1945-2000. Du communisme à l’humanisme, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2006.

  • 17 É. Grieu, « Plaidoyer pour des communautés diaconales », dans Études, mars 2002, n. 3963, p. 365.

  • 18 Le trépied est antérieur au christianisme. Rabbi Simon le Juste disait : « Le monde est construit sur trois fondements : la Parole de Dieu, le service divin et la pratique de la charité » (maxime recueillie dans la Michna [Pirkè Aboth 1,2] et citée par A. Haquin et P. Weber, Diaconat, XXIe siècle. Actes du Colloque de Louvain-la-Neuve [13-15 septembre 1994], Bruxelles, Lumen Vitae, 1997, p. 103).

  • 19 C’est l’appel lancé par les évêques de France, lors de l’Assemblée de Lourdes en 1995.

  • 20 Commission épiscopale pour la diaconie, La diaconie…, (cité supra n. 6), n. 42.

  • 21 B. Charpentier, « Présentation de la diaconie dans la vie de paroisse », dans Vicariat, Évangile & Vie, 4 décembre 2007, n. 73. Baudouin Charpentier est vicaire épiscopal dans le diocèse de Liège.

  • 22 Cf. « Plaidoyer… (cité supra n. 17), p. 367.

  • 23 É Grieu, Un lien si fort, …(cité supra n. 2), p. 140.

  • 24 Ibid., p. 15. On touche là à la pointe du projet de recherches d’Étienne Grieu.

  • 25 G. Delteil, « Évangile et service », dans Information-Évangélisation (revue officielle de l’Église réformée de France), mai 1990, p. 2.

  • 26 A. Hamman, Vie liturgique et vie sociale. Repas des pauvres, diaconie et diaconat, agape et repas de charité, offrande, dans l’antiquité chrétienne, Paris, Desclée, 1968, p. 150.

  • 27 Benoît XVI, « Exhortation apostolique post-synodale Sacramentum caritatis » dans Doc. Cath. 2377 (89, 2007), p. 339.

  • 28 J. Rodhain, « Le signe et le schéma : qu’a fait Vatican II pour le tiers monde ? », dans Messages du Secours catholique, n. 159, janvier 1966, p. 1-2.

  • 29 Métropolite D. Ciobotea de Moldavie, « Le sacrement du frère », dans Contacts, vol. 46, n. 2, 1994, citant Mgr Georges Khodr en écho à saint Jean Chrysostome.

  • 30 Par exemple, Marc Donzé présente la diakonia comme « service des pauvres et de la justice ». Cf. « Objectifs et tâches de la théologie pratique », dans Revue des Sciences religieuses, n. 3, 1995, p. 295.

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