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En son ouverture (Mt 1-2), le premier évangile déploie déjà avec une remarquable ampleur le thème de la filiation. C’est en dressant successivement cinq arrière-fonds vétérotestamentaires que Matthieu donne tout son relief à la figure du « fils ». Au fil du récit, la cohérence de ces éclairages croisés se révèle saisissante. Pour nous dévoiler ainsi la Nouveauté avec l’Ancien, Matthieu fait preuve d’une progressivité didactique. Comme si, au seuil du Nouveau Testament, un père apprenait à ses fils à parler.

L’évangile matthéen, école de lecture biblique1

Les deux premiers chapitres de Mt offrent une ouverture magistrale du thème de la filiation. Celui-ci y reçoit déjà une élaboration précise et complexe, au fil des péricopes. La trajectoire qui s’y profile ne se laisse pourtant pas réduire à un raisonnement logique : la cohérence scripturaire s’inscrit sans doute, au plus profond, dans l’ordre esthétique, où les figures jouent entre elles, s’appellent et s’évoquent mutuellement. Non pas systématiquement, mais plutôt comme couleurs et formes le font dans un tableau. Il demeure toujours délicat de rendre compte dans un langage analytique de ce que l’Écriture peut donner à voir. Difficulté redoublée dans le Nouveau Testament puisqu’il fait fond sur l’Ancien. Le jeu des figures devenant tridimensionnel, notre regard réclame un temps d’accoutumance, d’éducation pour que lui apparaisse peu à peu la richesse du tableau scripturaire.

Porche d’entrée du NT2, Matthieu possède cette valeur propédeutique. La multiplication des références explicites à l’AT en est un signe clair. Tout le NT est pétri de l’Ancien. Mais les adhérences vétérotestamentaires ne sont pas toutes aussi explicites. Matthieu, pédagogue et initiateur, nous donne les ficelles ! Il nous reste à tirer pour puiser dans le trésor. Les citations explicites semblent en effet toujours tenir lieu d’invitation. Elles renvoient à un contexte scripturaire proche ou lointain, dont la mémoire peut éclairer vivement l’intelligence du texte matthéen. La difficulté réside dans la manière de rapprocher et de faire jouer l’arrière-fond vétérotestamentaire : pour rendre compte de la perspective qui se dégage, il faut passer par une sorte de réduction analytique. Et ce passage du métalangage des figures scripturaires au langage logique de la rigueur exégétique réclame une intégration profonde des Écritures, pour respecter la précision des contours et l’intensité des couleurs … Tant que le jeu Ancien/ Nouveau est davantage pressenti que véritablement ‘vu’, l’articulation logique reste approximative et peu convaincante.

Mt 1-2 : un nouveau commencement sous le signe de l’accomplissement

Pour nous initier à cet apprentissage délicat, saint Matthieu soigne particulièrement sa première leçon. Si son écrit a valeur propédeutique pour tout le NT, ses chapitres 1 et 2 esquissent eux-mêmes une véritable introduction au premier évangile … et offrent un modèle de pédagogie pour entrer dans l’intelligence des Écritures, c’est-à-dire dans la logique de l’accomplissement, sous le signe duquel ils rendent compte d’un nouveau commencement.

Suite à la généalogie de Jésus-Christ, ils rapportent cinq événements : l’annonce à Joseph, la visite des mages, la fuite en Égypte, le massacre des enfants, et enfin le retour d’Égypte et l’établissement à Nazareth. À chacun d’eux, Mt rattache un passage de l’AT, explicitement cité, et dont l’événement évangélique est présenté comme l’accomplissement3. Tout au long de la trajectoire, cette dynamique de l’accomplissement éclaire puissamment le thème central de la filiation en révélant, dans toute sa richesse, sa dimension de « substitution ».

I « Livre de la genèse de Jésus Christ » : la table des origines (1,1-17)

1 Spécificité matthéenne

Dès le tout premier verset, Jésus est présenté comme fils, sous le double titre de « fils de David, fils d’Abraham » : sorte de condensé, déjà, de la généalogie qui suit, en ouverture solennelle (v. 2-17). L’évangéliste inscrit d’abord le Christ dans une filiation humaine, à la fois historique et spirituelle, tant il est difficile de recevoir la table des origines dans un sens purement génétique. La filiation au sein d’Israël revêt toujours une forte dimension spirituelle. Les « pères », très présents dans l’AT, sont les pères dans la foi. Le rite de la circoncision signifie, d’abord, l’appartenance à Dieu en vertu de l’appartenance au peuple de l’Alliance. L’englobant n’est pas le peuple mais l’Alliance, berceau de ce peuple (cf. Exode). Hors de l’Alliance, son existence est non-vie, mort, péché (cf. Dt 30,15-30). Reste que la filiation, avec cette dimension spirituelle, peut être dite ‘humaine’. Jésus, Messie (v. 1), s’inscrit d’abord dans un peuple et son histoire : il appartient à Israël.

La comparaison synoptique révèle cette insistance de Matthieu. Mc 1,1 déclare d’emblée Jésus « fils de Dieu », et la généalogie lucanienne déborde Israël pour remonter, au-delà d’Abraham, jusqu’à Adam, et même à Dieu (cf. Lc 3,38)4. Quant au prologue johannique, il radicalise encore cette verticalité en évoquant d’abord la figure du Verbe qui « était Dieu » et sa venue dans le monde. La spécificité matthéenne, elle, inscrit le Christ d’abord dans une filiation humaine, et même israélite. La filiation ‘divine’ ne va être évoquée qu’à partir de l’annonce à Joseph. La succession des deux tableaux offre ainsi un double éclairage sur la filiation.

2 Mt 1 et Gn 1-2 : parallélisme et accomplissement

La rupture entre ces deux éclairages, frappante au premier regard, est pourtant traversée par des éléments de continuité remarquables.

La généalogie matthéenne fait ressortir des figures de justes5, préparant ainsi l’apparition de Joseph « qui était un homme juste » (1,19). Par ailleurs, elle se termine au v. 16 par un ‘décrochage’ qui contraste avec la linéarité de la descendance : à la répétition inlassable de l’« engendra » (forme active) succède soudain une forme passive, qui annonce déjà l’intervention divine. Qui plus est, la forme verbale s’applique non plus à l’homme — Joseph — comme dans toute la généalogie, mais à la femme, « Marie, de laquelle fut engendré Jésus ». Le récit de l’annonce à Joseph va examiner de près l’anomalie de ce décrochage final, en se concentrant sur l’histoire particulière de ce couple atypique.

Cette articulation des deux passages peut rappeler celle des deux récits de la création en Gn 1-2. En effet, le premier décrit la création dans une progression chronologique dont émane un bel ordonnancement du monde, où domine la catégorie de la séparation. L’homme — homme et femme —, le couple primordial, y apparaît comme un couronnement, un sommet. Cependant, la notion d’image de Dieu confère à l’homme un statut particulier, qui le détache de tout l’ordre mondain. Car cette notion, ambivalente, évoque une distance tout autant qu’une présence. Cela conduit au deuxième récit, qui se focalise sur ce couple, apparu à la fin du premier récit, pour préciser la notion d’image. Celle-ci reçoit un traitement inattendu : l’homme est « modelé » par Dieu lui-même, qui lui insuffle son propre souffle. Le régime de séparation qui préside à la progression du premier récit se trouve comme transgressé, dépassé, pour dévoiler l’intimité radicale du lien qui unit l’homme à Dieu.

Un mouvement analogue traverse le diptyque inaugural de notre évangile : l’ordonnancement non plus cosmique mais historique ou dynastique — 3 x 14 générations — aboutit à un couple qui semble en constituer le couronnement, comme lieu d’apparition du Messie, en même temps qu’il s’en détache, nous l’avons signalé. Cela conduit au deuxième récit où l’intervention divine, déjà implicite dans le passif divin, est clairement dévoilée : ici encore l’ordre du premier récit — celui de l’engendrement des générations — se trouve comme transgressé par un lien radical, immédiat à Dieu : l’Esprit intervient, comme en Genèse.

Cette analogie entre Gn 1-2 et Mt 1 se trouve confirmée par l’expression inaugurale de l’évangile : βιβλος γενεσεως, « livre de la genèse », et par le choix ecclésial de placer l’évangile matthéen en tête du NT. Le redoublement du terme genèse au seuil du ‘deuxième récit’ matthéen (1,18) offre un troisième élément de concordance autour de ce vocable. Celui-ci, en effet, est déjà redoublé en Genèse, puisque l’expression βιβλος γενεσεως, qui n’apparaît pas comme telle au v. 1 du livre, en grec, mais en constitue comme le titre, intervient en 2,4, où elle sépare précisément les deux récits de la création, et joue comme un titre du second.

Gn 1-2 constituerait donc un arrière-fond vétérotestamentaire privilégié pour Mt 16. Cela dit, quelle perspective induit ce rapprochement ?

Un premier élément tient à l’apposition du nom de « Jésus Christ » (v. 1 et 18) au terme « genèse » repris par Mt, — et redoublé par lui à la manière de Gn : c’est en la personne de Jésus qu’advient une nouvelle genèse.

Secundo, l’ordre dont fait état le premier récit de la création est celui du cosmos, que couronne l’homme, alors que son analogue matthéen décrit un ordre non plus cosmique mais déjà humain : celui de l’histoire d’Israël, à travers l’engendrement successif des générations. La nouveauté qui surgit, en Gn, dans l’ordre cosmologique — et le transgresse —, surgit donc, en Mt, dans l’ordre de l’engendrement humain ; mieux qu’un simple parallélisme, la reprise de Gn 1-2 par Mt 1 a valeur de surenchérissement. D’une certaine manière, Mt 1 a pour point de départ le point d’arrivée de Gn 1-2 : l’ordre humain. Le diptyque de Gn le dégageait nettement de l’ordre cosmique, après l’y avoir inscrit comme son couronnement. C’est maintenant la personne de Jésus que le diptyque matthéen permet de ‘dégager’ d’un ordre purement humain, après l’y avoir enraciné.

Mieux qu’une simple réitération, la re-création manifestée par Mt 1 se présente comme une création nouvelle qui survient en un homme nouveau, un homme qui ne se laisse pas enfermer dans l’ordre qu’établit la loi de la génération purement humaine. Son engendrement transcende l’humain. La nouveauté évangélique, qui survient en Jésus-Christ, est ici présentée d’emblée à partir de la réalité de l’engendrement, de la filiation.

II « Voici que la Vierge enfantera » : Is 7,14 et l’annonce faite à Joseph (1,18-29)

1 Nouveauté de l’engendrement et paternité de Joseph

Cette péricope se focalise sur le dernier maillon de la généalogie : Joseph, Marie et Jésus.

Au v. 16, Jésus était dit engendré de Marie, et non de Joseph, mais ce dernier était qualifié d’« époux de Marie ». Ces deux aspects réapparaissent ici : « Marie, sa mère, était fiancée à Joseph » (v. 18). La suite souligne l’intervention divine : elle « fut trouvée enceinte de (εϰ) l’Esprit Saint » ; avec, en écho : « avant qu’ils ne viennent ensemble ». L’intention de Joseph le juste de « la répudier en secret » confirme sa distance par rapport à l’engendrement nouveau en train de se produire. Un engendrement spécifique, où la figure humaine du père se trouve, pour ainsi dire, court-circuitée.

Ou contournée, plutôt que véritablement absente. Joseph est bien là dès le départ. Par lui, nommé le premier au v. 16, Jésus se trouve enraciné dans la descendance d’Abraham et de David. Cela se concrétisera dans l’acte de « donner le nom » (ϰαλεω, v. 21.25), exercice de la paternité humaine — assumée —, laquelle apparaît placée en inclusion autour de la nouveauté transcendante de l’intervention divine : le nom de Joseph, qui a précédé le ‘décrochage’ du v. 16, réapparaît comme sujet du dernier verbe au v. 25. À travers lui, la dimension humaine de la filiation de Jésus, loin d’être évacuée, garde une consistance réelle, quoique nettement délimitée. Au-delà du surgissement de la nouveauté, la solide figure de Joseph assure la filiation humaine de Jésus, inscrit dans une généalogie par le don du nom. Sans quoi, la lumière du surnaturel serait, en un sens, trop forte.

« Être enfanté », naître, c’est bien le propre de l’homme. En enveloppant l’intervention divine dans sa lumière stable, la figure de Joseph permet de discerner la dimension humaine de cette naissance miraculeuse et merveilleuse, jusqu’au plus près du surgissement du surnaturel, jusque dans le fait pour Marie d’enfanter … comme toutes les mères.

Ainsi, la transcendance radicalement manifestée préserve mystérieusement quelque chose de cet ordre humain qu’elle déborde et bouscule. La rupture s’opère par le haut, sans briser la ligne de continuité horizontale. L’expression balancée γαρ … δε peut s’interpréter dans ce sens : « certes ce qui fut engendré d’elle vient de l’Esprit Saint (nouveauté) mais pourtant elle enfantera un fils et tu l’appelleras du nom de Jésus (continuité) » (v. 21). La mère enfantera et Joseph, comme un père, nommera : l’ange annonce bien une sorte de retour à la normale, après que le mystère de l’intervention divine a bousculé l’ordre des choses. La nouveauté de cette naissance appartient au secret des cœurs de Marie et de Joseph. Et au secret du songe dont Joseph va bientôt se réveiller.

2 L’accomplissement

Dans l’espace de cette sortie du songe, le narrateur manifeste l’accomplissement de l’Écriture : première de ces interventions-types, fréquentes chez Mt.

Des paroles de l’ange, la citation d’Is 7,14 reprend clairement deux éléments : « elle enfantera un fils et tu – on7 l’appellera(s) du nom … » ; ils réapparaissent encore au terme de la péricope : « jusqu’au jour où elle enfanta un fils, et il l’appela du nom … » (v. 25). En outre, le mot « vierge » d’Isaïe reprend « avant qu’ils ne viennent ensemble » du début du récit, encore confirmé à la fin par : « et il ne la connut pas jusqu’au jour … ». Enfin, le nom « Emmanuel », dont Mt veille à mentionner la traduction « Dieu avec nous » — déjà présente en Is 8,10 —, fait écho à l’intervention divine de l’Esprit Saint doublement mentionné (v. 18.20).

Il y a là, toutefois, davantage qu’une simple reprise comme pour « enfanter/appeler » : la citation d’Is reçoit du récit où Mt l’enchâsse une lumière nouvelle, qui lui donne sa portée véritable. « La vierge enfantera » n’implique pas, de soi, une naissance hors norme. On pourrait imaginer que cela ‘s’accomplisse’ si une femme, jusque-là vierge, donnait naissance à un premier enfant. Pourtant, semble-t-il, la tradition juive interprétait déjà l’oracle dans le sens d’une naissance miraculeuse. Mais là encore, il y a une distance entre une naissance miraculeuse et l’intervention divine en la personne de l’Esprit Saint telle que Mt la rapporte. Semblablement, le nom « Emmanuel » n’est pas, de soi, porteur du contenu que lui donne le récit matthéen : Jésus est engendré de l’Esprit Saint, de Dieu lui-même !

Ainsi, l’accomplissement suggéré par Mt est le lieu de cette articulation entre nouveauté et continuité. C’est bien à la lumière de l’Évangile que l’Écriture se trouve ici éclairée pour déployer sa pleine portée. En ce sens, la continuité ne peut être établie qu’à partir de la nouveauté évangélique, qui exerce une sorte de primat. Reste que le jeu AT/NT, s’il n’est pas symétrique, n’est pas à sens unique. En étant ‘tirée’ jusqu’au NT, la citation d’Is trouve certes sa pleine portée — les mots s’y trouvent ‘remplis’ de leur plénitude de sens — mais, en retour, l’Évangile vient porter sa lumière au cœur du livre d’Isaïe où, en s’y diffusant, elle brille d’une manière nouvelle.

On peut ainsi noter qu’en Is 7, la naissance de ce fils est donnée comme un signe au roi Achaz, et avec lui à tous ceux qui comme lui s’enfoncent dans l’incrédulité et doutent de la capacité de Dieu à les sauver des adversaires menaçants … « Le Seigneur lui-même vous donnera un signe » (Is 7,14). La naissance virginale, plus qu’un simple fait brut, a un sens lié au salut que Dieu donne, à sa présence au milieu de son peuple. En Is 7, c’est la menace des puissances voisines qui provoque l’attente d’un salut. En Mt, il est dit, juste avant la citation d’Is, que Jésus « sauvera son peuple … de ses péchés »8. Le péché tient donc ici la place des ennemis dont la puissance fait douter de celle de Dieu … Et face à cela, la naissance du fils est gage d’espérance : elle annonce la fin prochaine de ces « rois » menaçants (Is 7,1.16). La naissance de Jésus apparaît ainsi comme le signe de la fin prochaine de l’empire du péché sur le cœur de l’homme (le cœur chancelant, cf. Is 7,2). La naissance virginale, l’engendrement de l’Esprit Saint, résonne alors comme une promesse de libération pour tout homme. En ce commencement nouveau s’annonce déjà la fin du péché et du mal. Il augure d’une puissance de renouvellement pour tout le peuple.

III « Et toi, Bethléem, terre de Juda … » : Mi 5,1 ; les mages et Hérode (2,1-12)

Is 7 parle d’un roi et d’un peuple tremblant devant des rois étrangers. Sur cet arrière-fond, notons comment Mt, avec les mages, présente d’emblée Jésus comme « le roi des Juifs » (2,2) menacé par Hérode, roi malveillant. Déjà, la généalogie recelait cette note royale. Ainsi, filiation et royauté se trouvent étroitement liées chez Mt. Ce qui est vrai sur un plan simplement humain — la royauté étant souvent héréditaire — le demeure mystérieusement lorsque surgit la nouveauté : l’engendrement nouveau s’assortit d’une royauté d’un type nouveau.

L’épisode des mages corrobore principalement cette dimension royale. La question de la filiation y est moins centrale. Pourtant, la figure divine aussi se trouve renforcée en ce royal enfant, en particulier grâce à l’emploi du verbe προσϰυνεω (se prosterner, adorer), que l’AT réserve à l’adoration du vrai Dieu (cf. Dn 3,5).

Avant cette adoration de l’enfant — « ils se prosternèrent devant lui » (v. 11) — Mt spécifie : « ils virent l’enfant avec Marie sa mère » ; spectacle qui leur permet, semble-t-il, de reconnaître et d’adorer « l’enfant », comme en accomplissement de la valeur de ‘signe’ qu’Isaïe donne à la figure « vierge-fils ». Le texte matthéen confirme cette reprise du ‘signe’ en citant, au v. 6, Mi 5,1. Chez Michée, la mention de « celle qui doit enfanter » suit immédiatement le verset cité ici :

1Et toi, Bethléem Éphrata, le moindre des clans de Juda, c’est de toi que me naîtra celui qui doit régner sur Israël ; ses origines remontent au temps jadis, aux jours antiques.

2 C’est pourquoi il les abandonnera jusqu’au temps où aura enfanté celle qui doit enfanter. Alors […]3 il fera paître son troupeau …

(Mi 5,1-2.3)

Dans sa citation, Mt, en reprenant une partie du v. 1 et un élément du v. 3, suppose indirectement le v. 2. Or, Michée y fait vraisemblablement allusion à l’oracle d’Is 7,14, prononcé quelque trente ans plus tôt. Entre les deux premières citations explicites de Mt, cette figure de la vierge qui enfante établit ainsi un lien discret. En enjambant ce v. 2, Mt nous centre sur la figure royale du fils, que Mi 5,1.3 (LXX) désigne comme ‘gouvernant’ et ‘pasteur’. Il n’empêche : la figure de « celle qui doit enfanter » demeure présente au deuxième plan, pour accompagner discrètement la figure du fils, parce que cette dernière, tout en étant prépondérante — le fils seul sera adoré —, n’est véritablement ‘lisible’, comme Isaïe l’annonçait en parlant de ‘signe’, qu’associée à la première9.

IV « D’Égypte, j’ai appelé mon fils » : Os 11,1 et la fuite en Égypte (2,13-15)

1 « L’enfant et sa mère » : mise en œuvre originale du ‘signe’ par Mt

L’épisode qui suit confirme ce jeu entre le ‘signe’ fils-mère et la figure du fils. Dans les paroles de l’ange — le deuxième songe de Joseph (2,13) —, Mt fait voir d’abord « l’enfant et sa mère » avant de montrer Hérode voulant faire périr « l’enfant » seul. Au v. 14, Joseph s’exécute : on retrouve d’abord « l’enfant et sa mère », avant que ne ressorte la figure du « fils » seul par le biais de la citation d’Osée. De même, lors du troisième songe (2,19-20), l’ange commence par redire : « prends avec toi l’enfant et sa mère » ; sur ce fond, la figure de l’enfant se dégage à nouveau seule : « car ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant » (v. 20). Enfin, quand Joseph exécute les ‘consignes’ angéliques, à la mention de « l’enfant et sa mère » (v. 21), succède la citation finale s’appliquant au fils seul : « il sera appelé Nazôréen » (v. 23).

La fuite et le retour d’Égypte se répondent comme deux volets de l’épisode. L’expression « l’enfant et sa mère » s’y scande en quatre occurrences (v. 13.14.20.21), doublement articulées : par une symétrie ‘interne’ à chaque volet, entre les paroles de l’ange et leur réalisation par Joseph ; et par une symétrie ‘externe’ entre les deux volets. D’où la valeur particulière de la figure ‘totale’ « l’enfant et sa mère », que l’écriture matthéenne révèle faire ‘signe’. Jusque dans sa performativité, le texte évangélique accomplit la prophétie.

2 Nouvel exode, nouvel exil ?

L’ensemble de 2,13-23 semble articuler une séquence fuite -mort - retour. Quant au pays concerné, l’Égypte, cet épisode s’apparente à l’exode d’Israël. De plus, la mort des nouveaux-nés évoque à la fois l’ordre, par Pharaon, de tuer tout nouveau-né hébreu de sexe masculin, et la mort mystérieuse de tous les premiers-nés égyptiens pendant la nuit de la Pâque. La première référence identifie Jésus à Moïse. L’un et l’autre échappent à la destruction massive. Mais ceci peut évoquer alors un autre épisode de la vie d’Israël : l’exil babylonien, qui est à la fois le temps de la destruction massive et celui de la survie d’un petit reste — que pourrait évoquer le titre de « Nazôréen » du v. 25.

Cette superposition des deux arrière-fonds scripturaires, dont on ne relèvera pas ici les adhérences et allusions chez Mt, l’évangéliste ne l’a pas inventée. L’AT déjà évoque fréquemment le retour d’exil comme un nouvel exode. La mention de l’exode donne donc, d’une certaine manière, de ressaisir toute l’histoire d’Israël … comme le montrent déjà les citations d’Osée et de Jérémie. Attardons-nous-y pour approfondir le thème de la filiation.

3 La citation d’Osée : « D’Égypte, j’ai appelé mon fils », Os 11,1

La mention du « fils » est ici décisivement assortie du possessif en première personne. Grâce à ce détour vétéro-testamentaire, Dieu lui-même prend la parole et dit : « mon fils » au sujet de l’enfant de Marie. Nos deux chapitres dessinent ainsi une trajectoire à partir du terme « fils » qui, d’abord employé dans l’expression double « fils de David, fils d’Abraham » (v. 1), ne revient ensuite que dans le triple « elle enfantera – enfanta un fils » (v. 21.23.25), centré sur la citation d’Is. Ainsi, la présente citation offre comme un troisième emploi du mot, marquant le terme de la trajectoire. « Fils de » – « un fils » – « mon fils » : d’abord inscrit dans la multitude humaine de la généalogie, puis rapporté à une figure maternelle particulière, le fils apparaît désormais, seul, dégagé de toute autre figure humaine, en lien direct avec Dieu. Cette évolution nette dégage la figure filiale par rapport à l’ordre humain où elle est apparue. La trajectoire du vocable « fils » redouble ainsi — et pour l’ensemble Mt 1-2 — la manifestation de la nouveauté transcendante de la filiation en Jésus Christ, que signalait Mt 1 relu sur fond de Gn 1-2.

Le recours à Osée détermine plus précisément encore la réalité de la filiation. Dans son contexte originel, en Os 11,1, le terme « fils » désigne non pas une personne singulière mais Israël tout entier : « Quand Israël était jeune je l’aimai / et d’Égypte j’appelai mon fils ».

Les règles de l’écriture sémitique permettent d’identifier ici « Israël » et « mon fils » : le verset, en deux stiques symétriques AB, dit une forme de surenchérissement de B sur A. L’appel d’Israël hors d’Égypte apparaît comme un amour en acte, complétant le caractère déclaratif du « je l’aimai ». Conjointement, l’amour est spécifié et concrétisé comme amour filial par l’emploi du terme « fils ». L’expression « mon fils » concentre en elle-même à la fois la figure d’Israël, sa caractéristique d’« être jeune », et le fait d’être aimé de Dieu (« mon »). En tout cela, la figure filiale d’Os 11,1 se révèle collective.

Dès lors, le verset suivant peut sans surprise redéployer ce qui précède avec un pluriel : « j’appelai mon fils » devient « je les appelai », Os 11,2. Ensuite, le singulier collectif et le pluriel continuent d’alterner10 jusque : « les fils viendront », v. 10. Ainsi, entre le début et la fin d’Os 11, on passe du fils aux fils. Par son remarquable recours à cette citation, Matthieu applique à Jésus une figure collective et l’identifie ainsi à Israël.

Précisons cette identification. L’enchaînement des v. 1-2 d’Os 11 éclaire le jeu des figures : « D’Égypte j’ai appelé mon fils. / Mais plus je les appelais, plus ils s’écartaient de moi ».

L’appel historique initial échoua. Le fils-Israël n’a « pas compris » (v. 4), « a refusé de revenir à moi » (v. 5). L’appel est maintenant réitéré avec le fils véritable. Et lui va comprendre et obéir. Il y a donc, en Jésus, une forme de réitération, de répétition de l’exode en sa forme idéale, accomplie, parfaite. L’intention divine originelle est maintenant honorée en son fils. En ce sens, il y a une dimension de substitution indéniable. Jésus, empruntant le chemin d’Israël, l’accomplit dans une parfaite obéissance, dont Joseph est pour l’instant comme le dépositaire. En ce nouvel Exode, Jésus se manifeste ainsi comme l’Israël nouveau, l’Israël véritable, accompli.

Ceci n’évacue pourtant pas la figure collective d’Israël. La dimension de substitution revêt une profondeur qui déborde le simple remplacement. Jésus accomplit à la fois à la place d’Israël et en faveur d’Israël. Toute sa mission est en effet placée sous une détermination sotériologique, dont son nom, Jésus, est le rappel permanent — comme Mt a pris soin de l’expliciter11. En assumant la place d’Israël, Jésus prend sur lui Israël. Ce double aspect de la notion de ‘substitution’ est implicitement compris dans le recours à Osée. En appliquant à Jésus Os 11,1, Mt revient au point de départ, au moment de l’appel, au temps de la jeunesse. Plus profondément qu’une répétition — réussie cette fois — de l’histoire, le choix de ce lieu scripturaire évoque un retour à la source : Mt remonte en deçà du péché d’Israël, dont fait état le v. 2. Jésus est « plus jeune que le péché »12 d’Israël. En Jésus s’opère, plus qu’un redoublement, une ressaisie de toute l’histoire. L’accomplissement du type (le fils-collectif) dans la figure finale et véritable (le fils-personne) est en même temps, indissociablement, ressaisie du type dans la figure originelle et englobante.

V « Une voix dans Rama s’est fait entendre … » : Jr 31,15 et le massacre des enfants (2,16-18)

Cette citation intervient à la fin de l’épisode du massacre des nouveaux-nés. Après ce qui vient d’être dit de la substitution, on est saisi par l’éradication de « tous les enfants de moins de deux ans », qui ne laisse plus en scène que la seule figure de « l’enfant » Jésus. Ce court épisode illustre, en ses images puissamment contrastées, la réalité de la substitution à l’œuvre.

Ces trois versets apportent encore un autre élément convergent. Mt modifie légèrement Jr 31,15 ; le terme νιοι, fils, présent dans la LXX, disparaît : « Rachel pleurant ses fils » devient « Rachel pleurant ses enfants ». Cette modification favorise une cohérence sémantique avec le couple enfants – enfant, dont il vient d’être question. Et, surtout, elle permet d’éviter la réapparition du terme fils dans Mt 1-2 au-delà de la citation d’Osée, au-delà de la déclaration : « mon fils », que nous avons reconnue sommet et terme d’une trajectoire précise. Par là, Mt suggérerait qu’il n’y a plus qu’un fils unique, et pas de filiation en dehors de la sienne. Comme pour confirmer la réalité de la substitution, en sa double dimension.

Le premier aspect de la substitution peut de prime abord sembler l’emporter. Le mot « fils » a bel et bien disparu, et les enfants « ne sont plus » … Cette évocation poignante du pleur de Rachel résiste apparemment à toute consolation : « elle ne veut pas qu’on la console ». Pourtant, ce verset se situe au cœur du ‘livre de la consolation’, lui-même central en Jr. Mt a choisi avec soin l’unique verset de Jr 3113 qui évoque la désolation. Tout le reste du chapitre est annonce de restauration, de retour joyeux, de régénération vivifiante, de reconstruction … En choisissant ce verset pour décrypter l’événement tragique, Mt dresse implicitement un arrière-fond de consolation. En pointant en sous-main la promesse de restauration, il manifeste subtilement à la fois la désolation du mal et la consolation définitive de la nouvelle Alliance. La citation joue finement : son contenu explicite semble porter à son comble la désolation : à la destruction de « tous les enfants de moins de deux ans » répond, comme un écho amplifié et définitif, « ils ne sont plus » — sans limite d’âge ; mais dans un deuxième temps, l’implicite du contexte élargi porte une lumière nouvelle :

15Elle ne veut pas être consolée pour ses fils, car ils ne sont plus.

16Ainsi parle le Seigneur. Cesse ta plainte, sèche tes yeux !

Car il est une compensation pour ta peine :

— oracle du Seigneur — ils vont revenir du pays ennemi.

17Il y a donc espoir pour ton avenir …

Une limite est clairement posée au mal. Un au-delà de la peine et de la destruction se dessine : « Ils vont revenir, tes fils, sur leur territoire », v. 17b. Les fils qui « ne sont plus » se révèlent être les fils exilés. Dans l’interaction avec Mt, l’expression : « qui ne sont plus » s’est radicalisée, puisqu’il ne s’agissait pas simplement d’exil géographique mais de mort physique. À cette lumière, le retour annoncé des fils sonne comme un véritable retour de la mort à la vie. Ici encore, l’illumination mutuelle du texte matthéen et de son arrière-fond d’AT joue dans le sens d’un accomplissement des figures.

Par le choix de cette citation, Mt radicalise la figure de l’exil en figure de mort, en même temps qu’il impose à cet abîme une limite définitive : la consolation est annoncée, le retour de la mort implicitement promis … Par ce détour du livre de Jérémie, la réalité de la substitution se charge ainsi de toute la symbolique de l’exil. Cela ouvre le champ au deuxième aspect de la substitution : elle n’est pas destruction définitive ; un au-delà est déjà promis.

1 Interaction entre les citations d’Osée et de Jérémie

Les adhérences thématiques et sémantiques entre Os 11 et Jr 31 sont saisissantes. « D’un amour éternel je t’ai aimé » en Jr 31,3 rappelle fortement Os 11,1 : « Quand Israël était jeune je l’aimai ». Cette perspective de l’amour divin ouvrant l’un et l’autre chapitre s’y déploie ensuite sous l’aspect spécifique de l’amour paternel. Cette note, présente dès le v. 1 d’Os 11 — « j’appelai mon fils » —, se retrouve aux v. 3.4 : « J’avais appris à marcher à Éphraïm, je le prenais par les bras […], j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson tout contre leur joue, je m’inclinais vers lui et le faisais manger »14. Jr 31 est plus explicite encore : « car je suis un père pour Israël, et Éphraïm est mon premier-né » (v. 9) ; « Éphraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré […] ? » (v. 20). On retrouve donc en Jr 31 la figure collective du fils aimé — νιος αγαπητος — Israël, dont la citation d’Os nous a révélé l’importance.

Et la puissance de cet amour divin est évoquée par le recours au vocable des entrailles — de connotation surtout féminine : « mes entrailles s’émeuvent pour lui » (Jr 31,20).

Ces deux textes n’appliquent pourtant pas explicitement à Dieu la figure féminine de la mère. Et l’ensemble du livre d’Osée laisse deviner pourquoi : la figure féminine y est appliquée massivement à Israël. Cette symbolique majeure d’Os se retrouve, elle aussi, en Jr 31. Au v. 22, qui semble clore l’ensemble inauguré au v. 1, on lit en effet : « Car le Seigneur crée du nouveau sur la terre : la Femme recherche son Mari ». Os 2,18 donne : « Tu m’appelleras ‘mon mari’ ». Ce dernier verset jette sur l’ensemble Jr 31,1-22 une lumière précieuse, qui rend attentif à la présence de la figure féminine au long de ces versets : il est question de « la femme enceinte et la femme qui enfante », v. 8, et de « la vierge » (au pluriel dans la LXX), v. 13. Mais dans ces deux cas, il ne s’agit que de figures individuelles placées à côté de « l’aveugle et du boiteux » (v. 8) ou des « jeunes et vieux » (v. 13). En revanche, l’expression « vierge d’Israël » vient deux fois aux v. 4 et 21, où il s’agit bien d’une figure collective. De même donc que « les fils » mentionnés trois fois aux v. 15-17 se trouvent comme assumés dans la figure collective du « fils » (v. 20), du « premier-né » (v. 9), les figures individuelles du peuple le sont dans la figure collective de la « vierge d’Israël »15. La mention explicite de Rachel n’annonçait-elle pas déjà cette figure féminine portée par le contexte de Jr 31 ?

En définitive, Jr 31 recourt à une double personnification d’Israël dans cette double figure du fils et de la vierge. L’émergence de cette double symbolique se trouve confortée par la proche citation tirée d’Os, où l’une et l’autre se déploient. Mais comment ne pas revenir ici à la citation d’Is 7,14, où les deux figures apparaissent déjà ?

2 Interaction entre Os 11,1, Jr 31,15 et Is 7,14

À la différence de Jr 31 et d’Os 11, Is 7 ne présente ni la vierge ni le fils comme des figures collectives. Dans le contexte immédiat, la « jeune femme » (hébreu) semble désigner la femme du prophète, dont les enfants seront d’ailleurs signes pour Israël ; cf. la portée symbolique des noms qui leur sont donnés. La femme et le fils apparaissent d’emblée comme des personnes concrètes, individuelles. Et ce sens personnel de l’oracle sera préservé au-delà du contexte immédiat, à l’époque de la traduction grecque. Car la traduction de « jeune femme » par « vierge » va dans le sens d’une particularisation plutôt que d’une allégorisation collective : un signe merveilleux précis est attendu comme accomplissement de cet étrange oracle. La LXX redouble donc le caractère ‘personnel’ de la figure féminine.

La disposition matthéenne de ces trois citations dessine ainsi une trajectoire précise. La double figure est évoquée d’abord, via Is 7, comme figure personnelle, individuelle. Ensuite émerge la figure collective du fils, là où la citation d’Os s’applique à l’enfant Jésus. Et, dans un troisième temps, la figure collective de la vierge d’Israël, à travers l’arrière-fond de Jr 31 et la mention du nom de Rachel16. Dans la dynamique du texte évangélique, la double figure personnelle précède donc la double figure collective, et vient pour ainsi dire se charger de celle-ci au fil du texte. Par le jeu des renvois scripturaires, les figures personnelles de la vierge et du fils vont prendre sur elles la figure collective d’Israël.

Et c’est là le dernier point à relever : c’est une même réalité collective, le peuple d’Israël, que cette double figure prend en charge. L’ordre du texte l’applique d’abord à la figure du fils, ensuite à celle de la vierge. Qui plus est, la manière dont la figure d’Israël est chargée sur la figure personnelle du fils est plus directe, plus transparente. La mention de « la vierge d’Israël » n’appartient qu’à l’arrière-fond de Jr 31,15 ; elle n’émerge pas comme telle dans le texte matthéen, sinon sous la figure, obscure, de Rachel. En ce sens, le texte induit une hiérarchisation dans la manière de charger les deux figures de la réalité collective.

Conformément à ce qui précède, c’est à partir de la figure filiale que se joue la substitution à l’œuvre. La fin du texte, en particulier dans l’interaction des arrière-fonds de Jr 31 et Os 11, oblige pourtant à étendre quelque chose de cette substitution à la figure de la vierge. Ainsi réapparaît, d’une autre manière, le caractère indissociable des deux figures. La figure totale ‘vierge – fils’ s’était, précédemment, révélée incontournable pour la lisibilité de la figure filiale, qui n’en demeurait pas moins prépondérante. Il semble maintenant que le caractère dominant, englobant, final de la figure du fils, désigné ultimement comme l’unique — à la fois par la citation d’Os et par l’épisode du massacre des enfants — ‘reflue’ sur la figure de la vierge, et lui donne obscurément part à cette substitution qui est à l’œuvre tout au long du texte.

VI « Il sera appelé Nazôréen » : le nouvel exode du nouvel Israël (2,19-23)

1 L’entrée dans la terre d’Israël

Le dernier épisode, le retour – entrée en Israël, résonne comme en point d’orgue pour l’ensemble de Mt 1-2. Les paroles de l’ange annoncent une inversion : la mort a frappé ceux qui la provoquaient dans l’épisode du massacre. « Ils sont morts ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant » (v. 20). Au delà de la mort de tous les enfants — de moins de deux ans —, la vie semble triompher dans « l’enfant » – unique. La dynamique de substitution discernée se trouve ainsi confirmée en sa dimension la plus positive. Cette victoire a une valeur pour tous, pour tous les enfants, tous les fils disparus, dont le fils, l’enfant de Marie, semble assumer mystérieusement en lui la figure collective.

Conduit par Joseph, que guide l’ange du Seigneur, l’enfant parcourt en quelques versets tout le trajet de l’exode ; pour dessiner l’horizon de ce passage, l’expression « la terre d’Israël » revient deux fois, associée au verbe πορενομαι d’abord (marcher, faire route, aller), à εισαγω ensuite (faire entrer, introduire, conduire dans). Ce sont les deux étapes majeures de l’exode : la marche puis l’entrée dans la terre.

La limpide brièveté de cet épisode dit plus qu’une allusion lointaine. Ce caractère abrégé a aussi une consistance propre ; il contraste étonnamment avec la longueur du séjour au désert, due aux tergiversations du peuple hébreu, à son manque de foi à répétition, c’est-à-dire, en fin de compte, à son péché. Le caractère laconique de l’entrée de la sainte famille en terre promise exprime quelque chose de la perfection de ce nouvel exode. L’obéissance récurrente de Joseph, annonciatrice et même révélatrice de celle du Christ, s’y trouve pour ainsi dire consacrée.

À cet égard, l’ultime petit rebondissement du récit (v. 22-23), après l’entrée dans la terre, n’est pas neutre. Il contribue à manifester la parfaite écoute, à l’occasion d’un quatrième songe, dans laquelle la figure — familiale — du nouvel Israël demeure invariablement. L’ange du Seigneur continue d’assister de sa présence celui qui écoute et garde la parole entendue. On sait les mises en gardes répétées au peuple d’Israël juste avant son entrée en terre promise, le sens général étant : « lorsque tu seras entré, n’oublie pas le Seigneur ton Dieu ! »17

2 Une citation finale énigmatique

Une ultime citation clôt Mt 1-2. À première vue, elle semble renvoyer directement à la phrase qui précède, à savoir l’établissement à Nazareth. Le nom « Nazôréen » (Nαζωραιος, présent chez Mt, Jn, Lc et en Ac), synonyme de Nazarénien (chez Mc et Lc), dérive du nom de la ville où Jésus vécut. Cette évidence n’apporte pas grand-chose, si l’on en reste là.

Un élément décisif réside dans l’emploi élargi fait de ce nom : « appliqué à Jésus (Mt 26,69.71) […], puis à ses sectateurs (Ac 11,26), ce terme s’est maintenu dans le monde sémitique pour désigner les disciples de Jésus, tandis que le nom de ‘chrétien’ (Ac 11,26) a prévalu dans le monde gréco-romain » [note BJ]18. Par cette dernière citation, Mt donne au lecteur disciple du Christ de s’entendre nommé du nom de Jésus. « Appelé » dans ce nom. N’est-ce pas là un raccourci saisissant, à partir du nom — dont on sait l’importance et la consistance dans la culture sémitique —, de la réalité de la substitution ? En son nom, Jésus prend sur lui tous ses disciples. « Nazôréen » est le seul nom porté identiquement par Jésus et par les chrétiens.

Ceci apporte un nouvel élément à la réalité de la substitution. Jusqu’à présent, celle-ci semblait ne s’articuler qu’entre Jésus et son peuple, qu’il s’agisse de ses contemporains (les enfants massacrés) ou de ses prédécesseurs (les fils ou la vierge d’Israël). Or, le nom de « Nazôréens » ne s’est appliqué qu’aux disciples du Christ, après lui. La substitution se manifeste ainsi à l’œuvre à travers toute l’histoire, elle rejoint tous les temps. Si elle concerne toujours, semble-t-il, le peuple de Dieu, celui-ci ne se laisse pas enfermer dans les limites historiques de l’Israël d’avant le Christ. Cette dernière citation confère donc une ampleur profondément nouvelle à la récapitulation qui s’opère dans la figure du Christ.

Toutefois, une question demeure : s’agit-il d’une vraie citation scripturaire ? Comme telle, cette phrase — deux mots en grec — n’apparaît nulle part dans l’AT. L’évangéliste serait-il approximatif ? La particularité de la tournure introductive nous rassure. Les autres citations sont toutes introduites par une formule évoquant une figure prophétique singulière19 ; mais celle-ci, par une figure plurielle : « oracle des prophètes ». Comment un oracle peut-il être commun à plusieurs prophètes ? Mt n’annonce-t-il pas, discrètement mais sûrement, qu’il opère une sorte de synthèse des messages prophétiques ?

Interpréter ainsi l’introduction matthéenne de la citation invite alors à y discerner un élément commun du prophétisme. On ne cherchera donc pas à l’élucider en recherchant une adhérence avec un unique lieu scripturaire. C’est pourquoi les propositions particulières — le nazir de Jg 13,5s., le neçer ‘rejeton’ d’Is 11,1, ou naçar ‘garder’ d’Is 42,6 ; 49,8 — seront laissées de côté au profit d’une proposition plus générale : naçur, ‘le reste’. Cette notion traverse tout l’enseignement prophétique, et en constitue un peu le cœur. La figure du reste évoque effectivement à la fois l’aspect de purification, de châtiment, de dépouillement, de mort même, et l’aspect de la régénération, du retour, du renouvellement. L’espérance du message prophétique se concentre tout entière dans cette figure de vie au-delà de l’épreuve.

Que Mt s’empare de cette figure au moment où il désigne en Jésus le nouvel Israël revenant dans la « terre » — et donc, symboliquement, au-delà de l’épreuve de l’exode – exil — revêt dès lors une pertinence singulière. Cette cohérence se redouble évidemment à la lumière de la dynamique de substitution-récapitulation qui traverse l’ensemble du texte. Dès l’AT, en effet, la figure du reste joue dans une large mesure comme une figure de remplacement du peuple d’Israël infidèle. De même que la génération murmurante meurt durant l’exode au désert afin d’être ‘remplacée’ par une génération nouvelle qui entrera sur la terre, de même le reste revenant de l’exil babylonien apparaît comme une figure rétrécie mais épurée et renouvelée du peuple incrédule et inique. De manière emblématique, le dernier grand prophète parle de mettre un cœur nouveau là où son prédécesseur parle de graver sur les cœurs. Cette transplantation cardiaque symbolise à l’échelle individuelle la substitution que la tradition prophétique a ainsi approfondie progressivement, et dont elle a mis au jour l’incontournable nécessité. En désignant Jésus comme le Nazôréen dont parlaient les prophètes, Mt pointe donc vers lui comme vers le Reste véritable, redoublant ainsi le jeu de la substitution déjà émergée et opérée dans l’Ancienne Alliance, et le radicalisant d’une manière absolue et définitive en ramenant le reste jusqu’à une figure individuelle.

Conclusion

Mt 1-2 déploie ainsi, en particulier à partir des arrière-fonds d’AT, un vaste horizon où se dessine une trajectoire précise de la figure du fils. Ce vocable, appliqué en ces chapitres exclusivement à Jésus, y connaît une sorte d’assomption en trois étapes — fils d’Israël, fils de la vierge, ‘mon fils’ — qui prolonge ainsi, au-delà du diptyque inaugural (Mt 1) redoublant Gn 1-2, le dévoilement de la radicale nouveauté à l’œuvre dans la filiation de l’enfant de Marie.

Cette nouveauté individuelle se révèle progressivement, à travers un faisceau d’indices convergents, être une nouveauté pour tous. Le fils unique, l’enfant qui seul échappe au massacre, laissant derrière lui Rachel-Israël en pleurs, ne prend toute la place qu’en prenant lui-même le nom filial d’Israël. Le nouvel exode – exil qu’il accomplit, par Joseph, en toute justice, c’est-à-dire dans une parfaite adéquation à l’appel divin, dans une parfaite obéissance aux paroles angéliques, ouvre une espérance nouvelle. En Jésus, en celui qui sauve, cet accomplissement vaut pour tout le peuple. La figure personnelle du véritable Israël accomplit en s’y substituant la figure collective d’Israël. La substitution à l’œuvre est ainsi à la fois remplacement et récapitulation car, comme le suggère la citation d’Osée, la nouveauté qui survient en Jésus est à la fois nouveauté finale, qui surgit après le péché et la désobéissance, pour en racheter l’homme, et nouveauté originelle, qui surgit avant le péché, au temps de la jeunesse et de l’obéissance. Ainsi, pour finir, le chrétien peut s’entendre appelé20 dans le nom du fils unique : Nazôréen.

Cet élargissement de la figure du fils unique occupe pleinement les deux chapitres inauguraux de l’évangile. Pourtant, une autre figure y surgit aussi, moins prégnante, mais néanmoins présente et, ainsi que le texte semble l’indiquer dans la ligne de la citation d’Isaïe, incontournable. C’est la figure de la vierge. Comme Jésus, le fils, elle apparaît d’abord comme figure individuelle, mais se laisse désigner — à la lumière du fils, par le jeu des Écritures — comme porteuse de la figure collective d’Israël. Cette extension de la substitution à la figure mariale vient sceller la valeur de ‘signe’ attribuée à la figure indissociable de la vierge et du fils, de la mère avec l’enfant21.

Notes de bas de page

  • 1 Cet article s’est élaboré dans la foulée d’un séminaire sur Matthieu suivi à l’Institut d’Études Théologiques (Bruxelles).

  • 2 Nous noterons désormais AT pour « Ancien Testament », NT pour « Nouveau Testament ».

  • 3 Le verbe accomplir apparaît quatre fois, dans les phrases introductives de quatre des cinq citations de l’AT.

  • 4 Toutefois, cette généalogie n’intervient que tardivement chez Luc. Comment celui-ci introduit-il la figure du Christ dans son Évangile ? Celle-ci n’est mentionnée explicitement que dans la scène de l’annonciation : « tu […] enfanteras un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut » (Lc 1,31s.). Cette dernière expression se laisse rapprocher du « Fils de Dieu » inaugural de Marc.

  • 5 Les figures féminines jouent un rôle positif, largement édifiant ; par contre, corollairement, les noms évincés de la succession davidique correspondent aux rois qui commettent l’iniquité, d’après 1-2 R et 1-2 Ch.

  • 6 Ce rapprochement, notons-le, est suggéré sans citation explicite de l’Écriture comme ce sera le cas au v. 23.

  • 7 La modification par Mt du texte de la LXX — on l’appellera au lieu de tu l’appelleras — est remarquable. Elle permet de maintenir la cohérence du récit et de manifester l’accomplissement.

  • 8 Cette phrase cite elle-même les Écritures au Ps 130,8 : « C’est lui [le Seigneur] qui rachètera Israël de toutes ses fautes ». En l’appliquant à Jésus, Mt place clairement ce dernier en posture divine. Il va faire ce que fait Yahvé. Cet exemple illustre bien l’une des manières dont l’AT donne une perspective profonde. Souvent, en effet, Jésus est présenté comme accomplissant des actions réservées à Dieu seul dans les Écritures. C’est le cas pour le pardon des fautes, ou pour tous les actes le jour du Sabbat. Si l’on cherche l’affirmation explicite de la divinité de Jésus – « Je suis Dieu » – on peut s’étonner d’un nombre limité d’indices. Alors que l’arrière-fond d’AT place très souvent Jésus en position divine. En ce sens, le Christ ne fait pas qu’accomplir des figures humaines de l’AT. Il les accomplit en les concentrant en sa personne, mais plus encore en les croisant, en lui, avec la ‘figure’ divine. Ici, Jésus est à la fois le fils promis de la vierge et Dieu qui sauve des péchés.

  • 9 Remarquons comment le récit matthéen inverse l’ordre mère-fils en fils-mère. Ainsi à « Marie, de qui fut engendré Jésus » (v. 16) succède au v. 18 « … Jésus Christ. Marie, sa mère … ». De même, après la triple mention « elle enfantera un fils » centrée sur la citation d’Is où l’on a explicitement l’ordre « la vierge – un fils », la figure maternelle passe au second plan dans l’épisode suivant — d’abord par le travail de la citation de Michée, puis par la description de la ‘vision’ des mages : « ils virent l’enfant avec Marie sa mère ». On trouve une inversion similaire chez Luc dans l’épisode de Jésus au Temple à douze ans, avec le couple « Jésus – parents » ; et chez Jean, à Cana, avec le couple « Jésus – sa mère ».

  • 10 Cf. v. 3 « Éphraïm », suivi de « ils n’ont pas compris » ; « nourrisson », v. 4 ; « mon peuple », v. 7, suivi de « ils marcheront » et « les fils viendront », v. 10.

  • 11 Mt 1,21 s’inspire du Ps 130,8 : « Il rachètera Israël de toutes ses fautes » et de Si 46,1 qui évoque le nom de Josué — et donc de Jésus : « lui qui, méritant bien son nom, se montra grand pour sauver les élus ».

  • 12 L’expression est de Bernanos qui l’emploie pour parler de Marie Immaculée.

  • 13 L’évocation de la mort en Jr 31,29-30 s’inscrit dans la révélation d’une rétribution personnelle qui, dans le contexte, apparaît comme une bonne nouvelle : elle impose une limite aux conséquences mortifères du péché.

  • 14 À vrai dire, il n’est pas explicitement question du père, et l’on pourrait penser tout autant que Dieu est présenté sous un jour maternel. Toutefois, les rapprochements avec Jr que nous allons voir, mais également avec des textes comme Dt 1,31s., invitent à voir de manière privilégiée derrière celui qui apprend à marcher à son enfant une figure masculine, paternelle. La figure paternelle apparaît donc ‘dominante’ sans être fermée ni exclusive …

  • 15 L’expression « vierge d’Israël (παρθενος Iσραηλ) » n’apparaît que cinq fois dans l’AT, dont trois dans le livre de Jérémie : en 18,13 et deux fois dans notre texte.

  • 16 Il est difficile de parler d’une figure individuelle au sujet de Rachel car, placée en son contexte exilique, elle a déjà valeur collective. Pour pouvoir parler de figure personnelle, il aurait fallu trouver une citation de l’histoire de Jacob mentionnant Rachel … (À cet égard, remarquons que l’on trouve en Gn l’écho exact des pleurs de Rachel : Jacob, apprenant la mort de son fils préféré, Joseph, pleure sur lui, et … refuse d’être consolé !).

  • 17 Cette idée est particulièrement présente dans le livre du Deutéronome. Cf. p. ex. Dt 27,2s. : « lorsque vous passerez le Jourdain pour vous rendre au pays que le Seigneur ton Dieu te donne … ».

  • 18 En arabe encore aujourd’hui : nousrani.

  • 19 Cf. « cet oracle du Seigneur par le prophète » en 1,22 et 2,15 ; « écrit par le prophète » en 2,5 ; « l’oracle du prophète Jérémie » en 2,17.

  • 20 Significativement, Mt utilise le même verbe – appeler – en cette citation finale que dans la citation d’Osée. Certes, dans la citation finale, le sens immédiat est celui de ‘nommer’, mais ce n’est que le sens premier …

  • 21 Ces éléments trop vite esquissés offrent les indices et les matériaux d’une véritable théologie mariale dans l’évangile matthéen.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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