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La formule de Lourdes : « Je suis l’Immaculée Conception »

Jean-Marie Hennaux s.j.
Nulle figure de style dans la formule de Lourdes : “Je suis l’Immaculée Conception”. Celle-ci est à prendre au pied de la lettre : Marie y révèle le mystère de son être : un acte continuel d’adéquation de sa liberté à la grâce originelle, toujours actuelle, de son immaculée conception. Confirmation de ce que laissait entendre déjà la Bulle “Ineffabilis Deus” de 1854.

Cette année 2008 est pour Lourdes une année jubilaire : on y célèbre le 150e anniversaire des apparitions. En prévision de ce jubilé, Monseigneur Jacques Perrier, évêque de Tarbes-Lourdes, écrivait : « Au centre du message de Lourdes se trouve la parole énigmatique de la Dame à Bernadette : “Je suis l’Immaculée Conception”. Phrase si étrange qu’elle convertit l’abbé Peyramale ! Parole très originale dans l’histoire des apparitions mariales »1.

Nous nous proposons dans les pages qui suivent, de réfléchir à nouveau sur « la parole énigmatique de la Dame à Bernadette » et d’expliciter, autant que nous le pouvons, la plénitude de sens qu’elle contient.

Rappelons d’abord les faits.

I L’apparition du 25 mars 18582

Le 25 mars 1858, en la fête de l’Annonciation, Bernadette demande « qui elle est » à la belle Dame qu’elle voit — c’est la seizième apparition — et elle reçoit cette réponse : « Je suis l’Immaculée Conception ». La Dame s’est exprimée en dialecte bigourdan3, mais Bernadette ne comprend pas le sens des mots. Pour ne pas les oublier et les transmettre fidèlement au curé Peyramale, elle va les répéter sans arrêt sur le chemin qui la conduit de la Grotte au presbytère.

Laissons la parole à Bernadette elle-même dans un récit autographe qu’elle écrivit en 1866 : « Je lui ai demandé pendant quinze jours qui elle était, mais elle ne répondait à ma demande que par un gracieux sourire. Après les quinze jours, je lui ai demandé de nouveau pendant trois fois de suite, elle souriait toujours. Enfin, je me hasardai une quatrième fois et ce fut alors qu’elle me dit en joignant les mains à la hauteur de la poitrine qu’elle était l’Immaculée Conception. Ce sont les dernières paroles qu’elle m’a adressées »4.

Laurentin commente ainsi l’entrevue du curé et de la voyante : « L’abbé Peyramale accueille mal le message. Il contre Bernadette avec violence : “Tu mens, cette dame n’a pas pu te dire cela”, et la renvoie brusquement, mais c’est pour cacher une émotion qui monte en larmes. Il rentre dans sa chambre bouleversé, et un peu dérouté par l’étrangeté de cette phrase où la Vierge, par une audacieuse figure de style, se désigne sous le nom abstrait de son premier privilège : Je suis l’Immaculée Conception »5.

Dans son ouvrage conclusif Les Apparitions de Lourdes, — qui fait suite à sa monumentale édition des Documents authentiques et de l’Histoire authentique — l’abbé Laurentin décrit la réaction de M. Peyramale à la mystérieuse définition d’elle-même donnée par la Dame : « Il bat le rappel de sa théologie, les articles lus il y a quatre ans, lors de la définition du dogme, ses sermons du 8 décembre : voyons, la Vierge est conçue sans péché … sa conception est immaculée … Mais comment peut-on dire qu’elle est sa conception ? … Mais si son esprit s’agite, son cœur est sorti du doute. Plus les choses se décantent, plus il pense : cette petite n’a pas pu inventer cela. Tel quel, cela doit avoir un sens. Il bat le rappel des figures de rhétorique apprises au séminaire : “c’est la blancheur même”, pour dire “c’est très blanc “, comment donc cela s’appelle-t-il ? Et comment cela peut-il s’appliquer à un objet théologique si spécieux ? Peu à peu la lumière suit cette chaleureuse adhésion du cœur, qui fut pour lui avant tout calcul, le premier mouvement »6.

II La réception de la définition “Je suis l’Immaculée Conception”

La phrase par laquelle la Vierge Marie s’est définie à Lourdes est extrêmement simple et brève. “Je suis l’Immaculée Conception” : un pronom personnel, le verbe être, un article défini, un adjectif, un substantif. Plus simplement encore : le sujet, l’attribut, le verbe qui les identifie. Ces cinq mots, ces trois éléments, constituent ce que nous avons appelé la formule de Lourdes.

Cette formule déconcerta. Non seulement le curé Peyramale, comme nous venons de le voir, mais aussi beaucoup d’autres. À preuve, un bon nombre de témoins n’arrivent pas à la reproduire exactement, alors que Bernadette, au cours des nombreux interrogatoires qu’elle a subis, n’a jamais varié à ce sujet. L’authenticité des paroles de Marie est indiscutable.

Dans les relations de l’époque, nous trouvons : “Je suis la Vierge de l’Immaculée Conception”7 ; “Je suis la Mère de Dieu, l’Immaculée Conception”8 ; “Je m’appelle Marie Immaculée”9 ; “Marie de l’Immaculée Conception”10 ; “Je suis Marie, l’Immaculée Conception”11 ; “Je suis Marie Immaculée”12 ; “La bienheureuse Vierge de l’Immaculée Conception”13.

Le Procureur impérial Dutour, en son rapport du 14 avril 1858, rapporte avec exactitude les paroles de la Vierge, mais il sent le besoin d’en fournir une explication : « Il a été permis … d’annoncer que la Vierge que Bernarde (sic) n’avait encore désignée que par le mot aquero (cela) s’est enfin nommée, qu’elle a dit : “Je suis l’Immaculée Conception”. En empruntant ces noms au dogme récemment promulgué par un procédé de rhétorique un peu hardie, la Vierge a voulu certainement rattacher à la grotte le respect et les vives sympathies avec lesquels le dogme a été accueilli par la catholicité entière »14.

Louis Veuillot, dans son premier article de L’Univers sur Lourdes (28 août 1858), manifeste un certain embarras : « … elle dit qu’elle était Marie Immaculée, ou plutôt, pour employer les expressions mêmes de Bernadette, l’Immaculée Conception »15.

III “L’Immaculée Conception” : un nom abstrait

Nous l’avons vu : en un premier temps, l’Abbé Laurentin croit discerner la difficulté de réception des paroles de Marie dans le fait qu’elle « se désigne sous le nom abstrait de son premier privilège ». On le comprend : la conception de Marie, conception au sens passif, est un événement historique du passé. Jointe au verbe être conjugué au présent, l’expression abstraite semble l’arracher au temps, à l’histoire, lui conférer une sorte d’intemporalité ou de supra-temporalité16.

Pour situer la difficulté et commencer d’y répondre, il ne sera pas inutile de nous reporter à la Bulle “Ineffabilis Deus” du 8 décembre 1854 où le Pape Pie IX a défini le dogme de l’Immaculée Conception.

Il faut tout d’abord remarquer que la définition au sens strict ne contient pas les mots “Immaculée Conception”. Voici comment elle s’exprime : « Nous définissons … que la bienheureuse Vierge Marie a été dans le premier instant de sa Conception, par une grâce singulière de Dieu et par privilège, en vue des mérites de Jésus-Christ sauveur du genre humain, préservée de toute souillure du péché originel ».

Ailleurs, la Bulle utilise l’expression “l’Immaculée Conception”, mais elle la fait suivre habituellement d’un complément déterminatif d’appartenance : “l’I. C. de la Vierge Marie, de la Mère de Dieu, etc.” (22 x). Parfois l’expression est elle-même complément déterminatif : “sous le titre de l’I. C.” (2 x), “un Office propre de l’I. C.” (1 x), “la doctrine de l’I. C.” (5 x), “en l’honneur de l’I. C.” (1 x). Jamais elle n’est le sujet d’un verbe. Si quelques manières de parler peuvent laisser croire que la Bulle désigne par elle la personne de la Vierge Marie, c’est extrêmement rare17.

La Bulle de Pie IX est sans doute un bon témoin de l’usage de l’expression “Immaculée Conception” à l’époque18.

Une autre référence s’offrait aux contemporains de Bernadette pour comprendre les apparitions de Lourdes et la définition que Marie y avait donnée d’elle-même : les événements de la rue du Bac.

En 1832, à la demande de sainte Catherine Labouré, les premiers exemplaires de la “médaille miraculeuse” furent gravés. Plusieurs millions de ces médailles furent bientôt diffusées. Dans sa vision, Catherine avait vu la Sainte Vierge « telle qu’elle est ordinairement représentée sous le titre d’Immaculée Conception »19 et elle avait lu, autour de l’Apparition, en vue de la médaille à frapper, l’invocation suivante : Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. En 1858, l’image de la médaille miraculeuse et son invocation étaient présentes dans bien des mémoires chrétiennes.

Mais il faut noter que la médaille miraculeuse n’utilise pas le mot abstrait “conception”. C’est le participe passé : “conçue sans péché” que nous rencontrons, en apposition au nom de Marie.

Ces quelques sondages étant faits, nous pouvons lire une conclusion de l’Abbé Laurentin, conclusion que nous ne partageons pas totalement : « Ce qui était neuf, non seulement pour Bernadette, mais pour l’entourage, ce n’étaient pas les mots20 mais la tournure employée par la Vierge. Non seulement cette manière de parler était neuve, mais elle était déroutante par sa structure même. On disait Marie est conçue sans péché, on parlait de sa conception immaculée. Jamais on ne disait, jamais on n’aurait songé à dire qu’elle est l’Immaculée Conception. De fait, en rigueur de terme, la Vierge n’est pas sa conception, comme elle n’est pas sa nativité, ou son assomption, bien qu’il y ait des fêtes de ce nom »21.

IV “L’Immaculée Conception” : un superlatif

Finalement, comment Laurentin interprète-t-il les paroles de Marie à Lourdes en sa seizième apparition ? « À la lettre, la Vierge n’est pas sa conception … Non, il ne s’agit pas là d’une formule rigoureuse … Nous avons affaire à une de ces figures de style qui font partie de tout langage humain. Cette façon d’identifier un sujet concret à une qualité abstraite a valeur de superlatif … Ainsi dit-on d’une étoffe très blanche : c’est la blancheur même, d’une personne gracieuse, c’est la grâce personnifiée … Le ressort de cette figure de style tient en ceci : telle personne réalise parfaitement l’essence de cette qualité, et, à la limite, l’épuise … C’est selon le même principe que Saint-Cyran appelait audacieusement Marie “l’Idée du prêtre” pour signifier qu’elle avait toute l’excellence du sacerdoce. L’application au cas de l’Immaculée Conception se comprend dans cette ligne : Je suis celle qui réalise parfaitement l’essence de la conception immaculée, absolument immaculée : je puis être en quelque manière, définie par ce privilège originel, dans lequel tout le don de Dieu est en gage »22.

Cette interprétation est celle de nombreux auteurs, antérieurs ou postérieurs à Laurentin. Nous la retrouvons par exemple sous la plume du Père Johann G. Roten dans le livre Je suis l’Immaculée déjà cité : « Il faut entendre cette formule selon l’acception poétique courante, où la désignation d’une personne par un terme abstrait, caractérisant sa qualité essentielle, prend valeur de superlatif. La poésie, ou, tout simplement le langage populaire, fait désigner une personne par son trait le plus marquant : c’est la bonté même, c’est la pureté même »23.

L’objection que l’on peut faire à cette explication, c’est que le concept d’ “immaculée conception” ne représente pas une “qualité”. L’interprétation s’appuie en réalité davantage sur l’adjectif (immaculée) que sur le substantif (conception). Elle met en lumière l’ “immaculéïté”, si l’on peut dire, plutôt que la “conception”, qui fait référence non à une qualité, à une essence, mais à un événement, à un moment de l’histoire. Or tout le problème ne vient-il pas de là ? « La Vierge n’est pas sa conception, comme elle n’est pas sa nativité », disait Laurentin.

V Une synecdoque ?

L’interprétation de Laurentin suppose qu’il voit dans la formule de Lourdes une synecdoque, cette figure de style qui, entre autres possibilités, exprime le tout par la partie24, ici la personne de Marie (“Je”) par son premier moment d’existence ou par son “privilège originel”. L’élément partiel est amplifié par l’abstraction du concept (“immaculée conception”) et par l’adjonction du “je suis” qui signifie que la personne de Marie “réalise parfaitement l’essence” représentée par ce concept25.

Selon cette interprétation, le verbe “être” n’a qu’une fonction logique26. Elle est double : d’une part, le verbe être a le rôle copulatif de relier le sujet et l’attribut, de les identifier logiquement, et d’autre part, il porte le poids principal de la “figuration”, de l’amplification (jusqu’au “superlatif”), de l’exagération. Car, en réalité, — Laurentin y a insisté — Marie « n’est pas sa conception » !

Beaucoup d’auteurs présentent, avec des nuances, une interprétation semblable. En celles-ci, le “je suis” de la formule reçoit toujours un sens faible, celui, assez extérieur, d’une auto-désignation (« Je suis celle qui fus conçue sans péché. Je suis celle que le Pape a définie comme Immaculée Conception », etc.). Alors que la formule de Lourdes doit s’entendre, nous semble-t-il, non d’abord dans le registre de l’auto-désignation, mais dans celui, très différent, de l’auto-révélation. Pour le comprendre, nous devons nous rendre attentifs à l’expérience vécue de Bernadette.

VI “Je suis” : une auto-révélation

C’est à l’instigation de l’Abbé Peyramale que Bernadette demande à la vision son nom. Mais à celui qui lit le récit des apparitions, il apparaît clairement que cette question devient celle de Bernadette elle-même. La Dame agit de telle sorte qu’il en soit ainsi.

Selon nous, dès la première apparition, Bernadette est intuitivement persuadée que la Dame qu’elle a vue est la Vierge Immaculée. Le soir, en récitant l’invocation : “Ô Marie conçue sans péché”, elle ne peut s’empêcher de pleurer27. La Dame porte un chapelet qu’elle égrène, mais sans remuer les lèvres. Bernadette comprend qu’elle est invitée à réciter son chapelet, mais que la Dame ne se prie pas elle-même. Elle entre dans chacune des apparitions en disant des “Je vous salue, Marie”. Mais Bernadette est extrêmement prudente28. D’où son “exorcisme” lors de la deuxième apparition, ses manières de parler : la “Dame”, Aquero (cela), etc.

C’est à la troisième apparition, le 18 février, que Bernadette demande son nom à la jeune Dame. Elle ne peut douter que sa question est accueillie, prise en considération, car il y est répondu par un beau sourire, mais ce n’est que plus d’un mois plus tard que Marie dira son nom. Entretemps, Bernadette n’a cessé de répéter inlassablement sa question. Marie a laissé celle-ci se creuser au cœur de sa messagère.

Même le 25 mars, Marie laisse Bernadette poser quatre fois sa question avant d’enfin y répondre par une parole. Dans sa belle étude sur l’ “ordonnance des apparitions”, Laurentin a bien montré comment cette seizième apparition constitue le sommet, le couronnement : « La dame attendait la fête de l’Annonciation — 25 mars 1858 — pour révéler le secret qui donnait sens et poids au reste des apparitions : Je suis l’Immaculée Conception »29 ; cette parole est « la conclusion que la Vierge a laissé attendre trois semaines après la fin de la quinzaine (18 février – 4 mars) »30 ; « après avoir révélé son nom », Marie « laisse la voyante savourer en connaissance de cause »31. Les paroles “Je suis l’Immaculée Conception” sont les dernières que l’Apparition a laissées à Bernadette.

On a remarqué que dans les apparitions, les temps d’échange de paroles sont brefs en comparaison du temps de vision. Peu de paroles. Beaucoup de silence. Que se passe-t-il pendant ces longs temps de silence ? Une personne se révèle à une autre personne32.

La connaissance interpersonnelle est chose extraordinaire. Pour que je puisse connaître une personne — d’une connaissance profonde s’entend, non d’une connaissance seulement extérieure — il faut que cette personne veuille bien se révéler à moi. La personne est de l’ordre du secret et pour la vraiment connaître, il faut qu’elle se fasse connaître. Il faut qu’elle me fasse confidence d’elle-même.

C’est ce qui se passe entre Marie et Bernadette durant les apparitions.

Celles-ci se déroulent comme une auto-phanie, une auto-révélation de Marie à son témoin, à sa messagère. Il s’agit d’une confidence particulière — le fait que cette confidence doive être révélée au monde ne change rien à l’affaire —, qui comporte d’ailleurs des “secrets” que Bernadette ne peut dire à personne. Bernadette a été choisie pour recevoir cette auto-révélation, qui ne peut se faire que de personne à personne.

Dans son apparition Marie veut livrer quelque chose du mystère de son être. Elle conduit l’enfant vers la révélation du 25 mars. La question de Bernadette s’est approfondie : de simple demande d’identification (liée d’ailleurs au manque de foi provisoire de l’Abbé Peyramale, ce à quoi la Vierge ne pouvait répondre que par un sourire miséricordieux) elle est devenue une demande de révélation du “nom” : « Je crois savoir qui vous êtes, mais confirmez-moi. Dites-moi sous quel nom vous désirez vous révéler ici ».

La révélation reçue par Bernadette est tout autant intérieure qu’extérieure. Cor ad cor loquitur33.

Quand, dans une rencontre interpersonnelle d’amour, une personne répond au désir d’une autre de connaître son être profond et se révèle à elle en utilisant la formule “je suis”, on ne peut entendre ces derniers mots en un sens banal. Le “je suis” de Marie à Lourdes n’est pas de simple désignation, d’identification tout extérieure. Il s’agit d’une révélation personnelle.

Marie parle en première personne et le verbe qu’elle emploie montre qu’elle veut révéler son “être”. C’est à bon droit que plusieurs auteurs, en particulier saint Maximilien Kolbe, ont rapproché la formule de Lourdes de la formule utilisée par le Seigneur à l’Horeb. Il y a, bien sûr, un abîme entre les Personnes divines et les personnes humaines, mais, phénoménologiquement, les deux formules sont comparables et appartiennent au même registre : celui d’une auto-révélation à l’intérieur d’une relation d’alliance.

La personne qui se révèle en utilisant la formule “je suis” précédant un attribut, révèle à une autre le mystère de son être, le mystère de cette coïncidence avec soi-même qui nous constitue comme personnes.

La parole d’auto-révélation “je suis” est plus que toute autre performative. Dans un contexte d’amour, elle produit dans le cœur de l’autre sa révélation.

À Lourdes, Marie a ainsi introduit Bernadette dans le mystère de son “je suis”, dans le mystère de sa personne. Il nous reste à essayer de préciser la relation du “je suis” à l’attribut : “l’Immaculée Conception”.

VII “Je suis” : un acte d’adéquation

On nous a parlé, à propos de la formule de Lourdes, de “figure de rhétorique hardie”, de “figure de style”. Et si cette formule ne contenait aucune figure de style ? Si elle disait simplement ce qu’elle dit ?

Toute figure implique un détour, un passage par “autre chose”. Or le “je suis” initial, qui exprime l’identité, exclut d’emblée, semble-t-il, toute idée de parler métaphorique.

Reprenons les mots.

L’expression “l’Immaculée Conception” renvoie à la conception de Marie par ses parents, mais, plus originairement encore, à l’Action créatrice et rédemptrice de Dieu. Comme toute créature humaine, Marie n’est conçue que par l’intervention d’un acte créateur de Dieu, mais en ce même acte Dieu la sauve et la divinise ; non seulement Il la préserve du péché originel en vertu de la Croix (aspect négatif de l’action divine), mais Il la crée dans la grâce (aspect positif) ; Il lui donne son “moi” de grâce, son visage éternel de sainteté.

De même que l’acte créateur de Dieu ne se limite pas au premier moment d’existence de Marie, mais est toujours actuel, — contemporain qu’il est de tous les instants de sa vie terrestre et de sa vie éternelle —, de même son acte sauveur et divinisateur. L’Immaculée Conception de Marie n’est pas seulement un événement passé de l’histoire, c’est une grâce qui, pour Marie et pour nous, jaillit continuellement de l’éternité divine ; si on considère la conception immaculée de Marie en tant que grâce, on en saisit la pleine actualité ; c’est seulement si on la regarde dans sa nue facticité historique que l’on s’étonnera d’entendre Marie la conjuguer au présent.

La conception de Marie, son premier instant d’existence — instant dans lequel elle est créée, sauvée, divinisée — symbolise34 d’une manière éclatante la priorité absolue de l’Amour divin (créateur, sauveur, divinisateur) dans l’existence de Marie. Dire “Je suis l’Immaculée Conception”, c’est confesser cette priorité absolue et une passivité totale par rapport à elle : « Je ne suis ce que je suis que par la grâce de Dieu. Je n’ai d’existence que par son Amour absolument gratuit et miséricordieux » (Marie est une sauvée).

Mais cette passivité totale par rapport à l’Amour premier, Marie est appelée à y consentir activement et librement. Elle est appelée à faire pleinement sien le don divin, à s’identifier à lui de toute sa liberté et à devenir ainsi elle-même : celle qu’elle est de toute éternité dans la pensée et dans la volonté divines. En d’autres mots : elle a à vivre de la grâce de son immaculée conception. Plus précisément : elle a à obéir à cette grâce. Telle sera l’affaire de toute sa vie, de chaque instant de son existence : s’égaler à la grâce de son origine. Ce qui signifie un accueil continuel, sans faille, sans défaillance, de l’Amour divin, en chaque moment du temps. Marie ratifie sans cesse par son accueil, son obéissance, le don en retour de son amour, la grâce première qui la constitue.

C’est ainsi que l’ “Immaculée Conception” est devenue comme le chiffre de toute la vie de Marie. Le premier Instant de son existence symbolise parfaitement la totalité de cette existence, car tout au long de celle-ci, elle n’a cessé de l’actualiser. Il détermine chaque point de son histoire. Il la définit. Il structure et affecte la totalité de sa vie.

L’agir de Marie exprime sans distance son acte d’être, et son acte d’être, c’est indissolublement d’être créée dans la grâce et de consentir de toute sa liberté à sa création dans la grâce.

La formule de Lourdes nous révèle que l’être de Marie (“Je suis”) consiste en une adéquation permanente d’elle-même, — adéquation volontaire et pleinement libre — à son origine. Le verbe être y a toute sa force d’acte : « Je suis, j’exerce pleinement, la grâce de ma conception immaculée ».

Le mot abstrait “conception”, accolé à “je suis”, déroute tout d’abord. En effet, alors qu’il évoque à première vue un événement ponctuel, il exprime par sa nature de substantif abstrait et par son adjonction au présent du verbe être, une stabilité, un état, une propriété permanente et inaltérable. À partir de ce qui vient d’être dit, on comprend peut-être mieux en quel sens il faut entendre cette permanence. Il s’agit d’une permanence active, dynamique, la permanence d’un premier moment, jamais totalement passé, mais au contraire toujours plus originant, toujours plus vrai, toujours plus actuel, parce que toujours plus accueilli.

Quand une personne répond à la question : « Qui êtes-vous ? Quel est votre nom ? » et utilise pour cela une formule en “je suis”, on ne peut — répétons-le — comprendre l’attribut par lequel elle se définit comme quelque chose d’accidentel. On doit l’entendre au contraire comme quelque chose d’essentiel à son être lui-même ; la personne veut manifestement révéler quelque chose de son essence, de son mystère le plus profond. D’autre part, on ne peut, dans une telle formule, recevoir le verbe être, conjugué à la première personne, en un sens faible, simplement logique et copulatif ; la personne s’engage en un tel verbe, elle dit l’acte qui la constitue.

On voit en quoi la formule de Lourdes va plus loin que celle de la médaille miraculeuse : “Ô Marie, conçue sans péché …”. En celle-ci, nous avons affaire à une apposition : deux éléments sont simplement juxtaposés, dont on sait seulement qu’ils coexistent. Mais dans une apposition, le rapport des deux éléments n’est pas précisé et il n’y a pas nécessairement identité entre eux. Or, c’est une telle identité qui nous est révélée à Lourdes : Marie s’identifie purement et simplement à la grâce de son immaculée conception35. Tout mystère n’est pas enlevé par là, au contraire ! Nous sommes plutôt mis en présence du “mystère” de la personne de Marie …

Si la formule de Lourdes affirme que l’être de Marie consiste en un acte d’adéquation parfaite et continuelle d’elle-même à la grâce de son immaculée conception, elle implique l’absence en Marie, non seulement du péché originel, mais aussi de tout péché personnel, de tout écart par rapport à la volonté aimante de Dieu. Cette perspective est-elle conforme à la Bulle “Ineffabilis Deus” ?

VIII La formule de Lourdes et la Bulle “Ineffabilis Deus”

Nous l’avons rappelé, la définition de 1854 affirme seulement que « Marie a été dans le premier instant de sa Conception … préservée de toute souillure du péché originel ».

Mais dans les autres paragraphes, la Bulle va beaucoup plus loin : « Marie a remporté sur l’antique serpent le triomphe le plus complet » ; « elle n’a jamais été souillée d’aucune tache » ; « elle n’a jamais encouru aucune malédiction » ; « elle n’a jamais été privée de l’éclat de la sainteté » ; elle est « l’innocence même … parfaitement pure, toujours Immaculée » ; les Docteurs ont parlé d’elle comme d’« une terre tout à fait neuve, virginale, intacte, sans souillure, toujours bénie » ; ils ont enseigné que « toutes les fois qu’il s’agissait de péché, il ne doit aucunement être question de la Sainte Vierge qui a reçu une surabondance de grâce pour triompher en tout sens du péché » ; ils ont déclaré « qu’elle a toujours été en communication avec Dieu, toujours unie à lui par une alliance éternelle ».

On peut le constater : la Bulle “Ineffabilis Deus” ne craint pas d’affirmer que l’immaculée conception de Marie a eu pour conséquence l’absence en elle de tout péché personnel.

À Lourdes, Marie n’a rien dit d’autre ni de plus que ce que l’Église avait dit, mais c’est tout autre chose, nous semble-t-il, d’entendre une vérité dogmatique à travers la prédication ou le magistère de l’Église, et de la recevoir de Marie elle-même, comme une auto-révélation en première personne, par la médiation de Bernadette …

Notes de bas de page

  • 1 Dans Je suis l’Immaculée, Colloque organisé par les sanctuaires Notre-Dame de Lourdes et la Société Française d’Études Mariales, présenté par Mgr J. Perrier, Paris, Parole et Silence, 2006, p. 5.

  • 2 Notre article doit beaucoup aux travaux de R. Laurentin. Principalement : Sens de Lourdes, Paris, Lethielleux, 1955 (cité ici LSL) ; Id., Lourdes. Documents authentiques, 6 t., Paris, Lethielleux, 1957-1961, avec à partir du t. 3 la collaboration de Dom B. Billet ; à partir du t. 5 avec en plus la collaboration de Dom P. Galland (cité LDA) ; Id., Lourdes. Histoire authentique, 6 t., Paris, Lethielleux, 1961-1964 (cité LHA) ; Id., Les Apparitions de Lourdes, Paris, Lethielleux, 1966 (cité LAL).

  • 3 Dans LSL, p. 132, Laurentin croit pouvoir écrire : « Les paroles originales sont certainement :

    Que soy era Immaculade Conceptiou Je suis l’Immaculée Conception ».
    On note le parallélisme parfait entre la phrase en dialecte et sa traduction française. Les éléments grammaticaux se correspondent terme à terme. Pour plus de précision, on verra LHA, VI, p. 98-99. Il y a des variantes pour l’adjectif : Immaculado, Immaculada, Immaculée. Elles ne changent rien au sens. Laurentin opte finalement pour Immaculada (cf. LAL, p. 225-229).

  • 4 Dans Ravier A., Les écrits de sainte Bernadette et sa voie spirituelle, nouv. édition revue et augmentée, Paris, Lethielleux, 1980, p. 93.

  • 5 LDA, I, p. 282. Le 7 avril, M. de Rasséguier, représentant des Basses-Pyrénées, interroge longuement Bernadette. Laurentin écrit à ce propos : « Une seule chose l’embarrasse : c’est que la Vierge se désigne sous le mot abstrait de “conception” » (LDA, II, p. 141). Ce commentaire n’est pas parfaitement exact. Il s’appuie sur les lignes suivantes d’une lettre de Peyramale à son évêque : « Une seule chose a embarrassé M. de Rasséguier, c’est que Bernadette fait dire à la vision, interrogée pour savoir qui elle était : “Je suis l’Immaculée Conception” » (LDA, II, p. 155).L’inattention au “Je suis” n’est pas anodine. Laurentin le remarquera bientôt. Peyramale continue : « J’avais moi-même remarqué cette circonstance, et dans mon rapport du 25 mars en vous transmettant cette réponse, je l’avais soulignée pour appeler votre attention sur cette particularité » (ibid.).

  • 6 LAL, p. 227 et p. 229.

  • 7 LDA, I, p. 285. Laurentin commente : « La forme aberrante qu’elle (il s’agit de Melle Dufo) emploie est intéressante. Elle manifeste que la formule employée par Bernadette était insolite. Elle a déconcerté les plus anciens témoins qui en donnent le plus souvent des leçons facilitantes » (ibid.).

  • 8 LDA, II, p. 149 : « Nous avons déjà expliqué pourquoi nombre de témoins éprouvent le besoin de gloser cette formule abrupte » (id.).

  • 9 LDA, II, p. 241 : « La Vierge dit : “Je suis l’Immaculée Conception”. Mais cette formule abrupte, audacieuse, et inusitée (avec le verbe être) a déconcerté les premiers auditeurs » (ibid.).

  • 10 LDA, II, p. 285.

  • 11 LDA, III, p. 326.

  • 12 LDA, V, p. 183.

  • 13 LDA, V, p. 282.

  • 14 LDA, II, p. 174-175.

  • 15 LDA, IV, p. 91.

  • 16 De plus, le syntagme “immaculée conception” est par lui-même un universel. L’article défini « l’ » le rend à son unicité, à sa singularité.

  • 17 Faisons remarquer dès maintenant qu’il y a une grande différence entre “désigner quelqu’un” et “se désigner soi-même”.

  • 18 Une note du Père H. Du Manoir nous apprend que la Bulle avait été publiée en français par la librairie d’Adrien Le Clerc et Cie à Paris dès 1855 (dans Maria, Études sur la Vierge Marie, t. III, Paris, Beauchesne, 1954, p. 764). C’est cette traduction, publiée dans Maria, que nous avons utilisée.

  • 19 Laurentin R., Vie de Catherine Labouré, Paris, DDB, 1980, p. 61.

  • 20 En réalité, les mots “Immaculée Conception” avaient déjà été utilisés parfois, fût-ce assez rarement, pour désigner la personne de Marie.

  • 21 LHA, VI, p. 103.

  • 22 LHA, VI, p. 104-105.

  • 23 Dans Je suis l’Immaculée (cité supra n. 1), p. 125. L’auteur ajoute une suggestion dont nous tirerons parti plus loin : « Dire que Marie est l’Immaculée Conception, c’est dire qu’elle se définit par le don de Dieu, par la gratia sola, dès l’origine. Et qu’en elle tout est grâce, par pure miséricorde de Dieu ».

  • 24 Sur la synecdoque, on peut voir Fontanier P., Les figures du discours, intr. G. Genette, Paris, Flammarion, 1977, p. 87-97.

  • 25 Selon les catégories thomistes, nous pourrions dire que l’on se situe ainsi au plan de l’essence, et non au plan de l’acte d’exister.

  • 26 Nous distinguons “fonction logique” et “signification existentielle” du verbe être. Nous exploiterons cette dernière plus loin.

  • 27 Selon le témoignage (très sûr d’après Laurentin) d’un avocat de Lyon (fin juillet 1858) : cf. LDA, III, p. 237.

  • 28 Sur la prudence de Bernadette, voir Ravier A., Les écrits … (cité supra n. 4), p. 119-120.

  • 29 LSL, p. 49.

  • 30 LSL, p. 36.

  • 31 Ibid.

  • 32 En tête du “Journal dédié à la Reine du ciel”, écrit par Bernadette au mois de mai 1866, nous pouvons lire : « Que mon âme était heureuse, ô Bonne Mère, quand j’avais le bonheur de vous contempler ! Que j’aime à me rappeler ces doux moments passés sous vos yeux pleins de bonté et de miséricorde pour nous » (dans Ravier A., Les écrits … [cité supra n. 4], p. 187).

  • 33 « Un prêtre lui demanda si elle entendait directement la voix de la Sainte Vierge : Oh très bien ; seulement il me semble que le son de sa voix ne passe pas par les oreilles, mais par ici. Elle porta la main sur son cœur » (LSL, p. 43). Cette parole se rapporte à l’ensemble des apparitions.Pour l’apparition du 25 mars, Bernadette a été appelée à la Grotte, après 3 semaines sans apparition, par un appel intérieur.

  • 34 Le “symbole” n’est pas pour nous une “figure du discours”. Il est une dimension de la réalité. Toute ontologie est symbolique.

  • 35 Dans un jugement qui relie un sujet et un attribut par l’intermédiaire du verbe être et où celui-ci n’est pas simple copule, c’est l’unité la plus étroite qui est affirmée entre le sujet et l’attribut.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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