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La famille à la lumière des données bibliques

Yves Simoens s.j.
Interroger la Bible sur la question de la famille, c’est rappeler que tout commence avec la création de l’homme et de la femme, « à l’image selon la ressemblance de Dieu » (Gn 1,27). La loi historique régule le bon fonctionnement de la création. La famille transmet une foi et une loi ordonnées à la vie. Prophètes et Sages actualisent ce projet divin et humain dans le sens de l’Alliance. Dieu le premier s’y engage jusqu’au pardon radical pour assurer par la famille le fondement de la société. Jésus accomplit ce dessein du Père dans son peuple pour tous grâce à l’Esprit. En relativisant les rapports familiaux à sa personne, il n’en fonde pas moins l’ordre créé.

Il n’est pas commode, dans la situation actuelle de la famille au sein de la culture occidentale surtout, mais partout ailleurs également, d’essayer de faire entendre ce que peut dire la Bible à ce sujet1. La Bible ne peut, en un premier temps, qu’apparaître en décalage par rapport à l’actualité qui va jusqu’à effacer la réalité du « genre » dans la réalité du couple. On parlera de famille monoparentale ou homosexuelle. Il convient d’examiner ces questions sur l’arrière-fond des données de l’Écriture Sainte, ne serait-ce que pour trouver des voies à l’éducation des sensibilités et des affectivités. Je procéderai en suivant l’ordre canonique des livres. Il a tout son sens, même si l’investigation historique nous a appris à respecter la complexité des conditions d’apparition et de rédaction des textes.

Partons du commencement, en l’occurrence des deux textes fondateurs de Gn 1 et Gn 2 (cf. infra I). L’un et l’autre désignent le projet originel de création du couple par Dieu. Jésus l’entérine de toute son autorité filiale et fraternelle. L’homme et la femme sont créés « à l’image selon la ressemblance de Dieu » (Gn 1,27). L’homme ne séparera donc pas ce que Dieu a uni (cf. Gn 2,24 ; Mc 10,6-9). Il ne s’agit pas là pourtant, à proprement parler, de la famille en tant que telle, mais de la condition de toute famille possible. Ce point de départ surprend par son ampleur et son intensité. Forts d’un tel commencement qui trace d’emblée un chemin à l’accomplissement, en ce qui concerne les traditions du Pentateuque, nous nous limiterons à un autre texte-clé, à l’autre extrémité de la Torah : le Shema‘ Israel (Dt 6,4-9) (cf. infra II). Si Dieu crée le fondement de toute famille et de toute société possible « à son image selon sa ressemblance », Il ne peut que Lui-même enjoindre ce que le premier Il assure encore : d’aimer comme Il aime (cf. 1 Jn 2,7 ; Mt 22,37-40) ! Nous ne pourrons traverser les Prophètes et les Sages que par grandes enjambées (cf. infra III et IV). Ils s’avéreront en parfaite continuité avec le commencement assuré par la parole de création et de Loi, compte tenu des vicissitudes de l’histoire et des aléas de la vie quotidienne. Nous serons alors en bonne position pour mieux comprendre la position de Jésus et du Nouveau Testament sur la famille (cf. infra V). Elle ne saurait être moins complexe et nuancée que ce que le Père en a révélé par son dessein créateur et sauveur en Israël pour le monde2.

I Le commencement indépassable (Gn 1 et 2)

Les récits de la Genèse le mettent en singulier relief. Les patriarches n’étaient pas monogames et leurs familles respectives sont loin d’apparaître comme un « lieu d’amour et de paix ». Au contraire, comme le Nouveau Testament (cf. Mt 10,21 et parallèles en Mc 13,12 et Lc 21,16 ; Mt 10,34-35, cf. Mi 7,6 et par. Lc 12,51-53) le confirmera à son tour, la Bible débusque la source des pires violences. La non occultation par la Bible de la famille comme lieu de violence est un des critères majeurs de vérité humaine et spirituelle3. Il en va de la sorte dès le début de l’histoire patriarcale. « La femme d’Abram, Saraï, ne lui avait pas donné d’enfant. Mais elle avait une servante égyptienne, nommée Agar » (Gn 16,1). C’est elle qui invite Abram à « aller vers sa servante » pour lui assurer une postérité. « Et Abram écouta la voix de Saraï » (Gn 16,2). La bigamie trouve ici son occasion historique dans la stérilité de l’épouse. Il faut souligner ce point. Dès les récits qui servent de socle à l’histoire d’Israël, la famille se trouve problématisée. Elle est fragilisée par une stérilité qui n’est jamais envisagée que du côté féminin. On la retrouve en Rébecca, femme d’Isaac, le fils de la promesse (Gn 25,21), en Rachel, la première épouse aimée de Jacob (Gn 29,31), le père des douze tribus. Celles-ci ne naissent, à vrai dire, qu’à grands renforts de péripéties inattendues, liées en fait à la stérilité de Rachel : tout se tient4 ! Ruben, Siméon, Lévi et Juda naissent de Léa qui cesse d’avoir des enfants après cette naissance (Gn 29,35). La servante de Rachel, Bilha, conçut et enfanta successivement à Jacob pour Rachel : Dan et Nephtali (Gn 30,1-8). Zilpa, la servante de Léa qui « a cessé d’avoir des enfants » (Gn 30,9), donne à son tour naissance à Gad et Asher (Gn 30,10-13). Grâce aux « pommes d’amour », les « mandragores », trouvées par l’aîné Ruben, Léa redevient féconde et enfante successivement Issachar, Zabulon et enfin une petite fille, Dina, dont la vie sera tourmentée, suite à son union avec Sichem, fils de Hamor le Hivvite (Gn 30,14-21 ; cf. Gn 34). Le douzième fils du couple d’Isaac et Rachel est Benjamin, né en Canaan (Gn 35,16-18). Il coûtera la vie à sa mère Rachel qui mourra en couches (Gn 35,19-20). Avant cet enfantement onéreux, « Dieu se souvint de Rachel, il l’exauça et la rendit féconde. Elle conçut et elle enfanta un fils ; elle dit : “Dieu a enlevé ma honte” ; et elle l’appela Joseph, disant : “Que Yhwh m’ajoute un autre fils !”« (Gn 30,22).

Ce bref rappel de l’histoire patriarcale comporte pour nous une cascade d’enseignements. Puisque la femme est don de Dieu à l’homme, au point de le faire accéder au langage jubilatoire (Gn 2), et puisque homme et femme sont à l’image, selon la ressemblance de Dieu (Gn 1), la vie, une naissance, n’est jamais que l’expression d’un don de Dieu. La gratuité de ce don s’atteste dans le caractère complexe et tourmenté, non seulement du lien conjugal, mais des existences qui en découlent. La vie s’avère menacée dès la naissance. Le même enseignement sera repris pour l’enfance de Jésus, surtout selon Matthieu. Toutes ces traditions, quelles que soient leurs conditions de rédaction, loin d’infirmer la bonté intrinsèque du lien entre l’homme et la femme — avant même de parler de « mariage » proprement dit —, en suscite la vigoureuse mise en valeur. Tout survient, pour ainsi dire, afin de ne jamais oublier le Dieu créateur, Source de toute vie. Le lien monogamique et, en tant que tel, définitif ou indissoluble, en termes traditionnels, sert ainsi de butée et même de principe d’explication comme de finalité, dès le départ, à toutes les complications subséquentes de la bigamie ou de la polygamie, illustrées par les traditions patriarcales. On devient bigame ou polygame parce qu’il n’est pas possible de faire autrement en cas de stérilité, surtout envisagée du côté de l’épouse. L’enseignement est considérable. Il sauvegarde un principe de discernement sapientiel à tous les désordres sociaux, à partir du lien social fondamental constitué par l’homme et la femme. Il ménage un champ immense, aussi large que l’histoire elle-même, à la faute et à l’exercice de la miséricorde, à la conversion et à la réconciliation. Sans absolutiser la famille : Dieu seul est l’auteur tant du couple que de la procréation, cet enseignement — c’est le sens du terme hébraïque Torah — ouvre aussi à des compléments d’information sur une vocation humaine au célibat. Mais ce ne sera jamais que pour vivre autrement la communion avec Dieu et avec ses semblables.

II « Tu aimeras ! » (Dt 6,4-9)

Si telle est la création, la Loi historique lui sera conforme. La Loi sera donnée à ce peuple qui a le sens du Dieu créateur pour que ce projet de création soit effectif dans l’histoire de ce peuple en vue de tous les peuples. Nous nous mouvons sur un terrain qui ne devrait pas susciter de dissensions majeures entre Juifs et chrétiens, ni entre chrétiens et non-chrétiens. Dieu crée par communication à l’homme et la femme de ce qu’Il est en Lui-même. Le lien social tient de Lui sa survie et son progrès. Dieu ne peut dès lors qu’inviter à agir cette fois, toujours en conformité avec ce qu’Il est. Il est intéressant de situer dans le Shema‘ Israel le principe fondamental d’une Loi qui prend son enracinement dans le lien familial et le déborde5. L’intérêt de cette opération procède de l’importance toujours actuelle de ce texte dans la prière juive aujourd’hui. Le Shema‘ est récité deux fois par jour dans l’office synagogal quotidien. Du point de vue de la Bible, il exprime « le grand commandement » dans l’Alliance dont le Deutéronome est le document le plus élaboré. Il trouve sa postérité dans ce que M. Noth a pu désigner comme « l’histoire deutéronomiste ». Elle s’étend depuis le Deutéronome comme dernier recueil du Pentateuque jusqu’au deuxième Livre des Rois, nos « livres historiques » ou « les prophètes antérieurs » selon la Tradition juive.

En ce qui concerne la famille, il faut noter que la pratique de la Loi est censée commencer dans le lien familial tissé entre le père et le fils. Rappelons-en la teneur pour ne pas parler dans l’abstrait.

Écoute, Israël : Yhwh notre Dieu est Un ! Tu aimeras Yhwh ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que je te dicte aujourd’hui restent dans ton cœur ! Tu les répéteras à tes fils, tu les leur diras aussi bien assis dans ta maison que marchant sur la route, couché aussi bien que debout ; tu les attacheras à ta main comme un signe, sur ton front comme un bandeau ; tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur tes portes

(Dt 6,4-9)

On peut noter la terminologie du « cœur », qui met le texte en syntonie avec la théologie jérémienne de la Nouvelle Alliance (Jr 31,31-34). Un seuil de spiritualisation de la Loi est franchi. Mais il est aussitôt contrôlé par la prise en compte du corps, dans la relation père-fils précisément, mais par conséquent aussi dans le rapport de la famille à la maison et de la maison à l’extérieur. De proche en proche le corps individuel est intégré au corps social. L’archéologie et l’histoire imposent de respecter ici des données modestes. Nos maisons sont singulièrement différentes des maisons du clan. « Les plus anciennes installations israélites consistaient en des hameaux de 50 à 150 personnes résidant sur un acre ou deux », ce qui nous fait à peu près l’espace d’un demi à un hectare. Mais le texte laisse saisir sur le vif un procédé de symbolisation à l’œuvre : du père au fils, de la maison à la route, du « signe » sur la main (organe de la préhension, de la possession, de l’agir transformant) à celui sur le front (évoquant le projet, la conscience, la réflexion) ; de l’écriture sur les fondations à l’écriture sur les entrées — les portes — des maisons. La suite du chapitre ne laisse aucun doute sur l’élargissement, à partir du lien et du lieu familial, non seulement à la terre d’Israël (Dt 6,10-11), mais aussi à la terre de l’Égypte (Dt 6,12), signifiant la bipolarité biblique d’Israël et des Nations, du particulier et de l’universel.

Ce caractère central du grand commandement souligne l’importance de la transmission de la foi et d’une foi incarnée dans les relations, à commencer par celles de la famille. Nous pouvons tirer profit des conséquences qu’en tire l’auteur cité du point de vue d’implications pastorales actuelles d’une telle formation biblique6.

1. Les relations que tissent les membres de toute Église que ce soit, sont faites principalement de familles, non d’individus. L’unité de la famille devrait constituer dès lors le foyer de mission et de service des familles les unes par rapport aux autres, de familles évangélisant d’autres familles.

2. Un temps suffisant devrait être pris pour enseigner et orienter les cellules familiales. Il faudrait avoir à l’esprit ce qui peut aider les familles à développer la foi d’abord à la maison.

3. L’éducation des enfants revient d’abord à la responsabilité des parents. Ceux-ci sont les pasteurs les plus efficaces de leurs enfants. Il ne s’agit donc pas simplement d’un exercice intellectuel, mais d’un entraînement dans la vie pour préparer à la vie.

4. Cette perspective devrait aider à comprendre et à faire l’expérience du principe que l’on trouve en Dt 6,4-9. « Ces commandements », c’est l’objet de l’enseignement chrétien dans l’environnement total de la vie quotidienne. Être chrétien en ce sens ne relève pas du résultat d’affirmations intellectuelles, d’article à croire, d’activité dominicale limitée à un endroit précis. C’est un style de vie — une vie nouvelle — qui trouve son application dans les heures les plus séculières et profanes de la vie quotidienne. Être chrétien, c’est vivre dans la soumission au Seigneur, à Lui seul, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

5. Si nous faisons de la famille le fondement de nos structures d’Église, nos programmes d’activités et d’expériences selon l’âge, le genre et le niveau académique seront plus significatifs. Nos relations interpersonnelles se verront enrichies si nous rendons possibles une large variété d’expériences, à la fois selon les générations et selon le rapport entre différentes générations.

III « Ton époux, c’est ton créateur » (Is 54,5)

Du message des prophètes, retenons surtout l’approfondissement du lien conjugal dans les prophéties de la Nouvelle Alliance. Si Dieu est le Créateur dont la Loi dans l’histoire se résume à aimer parce qu’Il aime le premier, alors le lien tissé dans l’Alliance va sans cesse se découvrir toujours plus radical. Chez Osée, Jérémie et Ézéchiel, l’Alliance va s’exprimer en termes nuptiaux. L’Alliance est d’abord une réalité juridique. Elle relève prioritairement de la sphère du droit. Le modèle de l’Alliance dans le Deutéronome s’inspire des traités de vassalité dont le Proche-Orient du deuxième millénaire avant le Christ atteste la pertinence. Le mariage lui-même engage le droit autant, sinon plus que le sentiment, la dimension affective de la relation entre époux. Mais le droit implique l’affectivité. Aussi l’Alliance entre le Dieu d’Israël et son peuple, chez les prophètes cités, se trouve-t-elle de plus en plus exprimée dans les termes d’une relation entre Époux et épouse. Puisqu’il s’agit toujours essentiellement d’aimer, à mesure que se vérifie la fragilité du lien d’Alliance contracté, surtout de la part du contractant humain, la question se pose de savoir comment faire pour souligner la fidélité indéfectible de Dieu dans l’infidélité récurrente et persistante du peuple. En parfaite cohérence avec la conception du Dieu créateur, Père déjà à ce niveau puisque source de toute vie et de toute paternité, les prophètes vont souligner la fidélité de Dieu dans le sens d’une explicitation de son identité de Créateur.

Le moment-clé de cet approfondissement est en général daté du retour d’exil, avec l’éclosion d’une théologie de la création, liée à une théologie du salut, en particulier chez le « Deuxième Isaïe » (Is 40 –55). Rappelons brièvement comment s’opère cette évolution. Une donnée capitale est fournie par le retour d’exil. Celui-ci est rendu possible par l’édit de Cyrus (536-537 av. J.-C.). Israël doit donc son salut à un non-Juif, à un païen qui permet au peuple juif de retourner sur sa terre. Le même Dieu qui sauve son peuple se révèle à l’œuvre chez les païens. S’il sauve son peuple, le peuple de l’Alliance, en intervenant en sa faveur par quelqu’un qui ne fait pas partie du peuple, mais qui est issu des Nations, c’est qu’il est aussi le Dieu des Nations. Comment mieux exprimer cette prise de conscience, déjà présente, mais moins explicitée dans les textes de création, sinon en disant que le Dieu Sauveur est aussi, et du même coup, le Dieu Créateur ?

Mais si Dieu sauve en créant, s’il crée en sauvant d’une manière à la fois espérée et inattendue, alors le lien d’Alliance ne s’avère pas seulement historique. Il touche au fondement même de l’histoire. Ce fondement ne peut être que la création. Dieu est fidèle à son peuple et à son Alliance, dans l’infidélité même des siens, parce qu’il est le Créateur d’Israël et des Nations. Il revient à Isaïe de l’exprimer avec le maximum de netteté et de densité, dans le texte le plus important d’Alliance Nouvelle de ces chapitres : Is 54. Il survient aussitôt après le quatrième et dernier Chant du Serviteur Souffrant. Le verset 5 fournit la clé du chapitre : « Ton ba’al, ton maître-mari, est-il dit à Sion-Jérusalem-le peuple : Celui qui t’a faite », habituellement rendu dans nos traductions — car tel est bien le sens —, par « Ton Époux, c’est ton Créateur ! ». Celui qui t’a élue dans l’histoire pour faire de toi son peuple de prédilection dans l’Alliance, n’est autre que Celui à qui tu dois la vie parce qu’Il est Celui qui te crée. Sa fidélité permet d’assumer toutes tes infidélités parce qu’Il n’est autre que Celui grâce à qui tu existes. Cet enseignement ne fait que déployer des implications majeures et insoupçonnées de l’homme et de la femme à l’image selon la ressemblance de Dieu. Le lien de l’homme et de la femme dans l’histoire, qui prend forme de mariage dans la famille, et d’Alliance dans l’entreprise du salut de l’humanité pécheresse, est d’abord fondé sur un lien de création qui a Dieu comme Auteur. L’issue de l’infidélité pécheresse, au niveau de l’Alliance comme du lien conjugal, se loge ainsi dans le pardon de Dieu. Ce pardon Le définit dans sa création même. Pour le dire autrement : sa création implique un pardon aussi inépuisable que son acte créateur, en cas d’infidélité à quelque niveau que ce soit.

Du point de vue d’une réflexion biblique sur la famille, il faut noter ici plusieurs points. Le fondement de la fidélité conjugale se trouve assuré dans la fidélité du Seigneur lui-même à son Alliance. C’est même la plus forte insistance des prophètes. Peu d’enseignements prophétiques portent sur la famille en tant que telle. Tout se concentre sur la réalité de foi d’un lien de type nuptial et conjugal, contracté par le Dieu de l’Alliance avec un peuple qui se manifeste de plus en plus faillible. La fidélité de Dieu à son Alliance sert dès lors de fondement à tout comportement moral à l’intérieur de la famille. La tentation par excellence à l’égard de Dieu prend la forme de l’idolâtrie, stigmatisée comme prostitution avec d’autres dieux formés à l’image de l’homme. De même la tentation par rapport au conjoint, à la conjointe et aux enfants demeure aussi en toute sorte de désordres qui puisent leur origine dans l’incrédulité. Le genre littéraire du « procès », dès l’ouverture du livre isaïen, est exemplaire à cet égard :

J’ai élevé des enfants, je les ai fait grandir,

mais ils se sont révoltés contre moi.

Le bœuf connaît son possesseur,

et l’âne la crèche de son maître,

Israël ne connaît pas,

mon peuple ne comprend pas.

(Is 1,2-3)

Accents semblables chez Jérémie :

Tel un voleur honteux d’être pris,

ainsi seront honteux les gens de la maison d’Israël :

eux, leurs rois, leurs princes,

leurs prêtres et leurs prophètes [condensation fréquente chez Jr],

qui disent au bois : “Tu es mon père !”,

et à la pierre : “Toi, tu m’as enfanté !” …

Une vierge oublie-t-elle ses parures,

une fiancée sa ceinture ?

Mais mon peuple m’a oublié

depuis des jours sans nombre.

(Jr 2, 26-27a.32)

Pour Ézéchiel, comment ne pas penser aux grandes allégories de l’histoire d’Israël (Ez 16 et 23) dont je ne citerai que l’un ou l’autre extrait ?

C’était ton temps, le temps des amours. J’étendis sur toi le pan de mon manteau et je couvris ta nudité ; je m’engageai par serment, je fis un pacte avec toi — oracle du Seigneur Yhwh — et tu fus à moi. Mais tu t’es infatuée de ta beauté, tu as profité de ta renommée pour te prostituer, tu as prodigué tes débauches à tout venant. Tu t’es prostituée chez les Égyptiens, tes voisins au corps puissant, tu as multiplié tes prostitutions pour m’irriter. Tu t’es prostituée chez les Assyriens. Tu as multiplié tes prostitutions au pays des marchands, chez les Chaldéens, et cette fois non plus, tu ne t’es pas rassasiée. Mais moi, je me souviendrai de mon alliance avec toi au temps de ta jeunesse et j’établirai en ta faveur une alliance éternelle. C’est moi qui rétablirai mon alliance avec toi, et tu sauras que je suis YHWH afin que tu te souviennes et que tu sois saisie de honte et que, dans ta confusion (celles-la mêmes de Gn 3,7.10 ; cf Si 24,22), tu sois réduite au silence, quand je te pardonnerai tout ce que tu as fait, oracle du Seigneur Yhwh.

(Ez 16,8.15.26.28.60.62-63 ; cf. Ez 23)

Les textes d’Osée ne sont pas moins forts. La vie même du prophète est symbolique de la dynamique de l’Alliance.

Commencement de ce que Yhwh a dit par Osée : “Va, prends une femme se livrant à la prostitution et des enfants de prostitution, car le pays ne fait que se prostituer en se détournant de Yhwh”.

(Os 1,2, et tout cet ensemble d’Os 1 –3)

Par cette mise en relief de la fidélité à son Alliance historique de la part du Dieu créateur, se trouve franchi le seuil du légalisme à la gratuité, par anticipation dès à présent de réalités qui ne prendront consistance que dans un avenir eschatologique. L’oracle de la Nouvelle Alliance en Jr 31,31-34 exprime en ce sens l’essentiel :

Voici venir des jours — oracle de Yhwh — où je conclurai avec la maison d’Israël (et la maison de Juda) une alliance nouvelle. Non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte — mon alliance qu’eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur Maître, oracle de Yhwh ! Mais voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là, oracle de Yhwh. Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant : “Ayez la connaissance de Yhwh !”. Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands — oracle de Yhwh — parce que je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leur péché.

L’objet formel de notre lecture de ce texte connu, la famille, permet d’y relever la fréquence du vocabulaire familial. D’abord, la « maison »-beyth (souvent limitée à la « maison du père » ; le terme a les deux sens : de maison-édifice et de maison-descendance, comme dans le fameux texte de 2 S 7), distincte des deux autres termes du même champ sémantique : šēbet-« tribu » et mišpāhâh-« famille »7 ; puis « leurs pères », qui renvoient à la fois sans doute aux patriarches et aux générations précédentes, en particulier celles de l’Exode ; et enfin la série : « prochain-frère-petit et grand », tous ces vocables mettant en évidence que l’Alliance est d’abord une réalité limitée au peuple élu, perçue et définie comme famille de Dieu, potentiellement ouverte à tous les peuples. Ce qui sert dès lors de référence majeure à toute considération familiale, de l’intérieur d’Israël, est la relation de chacun et chacune, époux, enfants, famille limitée et plus élargie, à l’Alliance de Dieu Lui-même, de Dieu en Personne, même si le mot n’est pas employé.

L’exacte portée de la prière du Shema‘ Israel en apparaît d’autant mieux. Dieu demande au peuple de faire ce que Lui seul est à même d’opérer : en définitive d’aimer « comme » Il aime, dira Jésus en saint Jean (cf. Jn 13,34-35 ; 15,12.17). Le contenu christologique de l’amour se prépare dans cette pédagogie théologique. Seul Dieu peut donner d’aimer comme Il aime. Le Deutéronome évoque donc aussi déjà, dans le Pentateuque, la réalité de l’Alliance Nouvelle, surtout présente dans Jérémie. Du point de vue chrétien et d’une réflexion sur la famille, ceci non seulement prépare, mais donne continûment de prendre conscience de la dimension proprement théologale, donc aussi sacramentelle, de l’amour conjugal et parental. Pour reprendre un axe de la réflexion du Père Lyonnet, basée sur l’Alliance, la Nouvelle Alliance et le rapport entre les deux, la Bible ne nous informe pas tant sur le contenu (en termes scolastiques, qui peuvent aider en ces questions : le id quod) de ce qui est à vivre que sur la manière (le id quo) d’y arriver. Ceci nous amène à la littérature sapientielle. La Sagesse est la manière concrète de vivre l’Alliance au quotidien, dans les relations familiales et politiques. Là encore, il faut nous limiter.

IV Le Cantique des Cantiques ou l’Éden accompli

Je me limiterai surtout à l’enseignement en ces matières du Cantique des Cantiques. Il ne décrit pas d’abord l’amour conjugal ni parental en tant que tels. Le Bien-Aimé et la Bien-Aimée du Cantique ne sont ni mariés ni accompagnés d’une postérité familiale. Ils expriment la possibilité d’une relation homme-femme, selon le dessein créateur et sauveur du Dieu d’Israël, c’est-à-dire conforme à la fois à ce que nous avons vu de la création en Gn 1 et 2, et des relations tumultueuses du Seigneur avec son peuple dans l’Alliance.

Le texte peut être lu comme une parabole, non de la culpabilité (P. Beauchamp), mais de l’innocence retrouvée à un point que P. Beauchamp laisse entendre, mais qu’il ne pousse pas, me semble-t-il, jusqu’à ses implications ultimes8. À ce titre, le vocabulaire du péché et de la faute gagne à être soigneusement contrôlé. Là où il est question de brûlure du soleil qui donne un teint foncé à la peau (Ct 1, 5-6a), de « vigne non gardée » (1,6b), surtout de « sommeil » et de « nuit » (5,2), de souffrance (« Sa fuite m’a fait rendre l’âme », BJ 5,6), de violence de la part des gardes (5,7), il ne faut pas se précipiter à lire des traces ou des évocations du péché personnel ou de l’exil d’Israël. Même les vicissitudes de l’Alliance peuvent être envisagées de telle sorte que ce qui s’en dégage comme leçon d’expérience, comme Sagesse de vie, c’est de savoir comment aimer sans pécher ! Il s’agit là, sans aucun doute, d’un aspect décisif de la Sagesse, tel qu’il prend forme aussi dans les textes de la tradition qui présente la Sagesse comme « entité une et subsistante ». Ne retenons par exemple que le texte de Si 24,22, déjà évoqué :

Je suis comme une vigne aux pampres gracieux,

et mes fleurs sont des produits de gloire et de richesse.

Venez à moi, vous qui me désirez,

et rassasiez-vous de mes produits.

Car mon souvenir est plus doux que le miel,

mon héritage plus doux qu’un rayon de miel.

Ceux qui me mangent auront encore faim,

ceux qui me boivent auront encore soif.

Celui qui m’obéit n’aura pas à en rougir

et ceux qui font mes œuvres ne pécheront pas.

(Si 24,17.19-22)

Pour montrer aussitôt la parenté d’un texte de cette veine avec le Cantique, j’en cite ce qui m’apparaît le centre littéraire et théologique, au terme du Cinquième Chant et en guise de transition vers le Sixième :

« Lève-toi, aquilon,

accours, autan !

Soufflez sur mon jardin,

qu’il distille ses aromates !

Que mon bien-aimé entre dans son jardin,

et qu’il en goûte les fruits délicieux ! »

« J’entre dans mon jardin,

ma sœur, ô fiancée,

je récolte ma myrrhe et mon baume,

je mange mon miel et mon rayon,

je bois mon vin et mon lait.

Mangez, amis, buvez,

Enivrez-vous, mes bien-aimés ! »

(BJ Ct 4,16-5,1)

Voilà donc une relation de la femme — qui a de loin le premier rôle — et de l’homme, conforme au dessein créateur et sauveur du Dieu-Amour d’Israël. Elle incarne une Sagesse qui crée toujours plus beau après qu’avant la faute quand faute il y a. Non point rêve romantique du Paradis perdu, à la Milton ! Le Paradis de la vraie relation humaine en Dieu, qui suppose l’expérience historique de la faute et surtout du pardon ! Il ne s’agit pas d’abord de l’amour conjugal. Il ne s’agit pas d’abord de l’amour humain, tel qu’il est vécu dans un couple marié et fécond. Il s’agit de la qualité d’un amour humain possible entre l’homme et la femme, à l’image selon la ressemblance de Dieu. Cet amour sert de référence permanente, dans un humain qui est identiquement divin, à tout amour familial possible. Il laisse sourdre la source jaillissante, toute pure, d’un amour originel autant humain, masculin et féminin, que divin, tissé d’un Amour de communion.

Ce point culminant de ce que la Sagesse d’Israël dit du rapport de l’homme et de la femme grâce au Dieu de l’Alliance, est lu chaque sabbat, dans les familles juives observantes, qu’elles soient de stricte orthodoxie pharisienne ou d’obédience libérale, comme inépuisable réservoir poétique et sémantique, au renouvellement de l’Alliance du Seigneur avec son peuple. Toute la Sagesse destinée à réguler les rapports humains entre époux comme entre parents et enfants, et qui fournit le contenu du Livre des Proverbes ou du Siracide, par exemple, y trouve aussi un critère d’intelligibilité. La Prière des Psaumes s’y abreuve. Les textes plus austères de l’Ecclésiaste, ou plus politiques du Livre de la Sagesse, ne le contrediront jamais. Je ne m’y attarde pas davantage pour maintenant relire l’enseignement de Jésus à la lumière du chemin parcouru dans l’Ancien Testament.

V L’accomplissement du Christ

Pour tirer profit de notre parcours antérieur, seront retenus des textes du Nouveau Testament qui font appel à la création, au Shema‘ Israel, à la Nouvelle Alliance et au Cantique des Cantiques. L’Ancien Testament vient à point pour mieux comprendre le Nouveau et certaines dispositions de la Tradition catholique en matière de famille.

1 L’argumentation de Jésus à partir de la création (Mc 10,1-12.13-16 et par.)

De ce texte et de son interprétation dans la morale catholique, on retient surtout la prescription formelle de l’indissolubilité du mariage. Notre traversée, même rapide, de Gn 1 et 2 met en valeur l’argumentation scripturaire de Jésus, qui risque de passer inaperçue ou d’être sous-évaluée au profit d’une interprétation juridique de la péricope. Je ne conteste pas la nécessité de prendre en compte la complexité des situations matrimoniales en matière de pastorale des divorcés remariés. Cet aspect de l’expérience humaine et chrétienne ne devrait pas occulter tout un pan de l’enseignement de Jésus. Jésus ne renchérit pas d’abord sur les exigences de l’indissolubilité du mariage. Il déplace le débat à partir de la Loi et de son interprétation en le situant par rapport au dessein créateur du Père.

Dans la citation de Gn 1 et 2, le trait de génie consiste à combiner l’essentiel en matière d’anthropologie biblique de l’un et l’autre chapitre inaugural de la Genèse. La discussion part d’une interprétation du Deutéronome (Dt 24,1) que Jésus resitue plus largement par rapport au fondement même de l’Alliance : la création de l’homme et de la femme. Le premier texte cité (Mc 10,6) est Gn 1,27, le verset déjà rencontré où « masculin et féminin » sont présentés comme « à l’image selon la ressemblance de Dieu ». L’« Un » humain à partir de « deux » : « masculin et féminin », « homme et femme », est envisagé comme symbole vivant de l’« Un » créateur. Il s’agit là d’une véritable révolution anthropologique dans l’Orient Ancien comme dans les cultures et religions du monde jusqu’aujourd’hui. La contingence humaine selon la relation de l’homme et de la femme se trouve à la fois fondée et relativisée par rapport à l’acte créateur de Dieu, source de tout être, de toute vie et de toute bonté. Fondée, parce qu’elle trouve son origine en Dieu seul. Relativisée, parce que dès lors tout entière « relative » à son Autre. Cet Autre pourtant ne fait pas nombre avec le masculin-et-féminin qu’il crée.

Dès à présent, Jésus procède comme nous avons vu procéder Isaïe. Il assure la fidélité du couple sur la fidélité même de Dieu dans son acte créateur. C’est du même coup, et l’Église l’a bien compris, assurer un champ d’application proprement infini au pardon qui trouve encore et toujours sa source en Dieu lui-même. Gn 1,27 est associé immédiatement à Gn 2,24 (cité en Mc 10,7). Par le rapprochement des deux traditions sur la création à propos du couple, Jésus fait suivre Gn 1,27 où l’homme et la femme sont ensemble l’unique image selon la ressemblance de Dieu qui les crée, de Gn 2,24, où la conséquence en est tirée pour le rapport de l’homme et de la femme au niveau de la génération issue du couple originel. En effet, si le couple originel ne fait qu’un, la génération suivante et toutes les autres ne sont pas moins marquées de la même intensité d’unité. En d’autres termes, Jésus reprend à propos de Gn 2,24 le même enseignement que Gn 1,27, en montrant la compatibilité et même l’extrême cohérence des deux traditions. On a pu faire remarquer qu’au plan de l’histoire de la culture hébraïque, c’est plutôt la femme qui doit quitter sa famille pour aller rejoindre son mari9. C’est bien le signe que le point capital n’est pas le mouvement en question : il peut fonctionner dans un sens ou dans un autre. L’accent porte ailleurs, sur le fait qu’il ne faut rien moins qu’un amour aussi fort et même plus fort que l’amour parental pour quitter père et mère. Un tel amour porte à son tour la marque de la même unicité du couple ainsi constitué que celui des parents. En d’autres termes, l’histoire des générations ne porte pas atteinte à la radicalité de l’acte créateur primordial. Chaque génération revit l’actualité permanente de la création. Celle-ci n’est en rien entamée par la succession historique. « La chair » sexuée, non l’intelligence ou l’esprit, est en cause. La corporéité sexuée témoigne de l’unité du couple parce qu’elle-même symbolise à son tour l’unicité de Dieu. Envisagée sous les deux angles complémentaires de la spiritualité d’inspiration sacerdotale et deutéronomiste, l’unicité du couple originaire et donc de tout couple trouve ici sa mise en valeur comme jamais. Elle apparaît indissociable d’une relation permanente à Dieu, nécessaire à sa mise en pratique concrète. La conséquence qu’en dégage Jésus est de l’ordre d’une interprétation des deux textes mis en série. C’est une conséquence anthropologique qui repose sur un donné théologique : « Ce que Dieu a littéralement “mis sous le même joug, conjoint”, que l’homme ne le “dissocie, disjoigne” pas » (Mc 10,9).

Le vocabulaire n’est pas non plus théorique ni abstrait, mais concret, imagé, dans le cas du « joug », spatial, dans le cas de la « dissociation ». L’ultime implication qu’en déduit Jésus risque d’être mise à distance de l’argumentation théologique qui précède. Elle le demeure dans des discussions trop exclusivement morales et casuistiques à son sujet. Mettre en valeur la connexion des deux moments scripturaires du texte exprime une véritable révélation sur l’homme et la femme, qui procède directement de la révélation du Dieu créateur. Son prix vient de ce rapport établi entre unité du couple dans la création et indissolubilité dans l’histoire. La préparation au mariage des fiancés chrétiens gagnerait à en tirer davantage parti. La création étant supposée dans toute argumentation à partir de la résurrection, ce texte en appelle à un autre dont la teneur n’est pas moins riche et intéressante.

2 L’argumentation de Jésus à partir de la résurrection (Mc 12,18-27)

Le texte est suffisamment connu pour qu’il ne faille pas le rappeler dans le détail. Il s’agit du cas soumis à Jésus de l’application de la loi du lévirat par sept frères successifs, pour savoir en fin de compte de qui la femme en question sera l’épouse à la résurrection. Ici, la question est de bien orienter le rapport, non plus à la création, mais à son corrélat : la résurrection. De même que la création est permanente, la résurrection transcende les conditions contingentes de l’existence historique pour rejoindre la plénitude de l’état de ressuscité. De même que la créature ne fait pas nombre avec le Créateur, de même le ressuscité ne fait pas nombre avec « le Dieu des vivants », Celui-là même qui ressuscite de la mort dans le Christ. Jésus ici argumente en se maintenant sur le plan des Sadducéens (Mc 12,18) qui ne reconnaissent que le Pentateuque, et non les prophètes, comme Parole de Dieu. Il va droit au cœur de cette révélation du Pentateuque, en recourant à l’épisode du Buisson ardent. L’expression employée, « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob », souligne la participation des patriarches de l’éternité même de leur Dieu. La foi en Dieu qui ressuscite, est articulée à la foi en Dieu qui crée. Le même qui crée, également ressuscite. Il fonde à son tour le sérieux des existences historiques en les relativisant à leur fin dernière, cette fois. Parce que nous sommes appelés à la résurrection qui marque la victoire de la vie sur le péché et sur la mort, il s’agit ici de réaliser à quel point la famille elle-même sert de médiation à un accomplissement. Cet accomplissement, en fondant encore la famille, la dépasse. Loin de minimiser le mariage, l’enseignement dégage du mariage lui-même et de la loi qui le régule en Israël du point de vue de la succession des générations, une implication inattendue, mais en parfaite confirmation avec la révélation du Nom même de Dieu à Moïse. L’existence du couple s’en trouve valorisée d’un prix qui ne peut lui venir que du Dieu de l’Alliance.

3 Jésus et la famille

Jésus vient dans une famille, indispensable à l’accueil de sa vie. C’est le sens du rôle reconnu à Joseph, en particulier par Matthieu et Luc. Il n’est pas le fruit de l’union conjugale de Marie et de Joseph. C’est le sens aussi de l’insistance, dès la généalogie selon Mt, sur le fait qu’il vient au terme d’« engendrements » successifs dans l’histoire de son peuple. Il est lui-même « engendré » par intervention spéciale de Dieu (Mt) et de l’Esprit Saint (Lc) dans sa conception grâce à Marie. Jésus, quant à lui, ne fonde pas de famille. Il ne se marie pas et il n’engendre pas de descendance. Il s’entoure de disciples qu’il introduit dans sa relation spécifique au Père, en en faisant les membres, masculins et féminins, d’une famille dont le lien est fondé sur l’obéissance à Dieu (Mc 3,31-35 et par. Mt et Lc). « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère ». Nous voilà remis dans le droit fil de ce qui constitue déjà Israël comme peuple élu gracieusement par Dieu et déjà défini par son écoute de la Parole (Dt 6,4-9). Les mêmes accents se retrouvent dans l’épisode du scribe qui vient lui demander quel est le premier de tous les commandements. Jésus répond en citant le Shema‘ et en lui associant l’amour du prochain comme de soi-même (Mc 12,28-31 et par. Mt et Lc).

Ces textes — qui pourraient être multipliés — illustrent un extrême respect pour la famille. Ce qui s’y trouve à chaque fois souligné, c’est ce qui apparaît indispensable au lien familial pour qu’il demeure conforme au projet créateur et sauveur du Dieu d’Israël, partant du Père de Jésus. Il s’agit en fait de la docilité à la volonté de Dieu, exprimée dans la Loi décalogale sujette à interprétations d’après les circonstances changeantes du temps et de la société, mais aussi laissée au discernement sapientiel de la personne éduquée par la prière et la liturgie. En ce sens, le quatrième évangile et tout le corpus johannique jusqu’à l’Apocalypse présentent Jésus comme le Fils, l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde grâce à son côté transpercé (Jn 1,29 ; 19,37 ; Ex 12,1 ; Is 53,7.12 ; Za 12,10 ; cf. Ap 1,7 ; 5,6-10) et l’Époux (Jn 2,4 ; 3,29 ; 19,25-27 ; Ap 21,9ss). Jésus meurt par amour en livrant la vie de l’Esprit (Jn 19,30). Ce même Esprit est encore communiqué le soir de Pâques (Jn 20,22). C’est l’Esprit du pardon des péchés (Jn 20,23). Parce qu’il est vivant, l’Amour dont Il est Lui-même l’auteur, est viable. Seul le Fils, le Verbe fait chair, le Ressuscité, peut être, en toute rigueur de terme, l’Époux. On épouse le Verbe ! On n’épouse pas le Père ! Le même enseignement s’applique à tout amour possible.

4 L’enseignement des épîtres

Le corpus paulinien met en valeur, de son côté, un nouveau type de lien familial, constitué par la filiation divine de Jésus, sa mort en croix et sa résurrection. Il est caractérisé, grâce à l’expérience de Damas, par la liberté dans l’Esprit (Ga 5,13 ; Rm 8). Cette vie dans l’Esprit opère un saut qualitatif par rapport aux relations humaines fondamentales. L’existence individuelle et sociale devient en effet de la sorte symbolique de la relation du Dieu trinitaire à la communauté des croyants. C’est ce qui nous vaut un déploiement du vocabulaire de la fraternité, appliqué à diverses sortes de circonstances, en particulier dans les recommandations de type parénétique, qui concernent les comportements éthiques et moraux.

Par exemple, Paul demande pourquoi les Romains jugent leur frère (Rm 14,10), et invite à ne rien placer comme obstacle devant un frère (Rm 14,13), à ne pas le détruire (Rm 14,15) ni même l’affaiblir (Rm 14,21). Le pluriel : « frères », est utilisé en 1 Tm 5,1. En fait, Paul singularise un individu particulier en l’appelant : « frère », comme Sosthène (1 Co 1,1), Apollos (1 Co 16,12), Tite (2 Co 2,13), Epaphrodite (Ph 2,25), Tychique (Col 4,7) et Timothée (2 Co 1,1 ; 1 Th 3,2 ; Phm 1). Il clarifie sa pensée en 1 Co 5,11, quand il parle à quelqu’un qu’il charge du nom de « frère », en le référant aux membres de la communauté chrétienne. « Frère » semble par conséquent le terme familial le plus largement utilisé dans les épîtres, et il renvoie aux autres membres de la communauté chrétienne. Ce n’est cependant pas seulement Paul qui utilise ce langage. L’épître aux Hébreux (8,11 ; 13,23), Jacques (1,9 ; 2,15 ;4,11), les deux épîtres de Pierre (1 P 5,12 ; 2 P 3,15, renvoyant à « notre frère Paul ») et la première épître de Jean (2,9.10.11 ; 3,10.15.17 ; 4,20.21 ; 5,16) font de même. La plus forte concentration de cet emploi se trouve probablement dans le billet à Philémon, où Paul utilise « frère » à quatre reprises (…). La première fois, « frère » est utilisé pour Timothée (v. 1), la deuxième pour Philémon (v.7), la troisième pour Onésime (v. 16), la quatrième et dernière fois de nouveau pour Philémon quand Paul précise le service qu’il attend de lui dans le Seigneur (v. 20). L’effet de cette adresse commune est de mettre tous ces gens sur le même plan, en incluant à la fois Onésime et Philémon. Il faut noter l’emploi, dans quelques exemples, du langage au féminin : « sœur » dans les épîtres.

(Rm 16,1, pour Phébé ; Phm 2, pour Apphia ; Ja 2,15 ; 1 Tm 5,2 utilisent le pluriel)10

Un inventaire analogue peut être établi pour le vocabulaire de la filiation et la paternité11, pour les mêmes raisons et dans la même signification fondamentale. Un vocabulaire analogue peut bien se retrouver dans le monde hellénistique ou à Qumrân. Il n’en prend pas moins un sens bien différent. Le principe de la mutation du sens tient au rapport désormais partout opérant de l’histoire à l’eschatologie. L’histoire, le monde, les relations présentes sont affectées d’un coefficient d’éternité et de résurrection anticipée qui les rend symboliques et même sacramentels de la réalité définitive, acquise par le mystère pascal du Christ, accomplissement du dessein créateur et sauveur de Dieu, son Père.

Ouverture

D’autres lieux scripturaires du Nouveau Testament pourraient encore être traversés ou invoqués pour compléter ces informations de base. Je pense notamment aux récits chez Matthieu-Marc de l’onction à Béthanie, parallèles aux récits de la Dernière Cène, qui valorisent le rapport de création à accomplissement en matière d’institution de l’Eucharistie, comme sacrement de l’Alliance Nouvelle dans le Christ12. Les traditions johanniques sur la résurrection montrent aussi à quel point elles empruntent à la Genèse et au Cantique des Cantiques13. Les pièces du dossier qui ont été fournies cherchent à relever l’essentiel. La réalité de la famille, dans l’Écriture de l’un et l’autre Testament, est par excellence le lieu de Dieu créateur et sauveur, partant, dans la foi chrétienne, le lieu de la présence trinitaire. C’est dire son caractère comme sa valeur divine et spirituelle, irremplaçable dans la société humaine, sous toutes les latitudes et à toutes les époques. Elle est tout entière suspendue à Dieu qui se communique Lui-même en elle. Elle tient de ce fait sa consistance, la Bible dit : sa gloire, de Celui qui la maintient dans l’être. Le Christ vient en personne fonder son sens. Il la relativise à sa propre Personne. Il en fait le lieu d’une créativité dans la nouveauté des liens sociaux et familiaux qu’il est seul à pouvoir instaurer.

Notes de bas de page

  • 1 Cet article reprend, avec quelques aménagements, la conférence de clôture d’un cycle consacré à : « Familles et générations », organisé par le responsable du département d’éthique publique du Centre Sèvres, à Paris, J.-Y. Calvez, le 21 avril 2005. Le titre initial de la conférence était : « Comment, à travers les situations actuelles, la Bible aide à découvrir la famille comme lieu d’amour et de paix ».

  • 2 Un livre bien conçu, bien informé surtout du point de vue de la production évangélique américaine, est venu m’aider et me confirmer dans certaines intuitions et convictions sur le sujet traité : Family in the Bible. Exploring Customs, Culture and Context, éd. S. Hess & M.D. Carroll R., Grand Rapids, Baker Academic, 2003.

  • 3 Ouvrir « les quatre yeux » sur le réel consiste à intégrer cette prise de conscience douloureuse pour les humains, dans la mentalité douala au Cameroun : voir l’œuvre de É. de Rosny, Les yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala, Cameroun, Paris, Plon, 1981 ; Id., La nuit, les yeux ouverts. Récit, Paris, Seuil, 1996. C’est aussi un aspect central de l’œuvre de R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair (Luc 10,18), Paris, Grasset, 1999 ; Id., Celui par qui le scandale arrive, Paris, DDB, 2001, entre autres.

  • 4 Nous ne nous en tenons ici qu’à la logique narrative des textes, sans entrer dans l’enquête historique de savoir ce que recouvrent exactement les tribus, du point de vue de leur identité sociologique.

  • 5 Je suis et partage ici l’idée-clé soutenue par E. Sánchez, « Family in the Non-narrative Sections of the Pentateuch », dans Family in the Bible (cité supra n. 2), p. 32-58.

  • 6 À l’aide d’une réduction à l’essentiel : cf. Sánchez E., « Family … » (cité supra n. 5), p. 57.

  • 7 Sánchez E., « Family … » (cité supra n. 5), p. 35, qui renvoie à Jos 7,14-18 comme au locus classicus en la matière.

  • 8 Les éléments du dossier sont consultables dans une lecture proposée de ce fleuron de la littérature sapientielle : Simoens Y., Le Cantique des Cantiques. Livre de la plénitude, coll. Écritures 8, Bruxelles, Lumen Vitae, 2004 (recensé infra p. 466).

  • 9 Wenham G.J., « Family in the Pentateuch », dans Family in the Bible (cité supra n. 2), p. 18.

  • 10 Porter S.E., « Family in the Epistles », dans Family in the Bible (cité supra n. 2), p. 156-157.

  • 11 Timothée, enfant de Paul (1 Co 4,17 ; 2 Tm 1,2), Tite, son véritable enfant ((Ti 1,4), Onésime, son enfant (Phm 10) ; cf. Ga 4,6. Dieu est Père, notre Père, Père de Jésus Christ Rm 1,7 ; 15,6 ; 1 Co 1,3 ; 8,6 ; 15,24 ; 2 Co 1,2.3 ; 11,31 ; Ga 1,1.3.4 ; 4,6 ; Ep 1,2.3 ; 2,18 ; 3,14 ; 4,6 ; 5,20 ; 6,23 ; Ph 1,2 ; 2,11 ; 4,20 ; Col 1,2.3.12 ; 3,17 ; 1 Th 1,1.3 ; 3,11 ; 2 Th 1,1.2 ; 2,16 ; 1 Tm 1,2 ; 2 Tm 1,2 ; Ti 1,4 ; Phm 3 ; 1 P 1,2.3.17 ; 2 P 1,17 ; 1 Jn 1,3 ; 2,1.16.22.23.24 ; 3,1 ; 4,14 ; 2 Jn 3, 4, 9 ; Jude 1 (ibid.).

  • 12 Voir à ce sujet Simoens Y., « L’onction eucharistique et la Cène nuptiale selon Mc 14,1-31 », dans Ouvrir les Écritures. Mélanges P. Beauchamp, éd. P. Bovati et R. Meynet, coll. Lectio Divina 162, Paris, Cerf, 1995, p. 245-266.

  • 13 Id., Selon Jean, 3. Une interprétation, collection de l’Institut d’Études Théologiques 17, Bruxelles, éd. de l’IÉT, 1997, Ch. VIII, p. 865-884.

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