Le jour de sa mort, en pleine agonie, Thérèse a cette parole : « Je n’ai jamais cherché que la vérité ; oui, j’ai compris l’humilité du cœur1. » Alors que sa vie se brise dans une grande souffrance vient une pensée qui pourrait être celle d’un philosophe – une pensée pour la vérité. Il est vrai que Thérèse pense à la vérité, objet de son désir continu, sans avoir développé une pensée de la vérité ; c’est bien là son humilité. Mais c’est par et pour cette recherche qu’elle a donné sa vie, sans déchirement ni conditions qui emmènent dans l’irréel. Elle meurt étouffée par la tuberculose.
Il y a un autre jour, celui du dimanche de Pâques en 1896 : l’âme de Thérèse est envahie par les ténèbres les plus épaisses, rongée par un doute subit, si profond qu’il laisse entrer l’athéisme en elle – le Ciel n’existe pas. Elle a rêvé, son désir si intense lui a fait perdre cette réalité ; la voici dans l’illusion, la nuit qui ne mène nulle part. Ce jour est devenu le quotidien de Thérèse.
Alors, pourquoi ce mot « la vérité » ? Pourquoi penser à la vérité, dans une telle détresse ? Comment prendre au sérieux cette pensée, si elle n’est qu’une simple prière adressée à la vérité, comme « un élan du cœur », « un simple regard vers le Ciel », « un cri de reconnaissance et d’amour2 » ? Comment ne pas affirmer trop rapidement que la vérité, c’est Dieu ? Ce serait précisément négliger l’épreuve de Thérèse : elle veut croire. Comme si elle avait perdu la foi. Cet irréel du présent fait souffrir. Il chasse Dieu dans l’irréel, la nuit dans laquelle il faut pourtant avancer.
Ne reste que ce désir de la vérité, qui appelle une pensée dénuée de toute prétention à saisir son objet : cette pensée s’ouvre au contact et, par le seul contact de son objet, s’ouvre comme un fruit au soleil. Cette pensée à la vérité n’est pas la conscience de quelque chose : celle-ci se défait, elle n’est plus qu’intention. Alors la confiance prend le relais. Comment comprendre que penser, c’est aussi croire ? Comment ce croire pourra-t-il jamais faire entrer dans la vérité ?
Tâchons donc d’approcher la souffrance de Thérèse : elle n’est pas seulement accidentelle, elle structure le moi de la jeune femme. La décrire ne suffit pas ; il faudra faire apparaître cette intime structure qui appelle une pensée du désir, et d’un désir métaphysique, avant de montrer que la pensée même de Thérèse, qui ne pense pas un objet mais qui pense à un Autre, se fonde sur la relation, une relation devenant primordiale à mesure que cet Autre ne paraît plus. Dans la nuit, l’objet se dissout, et avec lui, le monde. Alors, la confiance seule replace dans la réalité.
I Le moi et la souffrance
1 L’enfermement en soi-même
Thérèse a beaucoup souffert – deuil, séparation, maladie. Chaque nouvelle épreuve a réactivé en elle une angoisse d’abandon. Cette angoisse, c’est la perte de l’autre, que celui-ci soit mort ou absent, séparé par le corps ou par l’esprit. Thérèse perd sa mère à l’âge de quatre ans ; Pauline, sa mère de substitution, entre au carmel lorsqu’elle a neuf ans ; puis Marie, son autre sœur aînée, rejoint Pauline, et Thérèse n’a que treize ans. Sa propre entrée au carmel est marquée par la disparition de son père qui, atteint d’une artériosclérose cérébrale, finit par être interné à l’asile de Caen, en février 1889. Il meurt cinq ans plus tard ; à vingt-et-un ans, Thérèse est orpheline.
Dans la maladie, la souffrance devient de plus en plus intime, elle fait corps avec le « moi » au point de ne pouvoir s’en distinguer. On pense bien sûr à la tuberculose qui a emporté Thérèse, après des mois de douleurs intenses. Mais il y a surtout la souffrance de l’âme qui enferme en soi-même. Pendant son enfance, Thérèse a connu « la terrible maladie des scrupules3 » qui n’a rien d’une pathologie psychique. Dans cette souffrance, le « moi », pris dans les rets d’une culpabilité imaginaire, tourne dans un « cercle étroit4 », impossible à rompre. Plus significative encore apparaît « l’étrange maladie5 » subie lorsqu’elle n’a que dix ans : après le départ de Pauline, Thérèse, brisée par la séparation et le sentiment d’abandon, tombe gravement malade, et se met à délirer. En rapportant ce fait, Thérèse affirme sa conviction de n’avoir jamais perdu la conscience : elle se voyait elle-même prisonnière d’un corps cloué au lit et d’un esprit contraint, forcé de se manifester sous la forme de la déraison. Un tel déchirement entre cette conscience, non altérée, et ces manifestations lui impose une souffrance indicible. Cette souffrance a suscité bien des interrogations sur le plan médical. Décrivons seulement l’enfermement de Thérèse, sans entrer dans l’exploration psychologique.
Il n’est pas surprenant que j’aie craint d’avoir paru malade sans l’être en effet, car je disais et je faisais des choses que je ne pensais pas, presque toujours je paraissais en délire, disant des paroles qui n’avaient pas de sens et cependant je suis sûre de n’avoir pas été privée un seul instant de l’usage de ma raison (…) je me rappelle encore de tout6.
Cet enfermement se conçoit comme une division du moi, à la fois sujet et objet de la même représentation. Faisons parler la conscience, fragilisée dans cette épreuve :
Je me représente moi-même, dans une telle souffrance, je me vois moi-même objet – un objet qui se présente sous le regard comme n’importe quel objet environnant. Je suis là comme dans un décor où se joue une scène, mais je suis absente de la relation avec les autres. Je m’abstrais, bien involontairement, de la relation et du réel que les autres partagent, tout en restant fixée et attachée au monde. Me voici en image, en apparence de moi-même.
La conscience n’est plus réflexive, mais représentative : tout retour en soi-même s’avère impossible, seule demeure la vision figée d’un « moi » qui a perdu sa liberté. Être enfermé, en ce sens, c’est être fixé à soi dans et par la représentation de soi ; et dans cette sphère de la représentation, c’est toujours le même qui se montre – le moi « idem », le moi qui a une identité à conquérir en dépit des transformations qu’il a vécues. « Je suis dans l’image de moi comme en moi-même ; mais ce “comme” indique la division qui enferme. Je cherche alors à me raccrocher à moi-même, dans la souffrance, puisque je suis confrontée à du non-moi. » Le non-moi peut altérer le moi de l’intérieur : « il me rend autre, dans l’aliénation. » Dans cette souffrance, apparaît un moi qui ne peut pas ne pas adhérer, coller à lui-même. Ainsi, l’enfermement en soi-même est bien l’effet essentiel de cette souffrance. Mais qu’en est-il de sa nature ?
2 Épuration de soi
De fait, le moi, divisé dans la représentation, peut se réduire à une apparence de moi lorsqu’il subit une telle souffrance. À cette apparence de « moi » ne peut répondre qu’une apparition de l’autre. C’est bien ce que Thérèse enfant a vécu, dans l’expérience du « ravissant sourire de la Vierge7 ». Dans cette expérience, le moi de la représentation, vidé de sa substance, se laisse remplir par le don même de l’autre. La souffrance chez Thérèse fait comprendre qu’elle pourrait bien ne pas tant enfermer en soi qu’épurer le moi. Épurer le moi, ce n’est pas lui retirer sa valeur, ni le désessentialiser, mais le libérer en le débarrassant de ce qui n’est pas lui. Dans la souffrance, il est purifié de tout ce qui le rendait étranger à lui-même. L’enfermement le réduisait à une identité qu’il fallait désespérément maintenir face à la menace du non-moi. L’épuration, au contraire, permet d’accéder à la singularité du moi, ce qui fait qu’il est lui, et non un autre.
Cette épuration ne va pas de soi. Elle demande un moi qui désire. Un moi ouvert par le désir. Le moi de Thérèse fait donc l’épreuve d’un écart déchirant entre son désir de sainteté et la réalité, sa faiblesse, qui lui résiste. Rien ne peut combler cet écart qui structure le moi de Thérèse – un moi qui pourrait être celui de tout autre désirant.
Imaginons un instant que l’on puisse rabattre sans médiations l’objet désiré sur la réalité. Ce serait tout d’abord, pour ce qui est de la réalité, « se mêler de créer », selon le mot de Thérèse qui évoque l’inquiétude de l’avenir comme un manque de confiance8. Ce péché serait porter la main sur la création pour l’enfermer et la posséder. Surtout, le moi deviendrait injuste au sens pascalien : la réalisation immédiate de l’objet désiré ferait du moi un tyran. Le tyran demande l’amour à l’autre tout en lui refusant le don de ce même amour. Thérèse savait que ses désirs « étaient des richesses qui pourraient bien [la] rendre injuste9 ». Il est donc impossible de réduire cet écart si douloureux entre l’objet du désir et sa réalisation, sans risquer de tomber non plus dans la souffrance, mais dans le péché. Ce décalage entre les grands désirs et l’impuissance réelle est ainsi constitutif du moi lui-même… L’impuissance de Thérèse qui se heurte à la réalité est à la fois un obstacle à la réalisation de ses désirs et la condition négative de cette réalisation.
La confiance de Thérèse, essentielle dans la découverte de « la petite voie », ou « la voie de l’enfance spirituelle », incarne la médiation requise pour réconcilier le désir avec la réalité qui lui résiste et le contrarie. De l’impuissance du désir à se réaliser lui-même, la confiance fait une force. Thérèse a retrouvé la force d’âme de sa petite enfance au moment de la nuit de Noël 1888 – nuit qu’elle a appelée « nuit de ma conversion10 ». Dans les faits, rien d’extraordinaire : un père fatigué, peut-être même lassé par les enfantillages de ses filles ; une adolescente qui, percevant cette lassitude, prend sur elle-même pour ne pas céder à son hypersensibilité naturelle ; la sœur de cette jeune fille qui veut la protéger. Mais tout se joue au moment où Thérèse fait ce « grand effort11 » pour s’oublier elle-même, après avoir reçu de la communion avec Jésus-hostie la force de le vouloir. Cet acte de confiance fait entrer Thérèse dans la réalité humaine, en l’aidant à sortir de l’enfance : Thérèse peut enfin pratiquer la charité de façon effective. Elle s’oublie « pour faire plaisir12 » : son amour pour les siens devient oblatif par la confiance. C’est par la confiance que la souffrance émonde le moi, et non par le sacrifice.
En effet, le moi de Thérèse est épuré et non réduit à néant : il perd la culpabilité qui l’empêchait d’être lui-même pour devenir enfin capable de l’autre. Il sort de ce mécanisme psychologique qui l’entraînait vers la négation de lui-même. Une telle logique se produit insidieusement lorsque le moi se sent coupable et se regarde lui-même. Le sacrifice, pris en ce sens psychologique, enferme le moi dans la représentation : dans sa logique, je me vois moi-même qui me rabaisse pour faire exister un autre moi. Mais s’agit-il vraiment de l’autre en ce cas ? La désincarnation, c’est donc la production d’un autre moi, par moi-même, selon ma propre ambivalence. Ce n’est jamais l’apparition d’un autre que moi, puisque le sacrifice annule la relation avec autrui. Non, le moi de Thérèse s’incarne au contraire en étant débarrassé de la représentation de lui-même : « faire plaisir », c’est faire, poser un acte qui brise le cercle du moi qui était à la fois sujet représentant et objet représenté. « M’oublier pour faire plaisir13 », ce n’est pas « me faire oublier pour plaire » ! Le sacrifice désincarne en singeant le principe même de l’incarnation, si clairement dit et vécu par Jean le Baptiste : « Il faut que je m’abaisse pour que Lui grandisse » (Jn 3,30). Seule la confiance peut libérer de cette logique en épurant le moi, sans le réduire. Thérèse dévale ainsi les escaliers en courant vers son père et sa sœur pour déballer les cadeaux de Noël en riant, toute joyeuse : elle devient enfin elle-même. Elle avait besoin de ce « moi » simplifié, purifié de ce sacrifice qui contrefait le don de soi. La voici désormais capable de l’autre, et donnée à lui. Cette conversion porte aussitôt du fruit : Thérèse obtient le signe de celle d’un grand criminel, Pranzini, qui embrasse trois fois in extremis le crucifix qui lui a été présenté.
Thérèse a vécu ce mystère d’une souffrance qui embrasse le moi dans tout son être, au risque de le détruire, ou au contraire, en l’ouvrant à sa vérité. Souffrir, c’est éprouver cet équilibre instable entre l’enfermement et l’ouverture ; c’est cela, vivre. Thérèse court dans l’escalier, elle sort de l’état d’enfance pour entrer dans l’esprit qui donne de se donner : le moi n’est plus figé, englué dans l’image de lui-même qui le renvoie sans cesse à ce qu’il est – coupable, pécheur. Il s’anime : c’est pour lui la révélation de qui il est, son essence apparaît dans le mouvement. L’essence n’enferme personne tant que cette personne se laisse percevoir dans son élan propre. Thérèse ne s’est pas souciée de sa propre essence. Elle a vécu dans et par le regard de Dieu. L’essence n’est pas de l’ordre de la représentation, mais bien de l’ordre de ce regard du cœur pascalien : n’est-elle pas ce que l’autre perçoit de moi, ce visage ou plutôt ce parfum qui émane de moi, et que je ne savais pas ? Cette émanation n’est-elle pas la vérité de moi – une vérité qui m’échappe à moi, puisqu’elle est par et pour l’autre ?
3 La confiance et le désir
Sortie d’elle-même, Thérèse ne réprime plus l’élan de ses immenses désirs. Cet élan est l’expression la plus pure du moi éprouvé par la souffrance. Le désir n’est pas, pour autant, un rempart contre la souffrance, au contraire : les grands désirs de Thérèse lui font vivre, selon ses mots, « un véritable martyre14 ». Pourquoi ? Le désir suffit-il si l’on veut aimer en vérité ? Aimer en vérité, n’est-ce pas prouver son amour par des œuvres, des actions qui changent le monde ? C’est la question qui habite Thérèse : aimer en vérité, est-ce se contenter de désirer ? Le désir serait-il une œuvre, lui qui n’introduit pas de nouveauté dans l’ordre du monde ? Jusqu’où faut-il croire en son désir ? Y croire, est-ce le réaliser ? Mais comment réaliser le désir, quel qu’il soit, s’il nous amène à sortir du sillon étroit que forme notre humaine réalité, s’il apparaît, en un mot, comme un délire ? Cette question traverse toute la pensée de Thérèse qui, par son expérience de la souffrance, sait bien son impuissance. Pourtant, c’est en demeurant désir que le désir est le plus fécond.
Thérèse n’a pas choisi de changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde : ce n’est pas l’action réussie, accomplie, qui rend possible l’amour vrai, celui qui s’épanouit dans le « vrai de la vie15 ». Précisément, c’est le désir accepté, amer et goûté dans son amertume même parce qu’il n’est pas réalisé. Elle met sa joie dans le désir lui-même, avant même de chercher à en cueillir le fruit, et posséder ce fruit. Le désir n’est pas désiré comme tel, il n’est pas désiré pour lui-même : ce n’est pas le désir laissé à lui-même, à l’état de désir, « demeuré désir », selon le mot du poète, mais le désir demeurant désir, le désir œuvrant par lui-même à la réalisation non pas de lui-même, mais de l’amour. Le désir en son ordre propre est déjà une œuvre. Il ne peut donc jamais décevoir. Le désir ne déçoit que s’il est confondu avec son objet. Ainsi, il se réduit à un mécanisme de projection lorsqu’il est réduit à son objet. En le laissant s’épuiser immédiatement dans son objet, je réduis à néant la tension, l’élan, qui le constitue, rabattu sur l’objet. La fascination de l’objet à obtenir a annulé la continuité de l’élan, l’effort. Du désir, une fois laissé en état d’inertie, et sans conscience de l’élan lui-même, il ne reste qu’un délire.
Prenons les choses autrement, comme l’a fait la petite Thérèse qui, toute sa vie, a cherché à remonter la pente de la nature pour la dépasser. Prenons le désir à la source, il retrouvera toute son essence d’élan continu. Et nous entrerons dans l’ordre de la confiance qui se passe de résultats, de preuves. Le désir devient alors lui-même désintéressé, épuré, simplifié parce qu’il sait d’où il vient – de Dieu lui-même : « plus vous voulez donner, plus vous faites désirer16 »… Le désir est mis en nous par Dieu lui-même. Le désir n’est pas une donnée de notre humanité dont l’auteur serait anonyme : précisément, il donne un visage à celui qui le met en nous : Dieu. Le désir ne peut venir de moi-même dans l’ordre de la confiance. La confiance fait passer Dieu du côté de la source du désir : il n’en est pas l’objet, en réalité. Il devient ainsi l’Autre que moi, et non l’autre moi que le Dieu-objet du désir laissait planer. L’ambiguïté est levée dans ce passage de l’ordre de la conscience à celui de la confiance. Il s’agit alors d’un désir sans visée, d’un élan vers un visage qui se donne, épuré à son tour, comme le désir : la Sainte Face. Thérèse porte le nom de ce visage qui est peut-être celui de tous les visages, parce que, mort, il donne encore la vie à ceux qui le regardent, la vie à l’état pur, sans autre expression que ces paupières closes qui laissent pudiquement entrevoir un amour possible.
Mis en nous, inspiré par Dieu, le désir est fait pour se réaliser. Encore est-il nécessaire de faire confiance en la confiance elle-même. Thérèse n’a jamais renoncé à ses désirs, qu’ils soient grands – être en lien avec un prêtre missionnaire, voir sa sœur Céline entrer au carmel, par exemple – ou petits – voir la neige le jour de sa profession, au printemps. Il n’y a pas de principe de réalité à accepter, ni de refus de céder au principe de plaisir : la confiance s’inscrit dans la dynamique du désir tout en le justifiant, le rectifiant s’il tend à transgresser la conscience.
Thérèse désire être sainte, mais elle constate, en se comparant aux saints, son incapacité à s’élever pour être comme eux17. Ce « comme » deviendra une participation. En effet, entre son désir de sainteté et son impuissance à « se grandir » pour atteindre les sommets de la vie spirituelle, il y a la résistance de la réalité elle-même : « il y a entre eux (les saints) et moi la même différence qui existe entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants18. » Thérèse est réaliste : il y a la force ascendante de son désir, et celle, descendante, comme pesante, de la réalité qui la réduit à l’impuissance. Mais ces deux forces ne se rencontrent pas : elles sont séparées par un écart qui est le lieu même de l’acte de confiance, de l’audace : « mais je veux chercher le moyen d’aller au Ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle19. » Ce n’est pas l’inertie que produisent ces deux forces qui ne se rencontrent pas, mais bien le mouvement : elles s’animent sous l’impulsion de l’acte de confiance ; le mouvement est celui d’une rotation qui entraîne la réalité soumise à la force de la pesanteur vers la force du désir qui s’élève. C’est la vie même qui se met en branle, parce que la confiance déplace les deux forces, décentre Thérèse d’elle-même, découvre la place de l’Autre qui vient à elle : l’ascenseur recherché par Thérèse pour s’élever, ce sont les bras de Jésus lui-même ! L’Autre est celui qui vient chercher l’être désirant. Le désir confiant est appel de cet Autre. Mais pour que ce désir soit efficace, il faut rester « petite », devenir de plus en plus petite. Si je me grandissais moi-même, prétendant conquérir l’objet de mon désir et le gagner sur la réalité et sa pesanteur, la rencontre des deux forces serait inévitable, et signerait l’annulation de mon désir, la mort.
C’est donc par l’Autre que mon désir se réalise. Thérèse pressentait sûrement que son désir de sainteté était exaucé. Pour autant, est-ce vraiment la sainteté qu’elle désirait pour elle-même ? N’est-ce pas plutôt l’Autre qui est désiré par un désir émancipé de son objet ? Alors, n’est-ce pas le désir qui agit de lui-même, sans s’abîmer dans l’objet, pour revenir à sa source ? Le désir irréalisé dans l’objet est le plus fécond : il est semblable à l’eau que Jésus donne à boire à la samaritaine ; cette eau qui jaillit comme source de vie éternelle en elle-même. Un désir qui se réalise dans l’ordre de la conscience devient visible, perceptible : il devient ceci ou cela qui est déterminé. Mais dans l’ordre de la confiance, le désir est à lui-même un chef d’œuvre qui ne paraît pas aux yeux des mortels, un chef d’œuvre invisible, connu par Dieu seul. Thérèse a compris cela : ses désirs nombreux et variés se sont certes réalisés concrètement, mais ce n’est pas pour cette réalisation qu’elle a désiré, c’est pour exercer sa confiance, afin de croire de source sûre que le désir suffit à Dieu.
II Le désir métaphysique de Thérèse
La souffrance de Thérèse ne pouvait pas ne pas la pousser à rechercher la vérité. Il y a une nécessité dans la souffrance qui n’est jamais nécessité de la souffrance. De fait, la souffrance est : cela suffit à montrer qu’elle n’a pas à être. Reste à savoir comment souffrir, lorsqu’elle vient à soi. Thérèse, malade, se demande si elle « souffre bien », dans les Derniers entretiens. Elle a longtemps exprimé aussi son désir de souffrir20… Thérèse aurait-elle donc tant souffert parce qu’elle l’a désiré ? Dieu lui aurait-il donné ce désir de souffrir pour la faire souffrir, parce que la souffrance serait rédemptrice ? La souffrance est nécessaire, mais le désir, dans la souffrance, l’est tout autant. Le désir de souffrance est encore une expression de cette nécessité : la souffrance n’est pas désirable en elle-même, mais elle libère le désir qui seul rend la vie possible. Là encore, le désir reconduit à sa source, et n’est pas de l’ordre de la visée. Vivre, dans la souffrance, c’est désirer, et ne pas pouvoir réaliser son désir, ni s’accomplir au sens humaniste du terme. Mais le désir relie à la vie même, plutôt qu’à soi. C’est là tout le sens de la souffrance : elle ne peut pas avoir le dernier mot, elle n’est pas la vérité du moi souffrant. Souffrir, c’est croire cela : « je suis seul, je souffre trop ». Mais ma souffrance fait signe vers autre chose, dans son excès : la vérité, ce n’est pas moi, elle est ailleurs, il faut la rechercher. Ici commence le désir dans sa propre vérité, le désir métaphysique de Thérèse. En d’autres termes : si le désir demeure, irréalisé, que devient-il ? À quelle réalité son élan ouvre-t-il ?
1 La vérité du désir : l’Autre
Thérèse se souvient que la vie sur terre est exil, et que la vraie Patrie n’est pas ici. C’est là l’expression essentielle de son désir – désir de l’ailleurs, de l’autre, de l’autrement. Son désir est un élan vers l’Autre, sans retour sur elle-même. N’est-ce pas là l’essence même du désir qui n’est pas plus besoin que volonté ?
« La vraie vie est absente. » Mais nous sommes au monde. La métaphysique surgit et se maintient dans cet alibi. Elle est tournée vers « l’ailleurs », et « l’autrement », et l’« autre ».
Ces mots de Levinas, dans la première page de Totalité et infini, disent le désir métaphysique qui tend vers tout autre chose, vers l’absolument autre. Le besoin dissout l’altérité en la consommant par le retour à moi qui pense, moi qui possède. Tout autre est le désir qui « n’aspire pas au retour, car il est désir d’un pays où nous ne naquîmes point ». Toute la structure du moi de Thérèse est là, dans sa relation avec l’invisible. Sa pensée met au jour une nouveauté : l’Autre n’est pas tant le désiré que celui qui met en moi le désir. L’Autre est le désir premier.
C’est précisément parce que l’Autre donne le désir, chez Thérèse, qu’il y a retour à la source du désir, sa propre source, son origine. Laissé à lui-même, le désir revient de lui-même à Dieu. L’Autre, en ce sens, n’est pas tant dans l’autrement que moi, qu’en moi-même aussi : mon désir me relie à Lui qui se donne à moi, en moi. Il s’agit ici d’un Autre dont l’essence est pauvreté, comblée de ne rien posséder du tout, et de n’être que désir Lui-même. Le désir est relation non pas abstraite, mais mouvement, vie, visage. Il va et vient entre Thérèse et Dieu : « Mon bien-aimé, beauté suprême, à moi. Tu te donnes toi-même, mais en retour Jésus je t’aime, et ma vie n’est qu’un seul acte d’amour21 ». Il n’y a pas seulement appel de l’Autre, puisqu’Il se donne lui-même à moi ; il n’y a pas seulement réponse et responsabilité de moi à son égard, puisque c’est en retour que je l’aime, recevant de lui-même le don d’aimer. Le désir semble me traverser puisqu’il n’est pas de moi ; mais il me revient de suivre son élan, de l’accompagner. L’Autre ne saurait m’élire sans se donner lui-même totalement à moi. L’Autre est alors une transcendance qui se donne elle-même : cela implique que la présence de Dieu en moi, fini, n’est pas réelle sans ce don de Lui-même à moi. Autrement dit, il faut concevoir cette présence comme un mouvement, un élan, un esprit qui déplace, décentre, ouvre le moi de l’intérieur. C’est le don qui fait de moi une réponse… non une exigence. Le don de cette transcendance elle-même à moi réduit la distance entre elle et moi, mais pour le comprendre, il faut entrer dans l’ordre de la confiance.
Cela suppose d’y entrer en empruntant l’étroit chemin du désir qui est mis en moi par Dieu lui-même, selon Thérèse. Le désir est comme l’idée de l’infini cartésienne, mis dans la pensée par Dieu lui-même : « le bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables22 ». De même, chez Levinas, la relation à l’infini est bien de l’ordre du Désir : « le Désir est comme une pensée qui pense plus qu’elle ne pense, ou plus que ce qu’elle pense23. » En effet, le désir de Thérèse est déjà pensée, une pensée épurée, dépouillée de ces raisonnements, ces calculs, cette claire et superficielle vision des choses qui occultent son essence propre – une essence de désir, un désir de l’inconditionné qui conduit directement à la métaphysique. Cette pensée déborde son objet, donne plus que ce qu’il faut pour le penser. Elle est don. La pensée de Thérèse donne de penser : c’est à la source de la pensée qu’il faut se situer, au cœur du cœur du moi, à l’origine de sa vie.
De cette pensée qui est don, il faut prendre la mesure en lisant « l’Acte d’offrande de moi-même comme Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux du Bon Dieu ». Thérèse désire se donner elle-même à Celui qui lui en donne la capacité. Le moi n’est pas simplement ici un réceptacle qui accueille les flots de l’amour divin. Ce moi se reçoit lui-même totalement de l’Autre : « les trésors infinis des mérites [de votre Fils] sont à moi ». Le moi qui était bien sujet, au nominatif, dans la première proposition qui exprime le désir d’aimer, devient ce « à moi » au datif qui reçoit le don d’amour. Le moi se singularise dans cet accueil du don : le moi au datif, c’est moi-ipse, moi, Thérèse, moi, et personne d’autre. C’est là l’expression d’une confiance radicale en l’Autre : c’est à moi en particulier qu’Il se donne, je suis l’unique à Ses yeux. Cette conviction, chez Thérèse, donne la possibilité de penser que le moi n’est ni à sacrifier, ni à rechercher dans l’identification : il est tout entier l’unique qui se reçoit du Don… et l’Autre devient ce moi à son tour, sans lui usurper sa place : « d’être vous-même ma Sainteté ». Il y a réciprocité : ce que Dieu désire devient ce que je désire et réciproquement. Le Je et le Vous restent distincts, différenciés par leur union même : c’est la relation.
Dans l’ordre de la confiance, la relation devient absolue et essentielle ; dans l’ordre de la conscience, elle reste relative aux sujets qui la composent. La relation existe en elle-même et pour elle-même dans ce texte : l’Autre supplée à ma faiblesse en se donnant lui-même. C’est une relation d’autant plus profonde qu’elle est asymétrique : Thérèse sait bien qu’elle ne peut rien donner d’elle-même au bon Dieu (« toutes nos justices ont des taches à vos yeux »). Elle reçoit tout, et elle donne ce qu’elle n’a pas, c’est-à-dire tout, y compris elle-même. Le Don lui-même donne non pas ce qu’il a, mais ce qu’il est, d’où son essentielle pauvreté. Et, pour donner encore, Thérèse ne veut posséder que le Don : « recevoir de votre Amour la possession éternelle de Vous-même ». Elle a très bien compris les dimensions de la pauvreté de Dieu, dans et par sa pratique de l’humilité. C’est en se donnant qu’elle se singularise. L’élection par autrui ne suffit peut-être pas pour devenir une ipséité : encore est-il nécessaire de recevoir l’initiative de se donner soi-même. Cet accueil d’une telle initiative est rendu possible par le désir lui-même, mis en soi-même par l’Autre.
Ainsi, c’est bien un désir métaphysique qui conduit Thérèse à Dieu, le tout Autre qui est source de son désir. Il s’agit d’un acte de confiance qui se reçoit d’un autre acte – celui d’un Dieu qui se donne lui-même par amour. Peut-on, alors, parler d’un contact entre Thérèse et Dieu ? Un contact qui signerait le caractère mystique de sa relation avec Dieu ? En effet, si l’on demande avec Bergson24 que la mystique soit dépouillée, épurée de toutes extases, visions, ravissements, et autres manifestations surnaturelles, alors il faut affirmer qu’elle est contact avec l’effort créateur que Dieu est. Le grand mystique chrétien est homme d’action, et créateur, parce que sa volonté se confond avec la volonté divine. En d’autres termes, la contemplation mystique s’abîmant dans l’action, le mystique devient capable de vouloir ce que Dieu veut Lui-même. Cette âme, comme le fer rougi par le feu divin, définit le mysticisme pur, et complet. C’est une fusion qui, comme Thérèse l’a vécue lors de sa première communion, rend superflus les demandes, les luttes, les sacrifices. De ce moment, Thérèse dit : « ce n’était plus un regard, mais une fusion, ils n’étaient plus deux, Thérèse avait disparu, comme la goutte d’eau qui se perd au sein de l’océan25 ». Il y a bien ici contact, et non plus extériorité, entre Dieu et l’âme, parce que la vision est dépassée. À ce moment-là, Thérèse est bien l’âme mystique explorée par Bergson.
Seulement voilà, Thérèse a grandi dans la souffrance. Bergson n’évoque pas cette souffrance de l’âme mystique, puisque cette souffrance n’est pas tolérable dans le seul ordre de la conscience. Précisément, si le désir devient folie, délire, c’est que celui qui le vit n’a pas encore accompli le saut qualitatif qui fait entrer dans l’ordre de la confiance. La souffrance morale, ou psychique, fait sortir la pensée du raisonnement : la pensée devient un cri « ma folie à moi, c’est d’espérer (…)26 ». Le désir se fait si pauvre, passé par le creuset de la souffrance, qu’il devient simple espoir. Dans la souffrance, la fusion avec l’Autre n’est plus possible, parce qu’elle n’est pas souhaitable, ni même envisageable ! C’est donc bien un acte d’offrande à Dieu que Thérèse accomplit en répondant à l’acte de Dieu qui s’est donné Lui-même. Il y a deux actes distincts, un écart irréductible. Cet écart est fécond qui laisse la place au désir métaphysique. Thérèse est bien devant le tout Autre, sans aucun doute.
Et pourtant, resurgit une angoisse de fond, une angoisse propre à la petite Thérèse : et si l’Autre venait à disparaître… la relation tiendrait-elle encore ? Qu’en resterait-il ?
2 Quand l’Autre ne paraît plus…
Le désir de Thérèse est d’autant plus métaphysique que l’Autre, tant désiré, si aimant, n’apparaîtra plus, et laissera se déployer, dans toute sa vigueur, la relation. Cette disparition de l’Autre fait voir autrement.
Cette nuit de la foi, Thérèse l’appelle aussi « nuit du néant27 ». Cette expression a une radicalité que ne connaît pas cette autre formule : « nuit obscure ». En effet, l’obscurité, les ténèbres, deviennent ici quelque chose, et quelque chose qui, en réalité, n’existe pas. Ce mécanisme par lequel s’annule l’existence de quelque chose qui semblait être, c’est exactement celui de la psychologie de Thérèse qui entend les moqueries des ténèbres empruntant la voix des pécheurs :
Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums, tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent ! Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant28.
Ce mécanisme réduit le désir à un rêve, l’Amour au Créateur de merveilles, si loin de ses créatures, la vérité à l’illusion, la Vie même à la mort, le Don à l’enfermement, l’être au néant. C’est la destruction même de l’Acte d’offrande que Thérèse avait déjà réalisé – le mal, innommable. Dans la nuit obscure, l’obscurité est de l’ordre de la psychologie : c’est l’âme qui ne voit plus l’Être de son désir. Mais, dans cette nuit du néant, l’obscurité devient ontologique : c’est l’Être lui-même qui est singé, réduit à une apparence qui laisse seulement voir que la réalité, c’est le néant. Il est aussi possible de reprendre la critique bergsonienne du néant pour montrer que l’autre est nié par l’idée même de néant ; c’est lui-même et lui seul qui est nié, visé par le mal qui condamne l’accès à l’Autre. C’est alors la mort sans Dieu que vit Thérèse. La nuit s’anime, et la vie s’abîme, devient l’activité même de la mort. Ce n’est pas la fin de la contemplation de Dieu, ni de l’action charitable. C’est la mort qui fait son œuvre de destruction de la vie. Les ténèbres parlent : l’angoisse fait déjà basculer dans l’irréel, personne ne parle en réalité. Thérèse finit par se taire, par peur de blasphémer.
Dans une telle souffrance, l’Autre n’est plus accessible : « tout a disparu29 ! » Cette souffrance, « la mort », devient la seule réalité, et même ce réel qui surgit juste après la désillusion, cette obscure lumière portée par la lucidité. L’Autre n’est plus donné ni dans le réel, ni dans le cœur : « mais le pur amour est-il bien dans mon cœur30 ? ». Il a été rêvé. Qu’en reste-t-il ? S’il s’est vraiment donné Lui-même, comment retrouver la trace de ce don ? Et si le don est rêvé, si le donné n’a pas été donné, qu’est-ce qui est réellement réel ? La souffrance atteint ici son degré le plus élevé : elle n’est pas seulement celle de Thérèse, cantonnée à sa psychologie, mais elle est celle de l’humanité qui pourrait bien n’avoir jamais été confiée à elle-même par quelqu’un, et par amour. La création se défait. Elle n’est plus dans l’attente d’une création nouvelle, c’est une création à l’envers. Telle serait la souffrance dans une dimension ontologique. L’être qui était n’était pas, en réalité. Cette agitation même est le fait du rêve que personne n’a expérimenté. Elle explique ce redoublement requis pour penser le réel – « le réellement réel » platonicien – puisqu’il faut sortir de l’illusion.
Thérèse s’offre alors à nouveau, en ouvrant la relation avec la Miséricorde à l’humanité tout entière. Le don d’elle-même au Don demeure dans la disparition. Ce don n’est plus pour elle, ni pour Dieu, mais pour les autres, tous les autres. C’est un acte d’offrande qui s’ouvre à l’horizontale, au monde, au risque d’être brisé par l’esprit du monde. La voici qui mange le pain des pécheurs, assise à la même table.
III Relation et réalité
Le choix d’ignorer le mal, si fidèle à l’esprit d’enfance, laisse une chance à la relation : l’Autre n’est pas atteint par le mal, il est absent, comme s’il dormait : « la jeune fille n’est pas morte, elle dort » (Mt 9,18-26). Thérèse évoque ce sommeil du Christ qui se trouve dans une barque, prise dans la tempête, avec les apôtres. « Qui donc voudra servir Jésus pour Lui-même31 ? », demande-t-elle à sa sœur Céline. De cette expression « pour Lui-même », l’esprit qui souffre ne retient que le « pour », l’intention, la tension vers l’Autre à défaut de sa présence à lui. Cette pure visée sans objet n’est rien ou presque, dans l’ordre de la conscience. Dans la confiance, vitale pour celui qui souffre, une telle tension s’avère déterminante, décisive. Elle suffira à Thérèse pour vivre, continuer à vivre. Dans cette conscience pathique et patiente, l’Autre se dérobe à soi, même à la foi : « Et je redouble de tendresse lorsqu’il [Jésus] se dérobe à ma foi32 », chante Thérèse. Apparaît dès lors la primauté de la relation, dans la souffrance : le moi ne fait plus face à l’Autre. Quand l’autre que soi perd la face dans l’effacement, ou la mort, restent de lui le goût du pain partagé, la brûlure au cœur. Ces traces de lui ne sont perceptibles qu’en se retournant, dans la rétrospection. La relation ne s’envisage pas. Tel est le premier effet de cette perte de l’Autre : l’abandon devient, plus que le don, l’essence même de la relation.
Le désir de Thérèse se transforme également, c’est le second effet : dans sa pauvreté, il la conduit à la considération des plus petites choses. La question n’est plus « où es-tu ? » qui fait encore écho à la recherche de la vérité de Dieu ou la vérité de l’homme ; elle devient « qu’est-ce qui est donné ? Qu’y a-t-il de réel ? » Cet « il y a » est révélé par la confiance ; la confiance replace dans la réalité.
1 La relation primordiale dans la souffrance : du don à l’abandon
Face à la disparition du visage de Dieu, Thérèse pourrait se sentir abandonnée, et se retirer en elle-même. Il n’en est rien, puisqu’elle choisit de s’abandonner encore à Celui qui se dérobe. La relation avec Dieu se manifeste alors autrement : l’Autre devient le « Voleur », comme le dit souvent Thérèse dans ses Dernières paroles. Et Thérèse ne résiste pas, elle le laisse faire. Il peut bien prendre sa vie ; il peut même lui ôter sa propre liberté de se donner elle-même. Telle est la conscience pathique : Thérèse se sait trop faible pour pouvoir s’approprier sa vie et s’appartenir comme un sujet libre. De fait, il n’est plus possible de se voir soi-même souffrant, tandis que la souffrance va s’approfondissant. S’éloigne la représentation plus ou moins vraie de soi-même, vient la vie de la conscience même : Thérèse voit et sent son âme « appuyée sans aucun appui ».
Elle s’abandonne à cet Autre, dans la confiance. Elle croit qu’elle sera reçue de Lui comme un don : en réalité, c’est-à-dire en revenant au mouvement vers la source même de la vie, le don ne se trouve pas du côté du moi, mais de l’autre qui aime en premier. C’est l’abandon au don de l’autre qui honore le don en lui-même. Il est l’essence même de la relation au cœur de la grande souffrance. Cet abandon n’est pourtant pas une démission de la volonté, mais un acte qui détourne de la tentation de se sacrifier. Le Voleur peut bien la prendre en otage : Il le fera sans violence, puisqu’Il s’est donné le premier. L’Autre n’est plus un idéal à conquérir : c’est en soi-même qu’Il se réalise. En effet, c’est précisément parce que Thérèse n’est pas devant l’Autre que cet Autre peut s’accomplir en elle-même. Le Christ ressuscité n’appartient plus au temps de l’histoire qui passe : nous pouvons dès lors le laisser vivre toujours ici et maintenant en nous-mêmes. Il suffit de renouveler notre désir dans la confiance que notre idéal se réalise en nous. Thérèse, dans l’abandon, continue de Le faire exister non plus en dehors, mais au-dedans d’elle-même.
2 La confiance replace dans la réalité : le ciel rapatrié
La souffrance manque de sens, non de réalité. La nier, ou la refuser, c’est encore ajouter de la souffrance : il y a donc nécessité à prendre sur soi une humanité qui a précédé et désiré sa délivrance ; c’est le « il faut » du Christ. Cette intime nécessité ne dit pas le sens de la souffrance, mais la réalité du don de Dieu, le réellement réel en ce monde. Cette nécessité ne s’abat pas sur soi de l’extérieur : elle est déjà une réalité assumée. Et cette réalité considérée pour elle-même, sans être ramenée à nos besoins, nos intérêts, nos catégories pour la concevoir, ne peut plus être le monde. Souffrir, c’est se voir privé de monde concrètement, dans l’isolement, psychologiquement, dans la solitude, et ontologiquement : c’est alors une ouverture à la réalité. Dans la souffrance, le monde perd son prestige, il n’est plus qu’illusion – illusion que la recherche de la vérité ne peut pas dissiper. Thérèse n’a jamais prétendu changer le monde de façon immédiate : elle souffrait trop pour être mondaine, et ne pas être « pauvre en monde ». Rien ne semble plus étranger à l’homme souffrant que l’être au monde. Le monde que l’on pense n’est plus le réel, et il est impossible de penser au monde : s’avère le divorce entre la pensée de quelque chose qui devient une idée, et la pensée à quelque chose qui ne peut plus être une idée, mais bien plutôt une valeur ou un mystère, quelqu’un. Le « je pense » de Thérèse est un acte de confiance, un retour à la source même de la pensée, une émotion qui déborde l’idée et la volonté même de penser :
Un jour une de mes maîtresses de l’Abbaye me demanda ce que je faisais les jours de congé lorsque j’étais seule. Je lui répondis que j’allais derrière mon lit dans un espace vide qui s’y trouvait et qu’il m’était facile de fermer avec le rideau et que là « je pensais » – Mais à quoi pensez-vous ? me dit-elle. – Je pense au bon Dieu, à la vie… à l’éternité, enfin je pense !…33
Ne restent que les plus petites choses matérielles – une épingle, une cruche fêlée, par exemple – et les plus petits vivants – une poule et ses poussins, une mouche, une fleur… L’abandon porte à leur donner de la considération : tout se passe comme si la perception du réel demandait seulement l’effort de s’engager en lui, d’apprendre à en être. Le réel n’est pas donné de façon impersonnelle, neutre, indifférente. Seule la confiance nous y fait entrer. C’est alors que les choses apparaissent au cœur plus qu’à la raison. Elles s’animent, et leur mouvement nous fait revenir à la vie jusqu’en son principe. Ainsi, la souffrance peut bien appauvrir la perception du réel : le mélancolique, par exemple, ne voit pas ce mécanisme de scotomisation ni d’amnésie sélective qui empêche d’accéder aux choses telles qu’elles sont. Mais l’acte de confiance ouvre à l’« il y a » qui perd ici son sens levinassien pour retrouver l’expression de l’esprit d’enfance, celle de la petite Thérèse qui découvre les jouets de Noël et s’exclame au fond « je choisis tout34 », je prends tout ce qui existe, parce que les trésors de Celui que j’aime sont à moi, parce que « tout est grâce ». Le « je pense » de la conscience chez Thérèse ouvre au réel comme le credo ouvre le cœur à Dieu. Il est même une forme de credo : la pensée n’est plus close, englobante et fermée sur l’objet ; elle s’ouvre comme un fruit mûr au soleil. Elle s’adonne à ce qu’elle pense ; telle est la réalité : ce n’est plus le Ciel qui apparaît en creusant le désir, mais bien le ciel visible. Dans la confiance, le visible devient la vérité d’une pensée vivante, tout oblative. Thérèse, dans ses dernières paroles, prend le parti de voir le ciel rapatrié, rien de plus.
La souffrance ouvre ainsi un chemin à la vérité, un chemin qui passe par une conscience relayée par la confiance. Il est vrai que la souffrance enferme en soi. Mais Thérèse a eu la conviction que la souffrance n’est pas la vérité de sa vie. Elle a fondé sa recherche de la vérité sur cette foi que le vrai de la vie n’est pas ici : il est dans cet autre qui n’est pas moi, en l’Autre. L’expérience de Thérèse est métaphysique, qui trouve dans le désir de vérité la vérité même du désir. Car, cette vérité, c’est l’Autre, en son « caractère » – le caractère de Dieu en Jésus-Christ.
Dans la souffrance, la relation avec le Tout Autre devient nécessaire, essentielle, première : quand l’Autre en son visage n’apparaît plus, offusqué par la nuit, quand son existence même se dérobe à ma foi, je ne suis en lien que par le lien lui-même qui m’unissait à Lui, et ce lien n’est plus qu’esprit de foi, c’est-à-dire acte, en sa forme, acte de confiance. Cet acte n’est pas un pouvoir de constitution des choses, il ne pose rien devant lui ; pourtant, c’est par lui que la réalité vient au jour. Si la conscience fait voir le ciel, et le désir, le Ciel, la confiance donne à penser qu’« au-delà des nuages, le ciel est toujours bleu35 ».
Notes de bas de page
1 Ste Thérèse de Lisieux, « Derniers entretiens », dans Œuvres complètes (désormais o.c.), Paris, Cerf - DDB, 1992, p. 1144.
2 Manuscrit C, 25 rv, o.c., p. 268.
3 Ms A, 39r, o.c., p. 132.
4 Ms A, 47r, o.c., p. 145.
5 Ms A, 28v, o.c., p. 113.
6 Ibid., p. 114.
7 Ms A, 31r, o.c., p. 117.
8 Derniers entretiens, « Le carnet jaune », 23 juillet, o.c., p. 1054.
9 Ms B, 4r, o.c., p. 227.
10 Ms A, 45r, o.c., p. 141.
11 Derniers entretiens, « le carnet jaune », 8 août, o.c., p. 1085.
12 Ms A, 46r, o.c., p. 143.
13 Ibid.
14 Ms B, 3v, o.c., p. 225.
15 Ms A, 32r, o.c., p. 119.
16 Prière « Offrande de moi-même comme Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux du Bon Dieu », o.c., p. 963.
17 Cf. Ms C, 3r, o.c., p. 237.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 P. ex. : « Le Martyre, voilà le rêve de ma jeunesse, ce rêve il a grandi avec moi (…) », Ms B, 3v, o.c., p. 225 ; ou encore : « je sentis naître en mon cœur un grand désir de la souffrance » Ms A, 36v, p. 127.
21 Poème « Le cantique éternel chanté dès l’exil », o.c., p. 707.
22 P. ex. : Ms C, 3r, o.c., p. 237.
23 E. Levinas, Éthique et infini, coll. « Biblio essais », Paris, Livre de poche, 1982, p. 87.
24 Cf. A. Feneuil. « Le Mysticisme à l’état pur » (Bergson). Images des ténèbres chez Thérèse de Lisieux », RTL 41 (2010), p. 519-538, <https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2010_num_41_4_3856>.
25 Ms A, 35v, o.c., p. 125.
26 Ms B, 5v, o.c., p. 231.
27 Cf. Ms C, 7v, o.c., p. 243.
28 Ibid.
29 Ms C, 6r, o.c., p. 242.
30 Ms B, 5r, o.c., p. 229.
31 Lettre 165, o.c., p. 499 : « Beaucoup servent Jésus quand Il les console, mais peu consentent à tenir compagnie à Jésus dormant sur les flots ou souffrant au jardin de l’agonie ! »
32 Poème « Ma Joie ! », o.c., p. 734.
33 Ms A, 33r, o.c., p. 122.
34 Ms A, 9v, o.c., p. 84.
35 Poème « L’Abandon est le fruit délicieux de L’Amour », o.c., p. 748.