Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

La laïcité : Kant ou Hegel, concept de la raison pure ou idée de la raison historique ?

Didier Gonneaud
L’anniversaire des lois françaises de 1905 montre à quel point reste vif le débat sur la laïcité, et combien il reste difficile pour les Églises de penser ce débat en lui-même et pas seulement en fonction de ses répercussions religieuses. Pour aider à cette objectivation du débat, deux mises en perspective font saisir l’instabilité théorique d’une laïcité divisée entre concept de la raison pure et idée de la raison historique. Ces deux perspectives se croisent autour d’une crise de la citoyenneté : c’est sans doute par rapport à cette crise qu’il revient aujourd’hui à la tradition chrétienne de recevoir théologiquement la question de la laïcité.

Le centenaire de la loi de décembre 1905 relance en France le débat sur la laïcité. Dans un livre qui vient de connaître un inquiétant succès1, Michel Onfray se fait le champion d’un refus catégorique : pour rester cohérente, la laïcité doit rompre avec le relativisme, s’opposer à tout pluralisme et se constituer en athéisme absolu. À l’inverse, Nicolas Sarkozy2 estime urgent de renégocier le cadre de la laïcité : il faut rendre la République plus efficace à l’égard de nouveaux dangers religieux inconnus en 1905.

Ce débat concerne directement les religions, leur place dans la société, voire la légalité de leur existence3. Le risque est alors de percevoir les questions liées à la laïcité uniquement à travers le prisme de leurs répercussions sur l’organisation et la marge d’action des religions. Déjà en 1905, de terribles malentendus sont nés de cette difficulté à percevoir pour elles-mêmes les transformations de la société française. Que se passe-t-il donc autour de la laïcité en ce moment ? Faut-il analyser de nouvelles et subreptices man œuvres contre les religions ? Ou bien faut-il commencer par repérer des évolutions complexes, significatives sur des durées longues et lentes, mettant en jeu des principes théoriques fondamentaux ?

L’hypothèse de départ de cet article est qu’il y a dans la notion de laïcité une instabilité théorique qui explique la difficulté à concrétiser historiquement des éléments contradictoires. Pour clarifier cette instabilité, je propose deux schémas interprétatifs : la laïcité comme concept de la raison pure d’une part, la laïcité comme idée de la raison historique d’autre part. On reconnaîtra dans ce clivage les deux systématisations dont l’opposition domine la pensée idéaliste allemande : Kant et Hegel. Il ne s’agit évidemment pas d’étudier anachroniquement la notion de laïcité chez Kant et Hegel. L’hypothèse d’un État constitutionnellement laïc, libre de toute détermination religieuse, est en pleine maturation au XVIIIe siècle : mais cette maturation, telle qu’elle s’élucide théoriquement chez deux penseurs contemporains de la Révolution française, fait saisir sur le vif, dans son origine spéculative, la signification objective de la laïcité.

I Un concept de la raison pure ?

La pensée de Kant gravite autour de la notion d’émancipation, qui permet de réfléchir à la fois sur les crises politiques et les évolutions philosophiques de son époque. La raison est principe de liberté : là où on la laisse être elle-même, la raison affirme l’homme comme sujet autonome. La dignité de l’homme vient de ce que la loi rationnelle ne lui est pas prescrite de l’extérieur, mais de l’intérieur. La première émancipation à réaliser est donc philosophique : si l’homme n’est pas philosophiquement libre, l’indépendance de l’État ne peut se réaliser.

À partir de ce centre philosophique, un projet d’émancipation s’engage en deux directions : la pédagogie d’une part, la morale d’autre part. Il y a là, comme en son germe, le programme dont les lois de 1905 sont en France une étape fondamentale.

À plusieurs reprises, les cours universitaires de Kant abordent la question de l’éducation. Comment un enfant peut-il, à partir de la tutelle exercée sur lui par ceux qui assurent son éducation, être éveillé à l’autonomie de la raison qui fera de lui un esprit libre et un sujet responsable ?

Si on en croit l’édition des cours où Kant étudie ces questions, l’État n’assume aucun rôle directement éducatif. De même que l’idée d’un État séparé de la religion n’est pas encore mûre chez Kant, l’idée d’un État qui garantirait la rationalité de l’éducation n’est pas non plus mise en perspective. En matière scolaire, il revient seulement à l’État de soutenir financièrement les expériences pédagogiques nécessaires pour rénover un système éducatif inadapté parce qu’impuissant à développer dans l’esprit des enfants l’autorité intérieure de la raison. Ce n’est donc pas en direction d’un rapport entre l’État et l’école que Kant cherche une voie pour assurer la rationalité de l’éducation. Il ne se pose pas les questions devenues brûlantes avec la Révolution française : à qui revient en premier lieu la responsabilité d’éduquer ? Est-ce à la famille ? À la société ? Comment se coordonnent droit naturel de la famille et droit rationnel de l’État ? Les institutions religieuses assument-elles une fonction éducative en suppléance de l’État, ou bien en vertu de leur mission originale dans la société ?

Les questions pédagogiques ne se posent pas pour Kant dans ce cadre, mais plutôt en relation avec la formation morale. Le concept d’autonomie de la raison conduit Kant à opérer une véritable révolution, en établissant une différence essentielle entre instruction religieuse et formation morale. Non seulement la morale n’a pas de fondement religieux, mais il est contradictoire de lui donner un tel fondement : c’est courir le risque d’en faire une morale de l’intérêt, de la récompense, de la soumission extérieure, une morale de l’hétéronomie et non une morale de l’autonomie.

On ne peut donc pas reconnaître à la religion une valeur pédagogiquement fondatrice : la religion peut stimuler l’enfant à accomplir son devoir, mais elle n’est pas par elle-même le lieu premier où se structure et se développe la conscience morale. La formidable efficacité de cette distinction kantienne sera au cœur de l’école républicaine française, et il faut rappeler qu’avant décembre 1905, il y a mars 1882, avec les lois scolaires dont Jules Ferry donne rétrospectivement le sens dans sa célèbre Lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883. Selon cette Lettre donc, c’est pour mettre en relief la compétence de l’instituteur en matière de formation morale que l’État situe l’instruction religieuse sous la seule responsabilité de la famille et de son prolongement qu’est l’Église. Apparaît ainsi la mission propre de l’école républicaine, à qui il revient d’éveiller les consciences tant aux exigences de la morale qu’aux règles du savoir4.

Jusqu’à quel point l’autonomie de la raison fonde-t-elle ce droit direct de l’État à éduquer moralement les consciences ? Kant pose sur ce point le problème de la légitimité des lois civiles : l’obéissance à la loi civile est médiatisée par la soumission de la raison à sa propre règle. L’État ne peut donc exiger l’obéissance aux lois civiles que s’il assume en même temps cette responsabilité d’éduquer la raison morale, en allant au bout de l’inversion du rapport entre morale et religion : ce n’est plus la religion qui fonde la morale, mais l’inverse. Le concept d’autonomie de la raison se traduit alors dans l’extrême cohérence d’une laïcité qui développe de façon méthodique un lien structurel entre l’État, la morale et l’éducation, à partir du renversement kantien des rapports entre morale et religion.

Cette cohérence systématique se lit historiquement à travers la manière dont la laïcité française s’est progressivement détachée de la religion civile. L’idée même de religion civile est contradictoire avec une laïcité qui se pense comme autonomie de la raison. Mais cette incompatibilité entre laïcité et religion civile n’est pas apparue immédiatement, elle a traversé les convulsions de la Révolution française qui, sur ce point, a commencé par suivre Rousseau plutôt que Kant et s’est constituée en religion civile (culte de la Raison et de la Liberté, que Robespierre tente de ramener au culte de l’Être suprême et au « dogme rationnel » de l’immortalité de l’âme). Progressivement, et les lois sur la laïcité scolaire sont une étape décisive dans cette maturation, se met toutefois en place le renversement kantien arrachant la morale à la religion, y compris la religion civile. Une morale laïque peut alors devenir la valeur assurant, à travers l’école, un lien social délivré des ambiguïtés de la religion civile.

À cet itinéraire historique qui caractérise la situation française, on mesure la vitalité d’une cohérence théorique qui articule des éléments rendus indissociables, ayant pour centre de gravité l’école républicaine. Un tel système ne peut donc être renégocié : ce serait corrompre sa cohérence et détruire son efficacité. Il doit rester le principe exclusif à partir duquel l’État moderne s’affirme comme État rationnel. Pour Kant, c’est en effet dans sa pureté théorique que se joue l’efficacité d’un concept : ainsi comprise, la laïcité n’est pas un principe particulier parmi d’autres, elle est la structure globale de l’État moderne.

Il devient alors impossible de se demander quel degré d’utilité la laïcité représente du point de vue du bon fonctionnement de l’État et de sa correcte adaptation aux circonstances. C’est la possibilité a priori de l’État qui se joue dans la laïcité, celle-ci étant l’extension à l’État de l’autonomie rationnelle : de même que le sujet libre est à la fois législateur et légiféré, de même un peuple libre est un peuple qui se soumet à ce qu’il se prescrit lui-même.

II Une idée de la raison historique ?

Dans les perspectives ouvertes par ce premier schéma interprétatif, la laïcité n’est donc pas un accident advenant à l’État, elle n’est pas une détermination optionnelle, comme si l’État pouvait être ou ne pas être laïc. Procédant d’un concept a priori, d’une auto-affirmation absolue de la raison pure, le principe laïc constitue l’État comme forme universelle. Ce principe est donc indivisible : il est la forme politique structurant l’État comme tel, et pas seulement comme État particulier de tel peuple déterminé. Ainsi comprise, la laïcité n’est pas la pluri-confessionnalité de l’État, mais bien sa non-confessionnalité : l’État conquiert son autonomie et s’établit rationnellement dans sa sphère propre, non seulement en se dissociant des religions traditionnelles mais, plus fondamentalement, en renonçant à tout projet de religion civile. À cette condition, il peut reconnaître une commune égalité politique tant aux expressions religieuses qu’aux manifestations de convictions athées, voire anti-religieuses.

La force politique d’une telle laïcité est construite sur une rigoureuse alternative : entre autonomie et hétéronomie, qu’il s’agisse de la souveraineté de la raison ou de la liberté de l’État, il n’y a pas de médiation. Dans une telle alternative, une perspective hégélienne discerne une faiblesse spéculative, juxtaposant la valeur intrinsèque d’un concept et les circonstances de son apparition historique. Une telle juxtaposition est une contradiction : il faut penser ensemble la valeur universelle d’un concept et son enracinement dans la particularité. Les concepts ne sont pas des notions planant au-dessus de l’histoire : rendre systématique un concept, ce n’est pas le fermer abstraitement sur soi, c’est montrer comment il vit dans une histoire dont il réalise le sens concret. Il faut donc sortir des alternatives, comme si la raison commençait avec elle-même, comme si elle ne se développait qu’à partir d’elle-même. Une idée est toujours une idée historique, qui vit en se déterminant non seulement dans l’histoire, mais surtout par l’histoire.

Si on met en avant un schéma interprétatif de type hégélien, l’idée de laïcité s’élargit alors en deux directions. D’une part, elle accompagne la lente maturation de l’État rationnel, qui n’est pas donné à partir de la raison pure, mais qui exprime une relation complexe entre liberté et histoire. D’autre part, la laïcité n’est pas seulement le lieu où se co-déterminent la politique et la morale, elle est un mouvement beaucoup plus global. Peut-on penser le problème politique de la laïcité, comme nous le faisons en France pour ce centenaire des lois de 1905, sans analyser un phénomène plus fondamental, qui est la laïcisation de l’art, comme nouveau rapport de l’homme avec lui-même et avec le monde ?

C’est donc en deux temps que je voudrais développer ce que peut signifier la laïcité comme idée de la raison historique. Un premier temps insistera sur la laïcité comme lien entre État rationnel et société civile. Plus brièvement, un second temps abordera la laïcisation de l’art.

L’État est une idée historique se déterminant selon plusieurs médiations. Médiation de la nation tout d’abord : dans un peuple, il y aura toujours une tension entre ce qu’il est comme nation et ce qu’il est comme État. La nation, c’est l’âme d’un peuple, c’est le sentiment diffus de sa continuité, telle qu’elle s’exprime dans sa culture et dans sa religion. L’âme d’un peuple supporte difficilement d’être divisée, comme c’est le cas dans l’Allemagne contemporaine de Hegel, où la nation est fractionnée en États multiples, séparés par le principe confessionnel. Mais, si la nation est l’âme immédiate d’un peuple, l’État est son esprit, et c’est là le lieu de l’auto-différenciation. L’État est la structure rationnelle qui permet à un peuple de développer son universalité, de ne pas se refermer sur sa cohésion interne, mais de prendre place dans l’histoire universelle. Il revient donc à l’État de repenser la place de la religion, d’en faire l’expression d’une identité spirituelle et pas seulement d’une continuité nationale. La tension entre État et religion est constitutive de l’État, et elle doit symétriquement devenir constitutive de la religion : il faut que la religion apprenne à trouver face à elle cette autre réalisation de l’universel qu’est l’État rationnel.

Hegel n’envisage pas le cas d’un État complètement libre de toute détermination religieuse, mais il conduit à comprendre la laïcité comme confrontation entre l’âme et l’esprit d’un peuple. On peut sans peine repérer comment la France est particulièrement marquée par une telle confrontation qui est même, dans l’Hexagone, une contradiction insurmontable. La place accordée par les médias français à la disparition de Jean-Paul II donne à penser que l’âme de la nation continue à se manifester dans la religion catholique. Mais en même temps, l’esprit français fonde un État constitutionnellement laïc.

Parce qu’il est la réalisation concrètement achevée de l’esprit, l’État fait surgir en lui-même une différence : cette différence est en son plus haut point l’altérité de la société civile. La vraie force politique de l’État s’exprime en donnant leur consistance aux corps intermédiaires, et non en les supprimant. L’État déploie sa vitalité en soutenant la multiplicité de ce que nous appelons aujourd’hui la société civile. Cette multiplicité qu’il promeut est même proportionnelle à son unité rationnelle et non inverse : ce sont les États faibles, incertains d’eux-mêmes, qui reculent devant l’altérité de la société civile. Les États en pleine maturité, portés par le dynamisme d’une unité spirituelle, vivante et organique, non seulement tolèrent, mais suscitent en leur sein cette différence structurelle de la société civile.

Hegel permet ainsi de penser la laïcité comme l’auto-limitation par laquelle l’État refuse de s’absolutiser. Les États totalitaires sont des contradictions, ce sont en fait des États religieux, même et surtout quand cette religion est l’athéisme. L’État véritable est le lieu de la plus grande unité rationnelle, celle qui se construit dans et par la diversité. Si une perspective kantienne fait voir qu’avant 1905 il y a eu mars 1882 et les lois sur la laïcité scolaire, une perspective hégélienne rappelle qu’avant 1905 il y a 1901 et la loi sur les associations. De même qu’il a fallu du temps pour que l’idée de laïcité arrache l’État à la religion civile, de même il faut du temps pour que la laïcité développe, dans l’État, sa fonction médiatrice. L’émergence progressive de la société civile pose autrement la question des relations entre l’État et les religions, en sortant de l’antagonisme public/privé. Exclure les religions de l’espace étatique ne signifie pas les rejeter dans l’espace privé, mais reconnaître la société civile comme leur lieu naturel d’expression collective.

En même temps qu’elle conduit à resituer la laïcité dans le cadre des relations entre État et société civile, la perspective hégélienne comprend cette laïcité politique à l’intérieur d’un mouvement beaucoup plus large. On ne peut comprendre le rapport entre État, religion et société civile qu’en interrogeant le lien entre religion et art. Or nous sommes en train de vivre la disparition de ce moment fondamental que Hegel appelle la religion de l’art ou, plus exactement, religion d’art. Hegel analyse une trajectoire qui culmine avec la statuaire grecque et se poursuit avec la rupture romantique du lien institutionnel entre art et religion. Avec la statuaire grecque, l’identité entre art et religion est maximale : est beau ce qui est religieux, est religieux ce qui est beau. Cette belle totalité grecque ne peut que se dissoudre, parce qu’elle est trop immédiate : l’art chrétien est sourdement travaillé par une dissociation croissante entre art et religion. Avec le romantisme, une dernière crise aboutit à une laïcisation de l’art, qui devient une expression sans sujet : ni Dieu, ni la nature, ni l’esprit, ni l’homme n’est sujet de l’art contemporain.

Nous baignons tellement dans cette laïcisation de l’art que nous avons du mal à la penser, alors qu’elle est sans doute un des événements les plus caractéristiques de notre modernité occidentale. Quels liens y a-t-il entre la laïcité de l’art et la laïcité de l’État ? Ces deux phénomènes sont-ils hétérogènes, l’un concernant la subjectivité artistique, l’autre l’objectivité des structures politiques ? Ou bien faut-il les comprendre l’un par l’autre ? Il y a longtemps qu’a commencé la laïcisation de la science, et cette laïcisation a suscité l’intérêt souvent passionné de la réflexion philosophique. En revanche, nous commençons tout juste en Occident à prendre la mesure de la dislocation des liens institutionnels entre l’art et les religions.

Conclusion

En arrivant à leur terme, ces réflexions pourraient donner à penser que s’affrontent deux notions antagonistes : d’une part, la laïcité comme concept de la raison pure, d’autre part, la laïcité comme idée de la raison historique. Les perspectives d’interprétation ainsi développées à partir de Kant et Hegel conduisent-elles à cette alternative ?

Ces perspectives font plutôt saisir le problème que pose l’évolution du modèle français de la laïcité. Le débat entre Kant et Hegel s’articule autour d’une notion centrale, aussi importante pour l’un que pour l’autre : celle de citoyenneté. Tant pour Kant que pour Hegel, la préoccupation première concerne la responsabilité du citoyen à l’intérieur de la liberté de l’État. La laïcité se dégrade en coquille vide si elle n’est pas la forme d’un contenu propre : ce contenu est la citoyenneté. En se détachant de ce centre, la notion de laïcité se met à flotter et perd sa consistance. Bien plus, la laïcité se nie elle-même lorsqu’elle se pose comme fin en soi, comme valeur politique déterminante.

On peut alors prendre la mesure d’une sorte de retournement. Le débat s’est aujourd’hui comme inversé : on réfléchit moins à la citoyenneté qu’à la laïcité, comme si la forme prenait le dessus sur le contenu. D’où vient cette hégémonie progressive de la question de la laïcité sur la question de la citoyenneté ? Les voies ouvertes par Kant et Hegel conduisent à évoquer sommairement deux aspects : la crise de la morale laïque d’une part, la décomposition du lien entre État et société civile d’autre part.

Nous avons vu l’importance qu’accordait à la morale l’école républicaine : à lire Jules Ferry, éduquer la conscience morale est une mission essentielle de l’école républicaine ; c’est pour que l’école puisse inculquer une morale rationnelle qu’on a voulu en exclure l’instruction religieuse. Mais on peut repérer les seuils qui marquent la destruction progressive d’une morale laïque de moins en moins assurée de son fondement rationnel, recourant de plus en plus à l’utilitarisme. L’idéal moral se dégrade en code social : la perspective d’éduquer un homme responsable, autonome, un futur citoyen fier de sa majorité politique, laisse petit à petit place à un empirisme qui rend contradictoire une morale d’inspiration kantienne. L’extraordinaire développement des sciences expérimentales a contribué à redistribuer les relations entre morale et enseignement, et à désagréger l’idéal d’une morale laïque que Jules Ferry qualifiait de morale éternelle.

Le deuxième aspect qui conduit à la prédominance de la question de la laïcité sur celle de la citoyenneté est la transformation des rapports entre État et société civile. Si on en croit Hegel, la société civile est ce que produit un État atteignant sa maturité. La société civile n’a donc pas directement en elle-même son principe, elle est au contraire rendue possible par un État rationnellement développé. Sans cette détermination de l’État, la société civile se détruit : soit elle redevient société religieuse, soit elle se dissout dans l’espace politique5. Ces phénomènes souterrains, encore difficiles à percevoir, expliquent peut-être la soudaine apparition de nos débats sur la laïcité. Chacun selon sa problématique, Kant et Hegel peuvent nous aider à voir dans ces débats un questionnement beaucoup plus profond sur la citoyenneté, sur son lien à l’éthique et sa réalisation concrète dans le jeu subtil entre État et société civile.

Ainsi comprise à partir de ses enjeux propres, la laïcité peut devenir une question théologique. Tant en Orient qu’en Occident, le christianisme s’est pensé lui-même dans ses rapports avec l’État. Le couple Église/État a pu paraître structurant, au point de devenir un des axes de l’ecclésiologie occidentale, de plus en plus soucieuse de comparer et de délimiter les compétences de deux sociétés parfaites chacune dans son ordre. Au cours de leur histoire, les différentes Églises ont intériorisé les crises nées de confrontations plus ou moins brutales avec l’État. Mais le rapport à la société civile reste encore une question insolite, exigeant de la tradition chrétienne de nouvelles voies pour se comprendre elle-même6. Les transformations actuelles de nos cultures occidentales peuvent en partie se comprendre comme un reflux sur la sphère privée et sur les relations immédiates, au détriment de l’espace public : c’est souvent à travers cette analyse que les Églises élaborent leurs réactions à la modernité. Mais l’acuité des questions posées en France autour de la laïcité montre qu’il faut sans doute reprendre cette analyse : ce que font apparaître ces questions, c’est moins un repli sur l’individualisme et l’univers privé qu’une citoyenneté peinant à se réaliser dans la tension entre État et société civile. Il serait donc dangereux que les Églises se donnent comme partenaires privilégiés les partisans d’une laïcité en évolution, en les opposant aux adeptes d’une laïcité intransigeante. Pour le christianisme, ce serait oublier qu’il a toujours eu à se poser en confrontation avec la question de la citoyenneté.

Notes de bas de page

  • 1 Onfray M., Traité d’athéologie, Paris, Grasset, 2005 (cf. recension infra p. 669).

  • 2 Sarkozy N., La République, les religions, l’espérance, Paris, Cerf, 2004.

  • 3 En France, des modifications successives de la loi de 1901 sur les associations fragilisent l’organisation des associations cultuelles, posant de redoutables problèmes aux associations protestantes, les contraignant à sortir du cadre légal pour pouvoir continuer à fonctionner conformément à leurs finalités.

  • 4 « La loi du 28 mars [1882] se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école … Elle [la loi du 28 mars 1882] affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des vérités premières que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul » (Ferry J., Lettre aux instituteurs, dans 1905, la séparation des Églises et de l’État. Les textes fondateurs, prés. Y. Bruley, coll. Tempus, Paris, Perrin, 2004, p. 62-63).

  • 5 En 1998, avec l’enthousiasme suscité par la Coupe du monde et le culte déployé autour de Yazid Zinédine Zidane, on a pu voir la société française chercher une troisième voie entre dissolution politique et réduction religieuse. À la mesure même de la difficulté de la nation à se reconnaître dans un État qui la détermine de plus en plus de l’extérieur, le sport est devenu une sorte de religion civile de substitution, dans la ligne de ce que Hegel analyse en montrant le rôle du « bel athlète » au centre de la conscience collective de la Grèce antique. Cette explosion religieuse de juillet 1998 plonge profondément ses racines dans le décalage français entre la société civile et l’État, d’où le déplacement sur les héros du stade d’une symbolique politique (tel le slogan illuminant les murs de l’Arc de Triomphe au soir de la victoire française : « Zidane président »).

  • 6 Rappelons les brèves mais lumineuses perspectives ouvertes par la Lettre aux catholiques de France : « Les relations entre l’Église et l’État, qu’elles soient d’ailleurs difficiles ou faciles, sont devenues beaucoup moins importantes que la présence de l’Église dans la société tout entière. D’autant plus qu’à l’intérieur de l’Église, on reconnaît un pluralisme de fait des engagements, des formes de services, des prises de positions politiques » (Les évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, Paris, Cerf, 1997, p. 33). Une confrontation bloc à bloc entre Église et État ne facilite pas le pluralisme, puisqu’il s’agit d’abord de maintenir l’identité et l’unité de l’Église face à la concurrence de l’État. En revanche, poser la médiation de la société civile permet de justifier le pluralisme : l’articulation à la citoyenneté ne se fait pas seulement sur le fond d’un rapport compétitif à l’État, mais dans le cadre de la tension entre État et société civile.

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80