Les Nouvelles théologiques | janvier 2025
Dans Le silence de l’agneau. La morale catholique favorise-t-elle la violence sexuelle ? (Paris, Seuil, 2024), Matthieu Poupart interroge la pertinence et les limites de la théologie du corps de Jean-Paul ii face aux questions des violences sexuelles. L’auteur dénonce l’absence explicite de condamnation des abus dans ce corpus théologique.
Les « Nouvelles théologiques » donnent ici la parole à Pascal Ide et à l'auteur du livre. Pascal Ide estime, contre la position du Silence de l'agneau, que la théologie du corps constitue une réponse authentique à la culture du viol. car elle vise à contrer l’instrumentalisation de l'autre et à promouvoir le respect de la dignité humaine.
En réponse, Matthieu Poupart reconnaît l’importance de la théologie du corps, mais critique la simple hiérarchisation perçue dans la théologie du corps entre libertinage et agressions sexuelles alors qu'il s'agit d'une différence de nature. Il voit dans l'œuvre de Jean-Paul ii une « dédiabolisation » de la notion de séduction, problématique dans le contexte des abus. (Lire sa réponse ici)
En dernier lieu, Pascal Ide précise son propos. (Lire sa réponse à la réponse ici)
Ce débat invite à dépasser les simplifications pour continuer la réflexion de manière plus intégrative et constructive sur la question si essentielle des violences sexuelles dans l’Église. La NRT remercie ces deux auteurs pour leur échange.
La théologie du corps, un antidote à la culture du viol
Les critiques adressées à la théologie du corps pourraient être classées en deux tendances, selon qu’on l’accuse d’avoir fauté par excès ou par défaut.
Certains reprochent à la théologie du corps de trop faire espérer, de doper l’attente. Tel est le cas de la sexologue Thérèse Hargot qui a lancé sur son blog cette assertion provocatrice : « L’enseignement de la théologie du corps peut avoir les mêmes effets désastreux que la pornographie sur la sexualité » 1. La raison avancée peut être systématisée par le syllogisme suivant : la théologie du corps offre « une vision partielle et idéalisée de la sexualité ». Or, la réalisation est toujours défaillante à l’égard de l’idéalisation. Donc, la théologie du corps suscite « des attentes démesurées » qui sont déçues 2. Sans entrer dans le détail, on peut d’abord répondre que la fin n’est pas l’idéal (poursuivi par l’idéalisation) : en effet la finalité relève de l’éthique (philosophique ou théologique) alors que l’idéalisation concerne de la psychologie (et parfois même de la psychopathologie 3). On peut ensuite observer qu’il convient de distinguer la théologie morale de la théologie pastorale car autre la finalité, autres les moyens immédiats. La théologie morale a pour objet le but et les moyens généraux, alors que la théologie pastorale accompagne les personnes dans leur quotidien.
Tout à l’inverse, d’autres critiques adressées à la théologie du corps la blâment d’en faire trop peu. Tel est le cas de l’ouvrage récent de Matthieu Poupart (désormais MP), Le silence de l’agneau. La morale catholique favorise-t-elle la violence sexuelle ? dont le chapitre 7 s’est expressément et explicitement attaqué à cette théologie 4 . Il retiendra notre attention. L’auteur, laïc catholique, guide-conférencier spécialisé en histoire religieuse, a co-fondé le collectif Agir pour notre Église et fait partie du groupe de travail post-CIASE mandaté par les évêques et les congrégations religieuses de France. Pour répondre au sous-titre provocateur de l’ouvrage, « La morale catholique favorise-t-elle la violence sexuelle ? », l’auteur distingue deux niveaux d’analyse :
1) Au niveau théologique, la réponse est résolument négative : les Saintes Écritures et la Tradition « recèlent de précieuses ressources pour clarifier notre regard sur les violences sexuelles ».
2) Au niveau sociologique, la critique devient affirmative : « nombre de milieux catholiques sont imprégnés de conceptions morales plus ou moins anciennes qui favorisent les agresseurs sexuels et défavorisent leurs victimes », de sorte « que la pastorale catholique a une part de responsabilité non négligeable dans leur transmission et leur diffusion 5 ».
Ce double regard – une critique de certaines pratiques pastorales et la reconnaissance de la richesse des fondements théologiques – invite à un examen nuancé des arguments avancés.
I. Arguments majeurs
Dans le chapitre 7 qui vise la théologie du corps de Jean-Paul II, MP développe principalement trois arguments, auquel s’ajoute un autre qui traverse tout l’ouvrage.
L’omission de la violence sexuelle
MP reproche à Jean-Paul II de ne pas avoir abordé explicitement la question de la violence sexuelle dans ses catéchèses : « En 129 catéchèses et cinq années de réflexion consacrées au corps et à la sexualité, Jean-Paul ii n’aborde pas une seule fois la question de la violence sexuelle 6 ». Il précise : ces catéchèses emploient « abondamment le champ lexical du viol. Mais c’est toujours de façon analogique et très abstraite ». Or, ce « langage clérical [...] ressemble à un retour du refoulé à l’intérieur du déni 7 ». Donc, « le pape [...] jette un voile d’amnésie 8 » sur la coercition sexuelle. Ainsi, selon lui, cette absence reflèterait une forme de déni ou de refoulement clérical.
L’inviolabilité centrée sur la communion
Jean-Paul II insiste sur l’inviolabilité de la personne dans le cadre de la communion des époux. MP cite une des catéchèses portant sur le Cantique des cantiques, celle du 30 mai 1984, où le pape se fonde sur la parole du bien-aimé : « Tu es un jardin fermé, ma sœur, mon épouse – une fontaine scellée » (Ct 4,12) et la commente en parlant de « la découverte de l’inviolabilité intérieure de la personne » qui s’oppose donc, jusque dans les mots, à la culture du viol. Mais, ajoute aussitôt MP, la raison avancée par le pape est « l’authentique profondeur de l’appartenance réciproque des époux ». Il critique cette approche qu’il juge insuffisante, arguant qu’elle ne met pas assez l’accent sur la liberté individuelle et le consentement : Jean-Paul II « exclut donc bien le viol ou l’agression sexuelle, mais au même titre que le libertinage ou l’impudeur » et, du fait du contexte occidental de rédaction des catéchèses, la libération sexuelle, il se montre « plus soucieux de lutter contre le libertinage que contre les agressions sexuelles – une hiérarchisation perverse du mal qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours 9 ».
La réhabilitation de la séduction
Partant d’un autre passage du commentaire sur le Cantique des cantiques, MP accuse le pape de « dédiaboliser » la séduction, risquant ainsi de minimiser son potentiel de manipulation. Selon notre auteur, Jean-Paul II « aurait pu réhabiliter le désir amoureux sans neutraliser le mot biblique de la prédation 10 ».
Une culture du viol ?
Un argument plus latéral, mais récurrent, doit enfin être signalé. Certains pasteurs se présentent comme des héritiers de Jean-Paul II 11 , et MP vise singulièrement le prêtre versaillais animant Padreblog, le père Pierre-Hervé Grosjean 12 . Or, ces mêmes pasteurs, estime notre auteur, favorisent dans leur propos cette culture ecclésiale du viol - c’est ce que tente d’établir le premier chapitre du livre -, notamment en déculpabilisant l’homme de ses pulsions et en accusant la femme d’être séductrice.
L’auteur du Silence de l’agneau conclut donc : « La responsabilité de Jean-Paul II ne doit donc être ni exagérée ni amoindrie dans l’amnésie de l’Église envers sa propre Tradition concernant la violence sexuelle 13 ».
II. Évaluation critique
Notre propos se concentre sur le seul chapitre consacré à la théologie du corps et non à tout l’ouvrage – ce qui demanderait une analyse autrement plus ample. Si l’intention de MP – sensibiliser à la gravité des abus sexuels – est louable, ses analyses nous paraissent souffrir de biais importants. D’une part, elles n’intègrent pas pleinement la richesse des enseignements de Jean-Paul II sur la dignité de la personne et le respect du corps. D’autre part, elles tendent à amalgamer des défaillances sociologiques avec des lacunes théologiques. Or, la théologie du corps constitue justement un remède efficace contre l’instrumentalisation de l’autre, en invitant à une intériorité intégrée et respectueuse.
On admet volontiers que la cause des violences sexuelles ne doit pas être dissociée de l’abus de pouvoir. La racine première de l’abus de pouvoir est l’utilitarisme et la racine première de l’abus sexuel la concupiscence. Mais le premier est longuement étudié et évalué dans le premier chapitre du maître ouvrage de Jean-Paul II constamment présupposé à la théologie du corps qu’est Amour et responsabilité. Et la seconde est elle aussi analysée en détail dans le deuxième cycle de la théologie du corps, celui qui est consacré au corps dans les conditions postlapsaires et rédimées, notamment à partir de la convoitise du regard condamnée par le Christ (cf. Mt 5,27-28). Concrètement, le viol est l’ultime et la plus dramatique concrétisation – mais aussi révélation – de ce qui est germinalement contenu dans l’instrumentalisation et le regard adultère.
Il faut donc clairement affirmer que la théologie du corps s’oppose puissamment à la culture du viol. Voire, en s’attaquant à sa double racine la plus profonde, elle en constitue l’antidote la plus efficace.
Comment dès lors ne pas s’étonner de ce que MP ne fasse pas mention, plus, ne fasse même pas allusion à cet enseignement si salutaire de Jean-Paul II ? L’on demeure d’autant plus perplexe que, dans la parole du Christ comme dans l’analyse du pape, c’est l’homme (vir) et seulement l’homme qui est accusé – et donc que la femme est excusée. Un point fort de l’ouvrage de MP réside cependant dans sa critique des stéréotypes de genre qui peuvent peser sur certains enseignements ecclésiaux. Il montre avec justesse que la vision de la femme comme « tentatrice » est une dérive moderne qui s’éloigne de la tradition patristique, où la chasteté était considérée comme une vertu virile – même si elle doit être exercée de manière différenciée par l’homme et la femme 14 .
D’autre part, l’analyse de la théologie du corps nous paraît injuste. Considérons les arguments avancés par l’auteur.
L’omission de la violence sexuelle
La focalisation de MP sur certaines omissions – comme l’absence explicite de condamnation du viol dans les catéchèses de Jean-Paul II – ignore le cadre global dans lequel ces enseignements s’insèrent. En effet, Jean-Paul II élabore une vision positive et eschatologique de la sexualité humaine, centrée sur la communion et le don de soi. Son intention affichée est d’élaborer une théologie du corps, non un traité de théologie morale, a fortiori un guide d’accompagnement pastoral. Cette perspective n’évacue pas les réalités tragiques mais les replace dans une dynamique de rédemption et d’espérance.
L’inviolabilité au nom de la seule communion
La théologie du corps oublierait la liberté du consentement en se focalisant sur « l’interpersonnel ». Mais le commentaire de Jean-Paul II sur le Cantique des cantiques traite en réalité de la communio personarum, la communion des personnes dans l’amour, concept central de la théologie du corps. Il est donc normal que Jean-Paul II n’envisage pas l’inviolabilité intérieure de la personne à partir de celle-ci, mais à partir de sa relation à autrui, en l’occurrence l’être aimé.
La dédiabolisation du séducteur
Pour être rigoureusement interprété, un texte doit être étudié à partir de son original et de l’original du texte qui fait autorité, et non point à partir de sa traduction. Or, on le sait, une lettre de la Secrétairerie d’État atteste que, même si l’original de la théologie fut rédigé en polonais, c’est le texte italien qui constitue le texte source 15 . Or celui-ci ne comporte pas le terme seduzione (« séduction »), mais celui de fascino, qu’Yves Semen a justement traduit par « fascination » 16 ; il est d’ailleurs employé à cinq reprises dans ce passage 17 et, sauf une occurrence 18 , seulement dans cette catéchèse 19 . Or, cette différence doit d’autant plus être soulignée que, si le mot fascino est connoté de manière valorisée, il n’en est pas de même de celui de seduzione qui, tout au contraire, possède une signification axiologiquement négative. Que l’on en juge par la lecture de l’unique passage où le vocable seduzione est utilisé (avec l’adjectif correspondant substantivé, seduttore, ici au féminin, seduttrice) :
Quant à la femme, il est vrai que, dans ces avertissements et conseils, elle apparaît le plus souvent comme une occasion de péché ou comme une simple séductrice [seduttrice] dont il faut se méfier. Il faut toutefois reconnaître que, tant le livre des Proverbes que celui du Siracide, à côté de la mise en garde contre la femme dont la séduction de son attrait [dalla seduzione del suo fascino] peuvent entraîner l’homme à pécher (cf. Pr 5,1-6 ; 6,24-29 ; Si 26,9-12), font également l’éloge de la femme qui est une « parfaite » compagne de vie de son mari (cf. Pr 31,10s) et louent de même la beauté et la grâce de la bonne épouse qui sait rendre heureux son mari 20.
Ajoutons que l’interprétation par MP du commentaire de Jean-Paul II sur le Cantique des cantiques passe sous silence les nombreuses catéchèses où Jean-Paul II valorise la liberté personnelle comme fondement de l’amour.
Une culture du viol
Les critiques visant des pasteurs contemporains mériteraient une approche plus nuancée, prenant en compte l’évolution des discours et des pratiques pastorales depuis les années 2000. Le procès intenté au père Grosjean est même profondément injuste. MP part d’une conférence donnée il y a 17 ans en 2007, alors que l’auteur était ordonné depuis 3 ans et âgé de 29 ans ; il se fonde non seulement sur des propos tenus à l’oral, mais sur une retranscription ; il les sort de leur contexte ; il ne prend pas en compte l’intention de l’auteur qui, à aucun moment, de près ou de loin, ne légitime le viol ; il ne prend pas plus en compte le livre plus mûr, plus construit et plus ajusté qui, sept ans plus tard, porte sur le même thème : « J’ai eu envie d’écrire ce livre […] parce qu’avec un tout petit peu plus d’expérience, recevant vos réactions, me nourrissant de nos discussions toujours précieuses, je voulais continuer d’ajuster mes propos, d’améliorer et d’approfondir mon discours. L’écrit le permet, quand le temps limité d’une conférence force à être souvent trop rapide 21. »
Conclusion
Le livre de MP pose des questions essentielles sur les responsabilités ecclésiales face aux abus sexuels. Cependant, son approche très critique de la théologie du corps occulte ses apports significatifs. Pour avancer, il est nécessaire d’éviter les caricatures et d’intégrer une lecture nuancée qui tienne compte à la fois des manquements historiques et des réponses positives que l’enseignement de l’Église peut offrir. De plus, redisons-le, en critiquant frontalement la théologie du corps 22 , MP nous prive d’un des meilleurs antidotes contre la culture du viol.
Cet ouvrage met finalement en lumière l’urgence d’une interdisciplinarité dans l’approche des questions d’abus sexuels. Il est crucial de croiser les perspectives historiques, théologiques, sociologiques et psychologiques pour surmonter les biais cognitifs qui peuvent émerger d’une analyse isolée. Une telle démarche permettra non seulement de rendre justice aux victimes, mais aussi de construire des discours et des pratiques pastorales plus fidèles à l’Évangile et mieux adaptés aux réalités contemporaines. C’est à travers cette collaboration éclairée que l’Église pourra pleinement répondre aux défis posés par ces drames et être un témoin authentique de l’amour et de la dignité humaine.
Pascal Ide
1 Certaines affirmations sont heureusement plus mesurées : « Vous avez parlé de la théologie du corps de Jean-Paul II. Beaucoup de catholiques ont reçu un très beau discours au niveau cérébral. Mais il n’est pas descendu dans la chair, ou en tout cas cela met beaucoup de temps pour descendre, car toute cette dimension humaine est blessée, fragile, plus difficile à intégrer… » (T. Hargot et Mgr E. Gobilliard, « Les catholiques sont-ils fâchés avec le corps ? », Interview par Céline Hoyeau, La Croix, le 19 mai 2018. En ligne sur : <www.la-croix.com/Journal/catholiques-sont-ils-faches-corps-2018-05-19-1100940177>, consulté le 30 déc. 2024).
2 Et celles-ci vont se manifester par différents symptômes comme « des angoisses de performance prenant corps par des éjaculations précoces ou anorgasmies » (T. Hargot, « Phénomène : quand la théologie du corps provoque les mêmes effets que la pornographie sur la sexualité », 30 nov. 2013, <https://theresehargotdotcom.wordpress.com/2013/11/30/phenomene-quand-la-theologie-du-corps-provoque-les-memes-effets-que-la-pornographie-sur-la-sexualite/>, consulté le 30 déc. 2024.
3 Tel est par exemple le cas des personnalités histrioniques qui ont « tendance à idéaliser ou au contraire à dévaluer exagérément les personnes de son entourage » (F. Lelord et C. André, Les nouvelles personnalités difficiles. Comment les comprendre, les accepter, les gérer, Paris, Odile Jacob, 2021, p. 178. Cf. p. 191).
4 Cf. M. Poupart, Le silence de l’agneau. La morale catholique favorise-t-elle la violence sexuelle ?, Paris, Seuil, 2024.
5 Ibid., p. 143-144.
6 Ibid., p. 110.
7 Ibid., p. 111.
8 Ibid., p. 112.
9 Ibid., p. 115.
10 Ibid.
11 MP parle de « différentes figures importantes de la vulgarisation française de la théologie du corps de Jean-Paul II : parmi elles le prêtre François Potez, inspirateur de la pastorale sexuelle de Pierre-Hervé Grosjean, et Yves Semen » (Ibid., p. 131. Cf. aussi p. 28 et 137).
12 Il est nommé pas moins de 29 fois et visé dès l’introduction, et les chap. 1 à 3, 7 et 9.
13 Ibid.
14 Cf. P. Ide, « La vertu de chasteté au risque de sept déplacements », Bulletin de littérature ecclésiastique 123/4 (2022), 492, p. 57-93.
15 Cf. Id., « La théologie du corps de Jean Paul ii. Un enjeu philosophico-théologique inaperçu », Revue théologique des Bernardins 2 (2011), p. 89-103, ici p. 90-91.
16 « Les premières paroles de l’homme (cf. Gn 2,23), à la vue de la femme créée par Dieu, expriment la stupeur et l’admiration, ou, mieux encore, le sens de la fascination » (TDC 108, 23 mai 1984, n. 5 : Jean-Paul II, La théologie du corps. L’amour humain dans le plan divin, trad. Yves Semen, Paris, Le Cerf, 2014, p. 513).
17 En l’occurrence, TDC 108, n. 5 et 6, p. 513-514.
18 Si le contexte n’est plus celui de la relation entre l’homme et la femme, le sens demeure positif : « L’écho [risonanza] est toujours une transformation de la voix et des paroles exprimées par la voix. L’expérience nous apprend que cette transformation est parfois pleine d’une fascination mystérieuse [misterioso fascino] » (TDC, 44, n. 5, 15 oct. 1980, p. 290).
19 Il faut ajouter TDC, 108, n. 8, p. 515.
20 TDC, 38, 3 sept. 1980, n. 4, p. 269. Traduction modifiée.
21 P.-H. Grosjean, Aimer en vérité, Perpignan, Artège, 2014, p. 12.
22 Voir récemment M.-L. Calmeyn, « La théologie du corps : une tradition ancienne et nouvelle pour comprendre le corps de l’humanité », NRT 146/1 (2024), p. 52-69.
Réponse de Matthieu Poupart à Pascal Ide
Le silence de l’agneau est un livre de circonstances, écrit dans l’urgence que nous commande la crise des violences sexuelles, et je l’ai rédigé en me donnant une double-contrainte : écrire un livre de moins de 200 pages, qui soit accessible à n’importe quel baptisé, même le moins formé en philosophie et en théologie, et qu’il puisse sortir pour le troisième anniversaire de la remise du rapport de la CIASE, tant que l’élan de réflexion qu’a entraîné la publication du rapport Sauvé n’est pas retombé.
Dans ce contexte, sa prétention n’est donc évidemment pas de faire le tour de la crise en 150 pages, ni d’apporter des réponses définitives, mais d’ouvrir des portes qui puissent être empruntées par d’autres, et, je me permets de le dire, de lever un tabou en posant une question évidente et trop souvent vécue comme honteuse à formuler en contexte catholique : y a-t-il un rapport entre les discours moraux dans l’Église qui parlent très souvent de sexualité et une crise de violences qui concerne tout spécialement le champ de la sexualité ? Les éléments de réponse qu’apporte Le silence de l’agneau sont parfois tranchants mais je crois toujours nuancés, montrant que les causalités qui existent entre les deux ne sont pas sans dialectique ni paradoxes, et qu’il sera toujours malhonnête de dire « c’est à cause des discours de curés qu’il y a des viols de gosse ». À l’inverse, disons-le franchement, il serait également malhonnête de prétendre que tout va très bien madame la marquise et que la pastorale de ces dernières décennies ne doit pas sérieusement se remettre en question.
La critique de Pascal Ide du chapitre 7 de mon livre consacré à la théologie du corps est d’une véritable honnêteté formelle, dans la mesure où il en restitue assez bien les principaux arguments. Trois petits points seulement me dérangent. D’abord, sa lecture qualifie ce chapitre « d’attaque » et de « critique frontale » de la théologie du corps, un terme belliciste que je récuse et qui ne correspond pas du tout à mon rapport personnel à l’héritage de saint Jean-Paul ii. Comme j’y reviendrai, mon but n’est absolument pas de faire un procès du Pape polonais ou de refuser son héritage, mais de comprendre la généalogie des mauvaises dispositions pastorales qui ont été utiles aux agresseurs sexuels et nuisibles à leurs victimes. Il est inévitable pour enquêter sur cette chronologie de faire une place à de la théologie du corps, matrice de la pastorale de ces quarante dernières années, pour comprendre si elle a pu prêter le flanc à certains dévoiements, ou si elle a fait l’objet de détournements entièrement injustifiés.
Ensuite, Pascal Ide semble comprendre ma critique du commentaire du Cantique des Cantiques par Jean-Paul ii comme s’inquiétant de la centralité de la notion de communion, alors que c’est plutôt celle d’authenticité qui me dérange. Je ne prendrai malheureusement pas la peine de répondre à ce point ici, car il demanderait des échanges un peu trop longs, et il serait peut-être entravé de quelques incompréhensions réciproques.
Enfin, j’avoue que la défense de la conférence de 2007 de Pierre-Hervé Grosjean me paraît un peu, si ce n’est hors-sujet (après tout il y a bien un lien), en tout cas saugrenue dans une discussion sur une pensée aussi élevée que celle de Karol Wojtyla. D’autres circonstances seront peut-être plus favorables pour revenir sur ce jalon important de la pastorale du xxie siècle, mais je ne m’y attarderai pas ici.
Fondements philosophiques
Pascal Ide a aussi le mérite de très clairement poser les fondements théologiques et philosophiques de son propre point de vue, qui permettent d’emblée de situer l’origine de nos divergences. Il écrit ainsi : « Concrètement, le viol est l’ultime et la plus dramatique concrétisation – mais aussi révélation – de ce qui est germinalement contenu dans l’instrumentalisation et le regard adultère. »
Il faut être d’emblée très clair : je suis théologiquement et philosophiquement convaincu que cette phrase est profondément fausse, et qu’elle constitue de fait l’illustration la plus visible qui soit – du fait même de sa clarté conceptuelle – du soubassement philosophique que je dénonce tout au long de mon ouvrage dans la matrice de la pastorale sexuelle de ces quarante dernières années : la dissolution du viol dans le libertinage, l’idée qu’il y a entre concubinage, adultère, relation passagère et viol des différences de degré et non de nature. Ce refus de penser une spécificité de nature de la violence sexuelle est le seul avertissement du chapitre 7 du Silence de l’agneau que Pascal Ide ne prend pas la peine de relever, alors que c’est le plus fondamental, et celui auquel il s’oppose au fond le plus frontalement. Même « germinalement », le péché du prêtre qui entretient une relation fidèle et consentie avec sa maîtresse n’est pas de même nature que celui de l’agresseur de femme ou d’enfant.
Or, tandis que l’adultère ou la fornication réunissent deux complices, le viol ou l’agression opposent une victime et un agresseur. Penser un lien de « concrétisation », de « révélation » ou de « germination » entre adultère et viol, c’est aussi penser, d’une part, qu’une personne complice d’adultère ou de fornication est aussi au fond plus ou moins une victime (ce qui est de fait un discours courant dans la vulgarisation de la théologie du corps) et, d’autre part, qu’une personne victime de viol ou d’agression est aussi plus ou moins complice. Ce deuxième point qui, bien sûr, ne se clame pas sur tous les toits a été parfaitement assumé par M. Fabrice Hadjadj dans son livre récent sur ces questions23 ; et en sourdine, il continue de faire des ravages dans la pastorale catholique, où il rentre en écho avec des dispositions plus anciennes comme l’usage déplorable du terme « complice » dans le Code de droit canon. Je considère que la pensée de Pascal Ide constitue une assise métaphysique à cette confusion de péchés en réalité différents par nature, et appelant donc des dispositifs moraux et pastoraux, mais aussi théologiques, qui leur soient spécifiques ; et cette dissolution du viol dans le libertinage qu’il qualifie « d’antidote la plus efficace » à la « culture du viol », je le considère au contraire comme un dangereux poison –, heureusement, je ne pense pas que la pensée de Pascal Ide coïncide parfaitement avec celle de Jean-Paul ii.
Deux points
L’omission de la violence sexuelle
Je suis honnêtement un peu étonné de la réponse peu substantielle qu’apporte Pascal Ide à ma remarque qu’en 129 catéchèses consacrées au corps et à la sexualité, Jean-Paul ii ne parle pas une seule fois de violence ou de coercition. Je note qu’il ne me contredit pas sur ce constat et qu’il me fait par-là hommage d’avoir lu ce vaste corpus avec attention, ce dont je le remercie. Mais il répond simplement que Jean-Paul ii « élabore une vision positive et eschatologique de la sexualité humaine », en gros centrée sur la description du Bien et non du Mal (je pense rendre honnêtement son argument). Cela est tout à fait juste sur l’intention globale de ces 129 catéchèses. Mais un corpus aussi vaste passe bien sûr par une multitude d’arguments, d’illustrations et de pas de côtés qui le rendent d’ailleurs très beau et puissant intellectuellement, et qui poussent Jean-Paul ii à mentionner des péchés aussi variés que l’adultère, la polygamie ou la pornographie. La violence sexuelle est donc bien esquivée en tant que telle, contrairement à d’autres manifestations du Mal dans la sexualité. J’ai aussi montré que la lecture scrupuleuse par Jean-Paul ii des pages de la loi mosaïque ayant trait à la sexualité (et qui ne manquent pas d’allusions à des pratiques peccamineuses) s’arrête très exactement aux versets qui abordent des questions de violence, ou bien fait mine de ne pas remarquer ce qu’il y a de coercitif dans l’esclavage sexuel. Je ne prétends nulle part que la théologie du corps aurait dû avoir pour finalité globale de penser la violence sexuelle ; mais son esquive systématique et immédiate de ce péché précis me paraît un fait indéniable, qui ne retire pas l’intérêt de ce vaste corpus, mais oblige à y penser certains addenda.
La dédiabolisation du séducteur
En soi, le paragraphe intitulé « La dédiabolisation du séducteur » est sans doute le plus intéressant de tout le texte de Pascal Ide, et en tout cas le plus substantiel, et il mérite une réponse un peu développée. Malheureusement, il dissocie de façon trop radicale les termes de séduction et de fascination, et donne un très grand crédit à une distinction qui avait peut-être une certaine force dans l’esprit de Jean-Paul ii (et encore la démonstration est-elle bien courte), mais qui ne l’a pas du tout dans l’histoire de la pensée chrétienne, où les deux notions appartiennent à un même champ lexical diabolisant. En effet, tout comme la séduction est dès le début de la théologie chrétienne un concept littéralement satanique, de même la notion de fascination, empruntée au vocabulaire de la sorcellerie, est employée dès la Vulgate exclusivement pour désigner l’action du Mal (cf. Sg 4,12 et Gal 3,1) et servira encore dans l’histoire de la théologie à conceptualiser la sorcellerie et le mauvais œil ; de façon au moins aussi précoce que la séduction, et même peut-être de façon plus rapide et plus radicale, c’est la fascination qui a d’abord servi à associer précisément la femme et l’action diabolique 24. Il est étonnant de voir Pascal Ide poser une nuance de vocabulaire sans l’inscrire dans le temps long de l’histoire chrétienne, pour simplement se féliciter de la repérer dans un texte de 1980. Cette attitude au fond très postmoderne qui décortique avec finesse un corpus datant des années 1970 mais passe sous silence des siècles de tradition antérieure est l’un des principaux travers de la pastorale de ces quarante dernières années qui sont dénoncés tout au long du Silence de l’agneau. Elle explique peut-être pourquoi Pascal Ide a choisi de focaliser sa critique sur un chapitre consacré à ce corpus des années 1970, plutôt que ceux qui traitent des forces et des faiblesses de la casuistique tridentine, des fulgurances éblouissantes de saint Augustin, du témoignage de sainte Lucie ou de la longue mémoire biblique sur la violence sexuelle. En tout cas, elle le pousse à se féliciter sans s’en rendre compte de trouver sous la plume de Jean-Paul ii un concept de manuel de chasseur de sorcières et elle l’empêche de voir que, même en faisant crédit à sa courte démonstration, celle-ci ne fait que déporter sur le terme de fascination la remarque que je portais sur le terme de séduction : l’intention de Jean-Paul ii est bien de dédiaboliser la sexualité, et de dédiaboliser la femme en posant sur le désir amoureux un regard plus favorable que celui de l’Église des siècles précédents ; mais, pour dédiaboliser la femme, plutôt que de l’affranchir de son association aux concepts désignant l’action du Mal, il a préféré dédiaboliser ces concepts eux-mêmes. Le geste n’est pas dénué d’intérêt ni d’audace, sachant que le souverain pontife cherchait à offrir un discours moral alternatif à celui de la révolution sexuelle. Mais avec le recul que nous apportent les décennies et la révélation des violences sexuelles en Église, il est permis de songer que ce n’était sans doute pas le meilleur moyen pour ces catéchèses de parvenir à leur but. Cette réflexion sera mieux comprise des lecteurs du Silence de l’agneau qui pourront la replacer dans l’histoire longue de la pensée chrétienne, que je ne peux entièrement reproduire ici.
Cette importance du temps long n’efface pas la remarque intéressante d’une nuance que Jean-Paul ii faisait peut-être entre les deux notions proches de fascination et de séduction. Mon but, en parcourant ses catéchèses, n’est pas de faire un procès au pape polonais, mais de comprendre les origines de l’enfermement de la condition féminine dans la sphère de la séduction dans de larges pans de la morale contemporaine. Si Pascal Ide pense pouvoir affirmer que cet enfermement ne se produit pas dans la pensée même de Jean-Paul ii mais dans sa réception la plus immédiate comme certaines de ses traductions – même si je pense que le vocabulaire littéralement diabolisant de Jean-Paul II prêtait le flanc à ces dérives –, c’est une nuance que j’accueille bien volontiers. Encore faut-il qu’elle permette de produire de façon efficace, dans la théologie et la pastorale contemporaine, une dénaturalisation de la séduction qui refasse de ce concept une vraie dénonciation de la coercition sexuelle, comme il l’a été du travail antique de saint Jérôme jusqu’au mythe baroque de don Juan. Mais cela impliquera évidemment de parler spécifiquement de violence, et non pour la dissoudre dans le libertinage ou l’adultère : la vraie littérature chrétienne ne confond pas, même « germinalement », le péché de Lancelot et celui de don Juan.
Conclusion : le solum wojtylum n’est pas catholique
Lorsque certains apologètes fondamentalistes protestants reprochent à l’Église catholique d’ajouter aux Écritures des doctrines « non bibliques », une réponse amusante et assez juste des apologètes catholiques est de dire que « le sola Scriptura n’est pas biblique », dans la mesure où la Bible elle-même ne prétend pas être l’expression complète de la Parole de Dieu et ne pas devoir être complétée. Il existe une tendance lourde dans la réception de la théologie du corps qui me paraît assez proche au fond de nos fondamentalistes protestants. Typiquement, lorsqu’on fait de la pensée de Jean-Paul ii « l’antidote le plus efficace » à la « culture du viol », on dit là quelque chose que Jean-Paul ii lui-même n’a jamais prétendu (puisque Jean-Paul ii lui-même ne parle jamais ni de viol ni de culture du viol).
La conclusion du chapitre 7 du Silence de l’agneau encourage dans sa dernière phrase les catholiques « les plus attachés à l’héritage du Pape polonais » à « utiliser la véritable fertilité de sa pensée pour combler les gouffres qu’il n’a pas voulu affronter lui-même ». Plus tôt, le chapitre avait lui-même relevé comment le concept wojtylien de structure de péché, ou la critique courageuse par Jean-Paul ii de la présence de la polygamie dans la loi mosaïque pouvait servir d’inspiration à une réflexion catholique sur la violence sexuelle, à condition de partir du constat d’une absence à ce sujet dans le corpus originel de la théologie du corps. On voit bien que réduire ce propos nuancé à une attaque qui voudrait se débarrasser de la théologie du corps ne serait pas honnête. Faut-il traiter la théologie du corps comme un corpus fermé, susceptible d’exégèses variées mais pas de nouveau développement ou d’enrichissement extérieur? Faut-il considérer toute réflexion sur les limites du travail de Jean-Paul ii (tout travail humain ayant ses limites) comme une « critique frontale » ? Et faut-il accueillir l’altérité de pensée comme une manifestation de « biais cognitifs » ? C’est en dépassant ces impasses qu’un véritable dialogue permettra de vivre une fidélité réelle à la longue Tradition de l’Église.
Matthieu Poupart
23 F. Hadjaj, Des loups déguisés en agneaux, Paris, Cerf, 2024.
24 Cf. B. de Laurenti, « La fascination et l'action à distance : questions médiévales (1230-1370) », Médiévales 50 (2006), p. 137-154 ; J.-P. Boudet, « La genèse médiévale de la chasse aux sorcières », dans Id., Entre science et nigromance, Paris, Éd. de la Sorbonne, 2006, p. 431-508.
Réponse de Pascal Ide à Matthieu Poupart
Matthieu Poupart a lu attentivement mon interprétation critique du chapitre 7 de son ouvrage, ce dont je le remercie. Il fait plusieurs critiques sur lesquelles je ne m’attarde pas car un article à paraître dans une autre revue (Ecce corpus) précisera le propos nécessairement bref propre aux « Nouvelles théologiques » et y répond préventivement. J’irai à ce qui me paraît être la critique essentielle : la différence entre le viol et ce qu’il appelle le libertinage qui, selon Matthieu Poupart, est de nature et serait pour moi (toujours selon lui) seulement de degré. Disons-le d’emblée : je n’ai pas traité ce point dans ma critique ; mais je converge complètement sur ce point avec mon débatteur. Mais reprenons le cœur de débat, pour mieux faire apparaître le point de la disputatio (si celle-ci demeure !).
Il s’agit du consentement. Matthieu Poupart distingue deux espèces radicalement différentes de désordre sexuel : l’adultère (ou le libertinage) où les deux adultes sont consentants ; le viol où seul l’une des deux personnes est libre, la victime étant violentée (et profondément violentée) dans sa liberté. Non seulement je suis d’accord pour parler d’une distinction spécifique, mais j’ajouterai la raison propre de celle-ci en morale : les actes se distinguent selon leur objet25 ; or, dans une relation, la liberté d’autrui constitue bien un objet spécifique ; ainsi la prise en compte ou la violation de cette liberté qualifie moralement les actes. J’ajouterai aussi que j’y suis d’autant plus sensible que j’ai travaillé cette question de près : un certain nombre d’opérations, se présentant sous l’apparence d’actions bonnes comme des dons ou des services, sont en réalité désordonnées, et parfois profondément, parce que, justement, elles ne respectent pas cette liberté du receveur26.
Toutefois, ma critique ne portait pas sur ce point – mais la relecture de Matthieu Poupart permet cette nécessaire mise au point. Elle porte plus généralement sur la violence, dont la violence faite au consentement – dont on doit souligner toute la gravité – est une espèce. En effet, la relation adultérine et, plus généralement, le désir concupiscent, qui commence par l’intention et le regard de convoitise, sont eux aussi violents à l’égard d’autrui. En effet, est violent ce qui dénature ; en son essence, la violence détruit l’essence d’une réalité (chose, personne, événement, relation). Or, la personne humaine est un sujet libre. Mais, en objectivant l’autre, c’est-à-dire en le réifiant, le regard concupiscent nie sa subjectivité, fait de lui (qui peut être mon conjoint, va jusqu’à dire Jean-Paul ii) un moyen pour satisfaire ma convoitise. Donc, la violence adultérine commence par le regard. À une époque où l’unique faute tend à se concentrer dans le déni de consentement et où la norme sexuelle se réduit au seul respect de celui-ci, il est essentiel de rappeler qu’il existe une autre violence – et c’est ce que fait Jean-Paul ii dans ses longues analyses de la parole du Christ en Mt 5,27-28 27.
Disons plus. Jusqu’à plus ample analyse, la violence faite au consentement d’autrui trouve sa source dans cette première violence, celle de la concupiscence, ce qui ne signifie surtout pas qu’elle se réduit à elle : le prédateur viole sa proie en acte seulement parce que d’abord il l’a violentée par ce désir qui l’a réduite à être un objet, un moyen, un instrument et une chose – « l’œil est la lampe du corps », c’est-à-dire de la personne (Mt 6,22). En ajoutant cette précision pour moi capitale, suis-je donc subrepticement en train de résorber le viol dans le libertinage ? Nullement. Pour le comprendre, il faut introduire une distinction, entre espèce (ou essence) et cause. Oui, quant à l’objet ou l’essence, viol et libertinage sont spécifiquement distincts ; et il faut ajouter que, bien évidemment, la gravité du premier est bien supérieure à celle du regard de concupiscence. Mais je ne vois pas d’autre source ultime au viol et à l’abus que cette négation de l’altérité, c’est-à-dire cette instrumentalisation et cette choséification de la personne qui est au centre de la norme utilitariste en général (dénoncée dans Amour et responsabilité) et du regard de convoitise dans une interaction sexuelle en particulier – concupiscence dont on ne soulignera jamais assez la violence.
Je conclurai sur un point de convergence d’importance. Au terme du chapitre sur la théologie du corps, Le silence de l’agneau affirme : « les fidèles catholiques […] les plus attachés à l’héritage du pape polonais […] pourront certainement utiliser la véritable fertilité de sa pensée pour combler les gouffres qu’il n’a pas voulu affronter » (p. 118). Ma critique aurait dû honorer cette belle ouverture. La pensée de saint Jean-Paul ii est assurément un point de départ ; mais elle n’est tout aussi assurément pas un point d’arrivée : les exposés de la théologie du corps doivent aujourd’hui prendre en compte de manière beaucoup plus explicite la place du consentement dans la communion des personnes et ses graves défaillances qui peuvent aller jusqu’au viol.
Pascal Ide
25 Je renvoie sur ce point aux enseignements de St Thomas (ST Ia-IIæ, q. 18, a. 2) repris et approfondis par Jean-Paul ii dans l’encyclique Veritatis splendor, n. 70s.
26 Ces actes caractérisent ce que certains appellent les « sauveteurs » (cf. P. Ide, Le triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2018, chap. 6).
27 Cette objectivation induite par le regard est aujourd’hui confirmée en neurosciences : cf. P. Ide, « Le regard de concupiscence à la lumière des sciences », Ecce corpus. Revue universitaire d’anthropologie théologique 10 (mai 2024), p. 83-105.