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Le Mystère d’Israël selon les textes Alexandrin et Occidental des Actes des Apôtres

Patrick Faure
La récente reconstitution critique du Texte Occidental (TO) des Actes des Apôtres est étonnamment cohérente, vu l’état fragmentaire des manuscrits. Comparé au Texte Alexandrin (TA) qui fait aujourd’hui référence, le TO se révèle antérieur. Il est aussi plus cohérent avec le troisième évangile et relève du même auteur principal, traditionnellement saint Luc. Le TO maintient que l’Israël endurci reste élu, dans une relation ouverte avec l’Église, car destiné à recevoir un jour l’Évangile. Le TA est une révision du TO, et vise au rejet d’Israël par Dieu, ainsi qu’à la rupture avec l’Église. Mais le TA reste ambivalent à cause des traces qu’il garde du TO. Deux intentions théologiques opposées gouvernent ainsi deux visions de l’avenir et du retour glorieux du Christ.

Ces quelques pages font brièvement le point sur la nouvelle situation textuelle des Actes des Apôtres (I). Elles reprennent ensuite une thèse récemment soutenue sur les Actes1, qui rappelle les débats théologiques alimentés par ce livre (II). Elles indiquent les principaux résultats de cette thèse (III), et le chemin suivi pour y parvenir (IV). Elles exposent ainsi certaines données nouvelles qui touchent au lien entre l’Église et le Mystère d’Israël, et qui peuvent éclairer un douloureux débat d’interprétation dans le Nouveau Testament. Elles invitent, en conséquence, à saisir deux façons opposées d’envisager théologiquement l’avenir.

I Situation textuelle : Un livre en Deux textes

Le texte des Actes a pu être écrit vers la fin du Ier siècle de notre ère2. Il est attesté sous deux formes parallèles mais relativement différentes :

  • d’une part, le Texte dit Alexandrin (TA) dont les témoins les plus anciens sont des fragments grecs sur papyrus remontant au IIIe siècle de notre ère, et dont le témoin majeur est le célèbre Codex Vaticanus daté du IVe siècle, écrit en grec, et conservé au Vatican ;

  • d’autre part, le Texte dit Occidental (TO) dont les témoins les plus anciens sont des citations en grec dans la littérature chrétienne du IIe siècle en Occident3, notamment chez Irénée de Lyon, et dont on a aussi des attestations en latin, également venues d’Occident, soit chez Tertullien (†220) en Afrique du Nord, soit dans des manuscrits de Sardaigne, d’Espagne ou de Gaule.

Les premières attestations du TO sont donc plus anciennes que les plus anciens fragments du TA.

Malheureusement, toutes ces attestations occidentales sont fragmentaires et peu nombreuses. Là où le grec fait défaut, il faut donc recourir aux citations patristiques latines ou coptes ou syriaques. Le témoin majeur du TO est le Codex de Bèze, trouvé à Lyon au XVIe siècle, écrit en grec et en latin. Il est daté du Ve ou VIe siècle, mais les dommages qu’il a subis lui ont fait perdre un quart des Actes, et notamment les six derniers chapitres. Il n’existe aujourd’hui aucun manuscrit entier du TO des Actes.

Pour une première approche très grossière, disons que la qualité occidentale tient au fait que certains passages du TO sont sans parallèles dans le TA : par exemple la profession de l’eunuque baptisé par Philippe, en Ac 8,38, ne se trouve que dans le seul TO. De même la prédication de Pierre en monde rural en Ac 11,2, etc.

Par ailleurs, lorsqu’un passage du TO a son parallèle dans le TA, il est bien souvent plus court que lui. On ne peut donc pas présenter le TO comme un « Texte Long » sans un minimum de nuances et d’explications.

La thèse reprise dans cet article compare le TA avec le TO reconstitué puis publié en l’an 2000 après un long travail critique mené par les dominicains M.-É. Boismard et A. Lamouille. La première édition parue en 1984 a été entièrement corrigée et refondue pour donner la seconde édition parue en l’an 20004.

Le TO reconstitué n’est pas le Codex de Bèze tel quel, car la qualité occidentale de ce dernier est assez médiocre. Il est ce qu’on pourrait appeler une édition et reconstitution critique du Codex de Bèze à partir des meilleurs témoins du TO, tout particulièrement le vieux texte africain transmis par les témoins latins.

La comparaison des deux textes a fait apparaître la cohérence littéraire et théologique du TO reconstitué, avec, en contrepoint, la cohérence littéraire et théologique du TA.

II Débats théologiques

L’étude ici présentée concerne trois domaines : la théologie, l’analyse littéraire et la critique textuelle. Certains pourraient regretter que la théologie soit associée d’aussi près aux deux autres domaines de la stricte exégèse.

Le fait est qu’il paraît difficile d’être entièrement exempt de toute circularité entre la théologie qui engage la motivation et l’interprétation de son auteur, et l’analyse littéraire qui se veut dégagée de tout a priori. Néanmoins, l’étude ici présentée a voulu éviter le plus possible cette circularité qu’elle a perçue chez d’autres auteurs dont elle a repris et corrigé les travaux, et elle s’est risquée, en conscience, à se proposer comme le travail d’un exégète théologien.

Cette étude comparative entre TO et TA porte seulement sur les chapitres 1 à 3 des Actes, puis sur les chapitres 7 et 15 et sur la finale, au chapitre 28. Bien entendu, beaucoup de passages intermédiaires ont été examinés de près. Mais il était impossible de tout analyser. Les résultats annoncés veulent donc rester modestes, d’autant qu’ils ne sont pas neutres, mais bien plutôt, sur des questions sensibles, de l’ordre de la tendance lourde.

1 Pentecôte et Parousie. L’Église et le Mystère d’Israël entre le TO et le TA des Actes

Le premier rapport entre Pentecôte et Parousie n’est pas d’abord théologique mais littéraire : il est tissé par le début des Actes, où la Pentecôte (Ac 2) est en quelque sorte encadrée par deux mentions de la Parousie (Ac 1,11 et Ac 3,20). Ces considérations littéraires ont conduit à percevoir leurs enjeux théologiques. Ceux-ci ont été, par la suite, développés et mis en avant sous forme de débats théologiques, dans l’agencement final de l’étude.

2 Débats théologiques sur le rapport entre Pentecôte et Parousie

Pour donner une idée de l’importance de ces débats, disons que les considérations littéraires qui les soulèvent font aller contre les interprétations qui séparent ou qui confondent la Pentecôte et la Parousie.

Si l’on suit cette séparation, la venue de l’Esprit à la Pentecôte suffit à rendre compte de l’histoire du salut. La Parousie qui tarde peut alors s’effacer de l’avenir. C’est la position de E. Grässer en 1979. C’est peut-être aussi la position de beaucoup d’autres aujourd’hui pour qui, au fond, la Parousie n’est plus qu’une coquille vide.

À l’opposé, l’interprétation qui confond la Pentecôte et la Parousie réduit la venue future du Christ à la venue présente de l’Esprit, et aboutit finalement au même effacement de la Parousie, en tenant cependant que le temps actuel de l’Église depuis la Pentecôte est eschatologique5.

Entre ces deux positions extrêmes qui séparent ou qui confondent Pentecôte et Parousie, les débats oscillent sur le statut de l’Église et sur le rapport entre eschatologie et histoire. Le versant théologique de l’étude est donc d’emblée lié au dossier très épais de l’eschatologie lucanienne.

3 Débats théologiques sur la question d’Israël

Pour ordonner quelque peu ce dossier eschatologique, pour manifester aussi ses tenants et ses aboutissants, et pour expliquer le sous-titre de l’étude « l’Église et le mystère d’Israël », disons simplement que lorsqu’on parcourt les commentateurs des Actes, on s’aperçoit que pour plusieurs d’entre eux, la relation entre Israël et l’Église paraît gouverner l’ecclésiologie des Actes6, et en conséquence leur eschatologie, puis le but que leur auteur a poursuivi quand il les a écrits.

Or, selon qu’on estime que, pour les Actes, Israël est rejeté par Dieu parce que réfractaire à l’Évangile, ou bien qu’il reste élu de Dieu bien que réfractaire à l’Évangile, on comprendra l’ecclésiologie des Actes dans un certain sens ou en sens contraire, on envisagera leur eschatologie, et donc la Parousie, d’une certaine façon ou d’une façon contraire, et on évaluera leur but ou leur finalité d’une certaine manière ou de la manière contraire.

Cette cascade de clivages théologiques enracinés dans le clivage fondamental suscité par la question d’Israël ne fait qu’illustrer combien la lecture des Actes peut se prêter à des interprétations théologiques radicalement opposées, du moins la lecture du TA des Actes.

En effet, le TA est ambivalent, et il peut entretenir ou même accentuer ces interprétations théologiques opposées, tant au niveau des détails textuels les plus infimes qu’au niveau des considérations narratives les plus globales. Tel n’est pas le cas du TO.

III Les principaux résultats

Conformément à l’agencement final de l’étude, nous présentons d’abord ses résultats théologiques. Dès maintenant, toutefois, signalons que, sur les chapitres examinés, le TO est antérieur au TA, ce que confirme l’examen d’autres passages plus secondaires, et que, dans sa rédaction principale, le TO est le texte de Luc, traditionnellement considéré comme l’auteur du troisième évangile.

1 Les résultats théologiques : la question fondamentale d’Israël

Le Texte Occidental (TO) est simple

Sur la question fondamentale de l’Israël réfractaire à l’Évangile, le TO (Luc) est on ne peut plus clair. In fine, en Ac 28, aux v. 30-31, Paul à Rome annonce le Royaume aux juifs et aux grecs et ce, malgré les oppositions juives récurrentes et aggravées au fur et à mesure des Actes. Israël reste donc destinataire de droit de l’Évangile et de l’accomplissement des promesses en Jésus de Nazareth.

Pour autant, Luc détache l’Église de la Synagogue lors du ministère de Paul à Éphèse7, mais il sauvegarde la relation de l’Église à Israël, en restant attaché au Temple de Jérusalem perçu comme une figure de l’Église en qui se rassemblent Israël et les Nations dans la Paix. À travers le Temple, vu positivement au début et à la fin de l’Évangile, puis sauvegardé dans le discours d’Étienne en Ac 7,48TO, et maintenu ouvert lors de l’arrestation de Paul en Ac 21,30TO, Luc maintient une ouverture d’Israël qui se traduit à la fin du TO par une ouverture de Paul à tous les juifs de Rome qui viennent jusqu’à lui.

Quand on passe de l’Évangile au TO, le thème du Temple n’est donc pas brisé.

Luc partage avec Paul (Rm 11,15) l’espérance qu’un jour Israël viendra dans son Temple accompli, c’est-à-dire dans l’Église dont la première réalisation historique est l’Église d’Éphèse, au sommet des fondations pauliniennes en Ac 19-20.

Il est donc impossible d’attribuer au TO critiquement édité et reconstitué en l’an 2000 la tendance anti-juive que Eldon J. Epp attribuait au Codex de Bèze en 1966.

Le Texte Alexandrin (TA) est ambivalent

En vis-à-vis du TO dont l’intention globale est simple, le TA est ambivalent, car on peut comprendre que son intention globale est soit conforme soit contraire à celle du TO.

Cette ambivalence est particulièrement sensible dans la finale d’Ac 28 où les versets 28 et 30 peuvent signifier que Paul cesse définitivement de s’adresser aux juifs, ou bien signifier le contraire.

La fin alexandrine du récit monumental de l’ensemble Lc-Ac se termine sur une fourche herméneutique où le monde exégétique des Actes se coupe douloureusement en deux.

On peut apprécier qu’une telle fourche laisse le lecteur libre de choisir son interprétation finale. Mais on peut aussi comprendre à quoi cette fourche est due dès l’instant qu’elle est mise en vis-à-vis du TO.

Si le TA est ambivalent, et particulièrement sa finale, c’est parce qu’il est une révision du TO dont il porte la trace. Si l’intention globale du TA n’est pas claire, c’est parce qu’elle veut être le contraire de l’intention globale dont elle dérive et dont elle ne peut s’affranchir complètement.

Le but voulu par la révision alexandrine est la rupture théologique avec Israël, mais la trace occidentale dont cette révision reste empreinte est la continuité théologique avec Israël, lequel reste alors promis à confesser le Christ.

Il est donc possible de faire une lecture occidentale du TA. En cela, le TA est parfaitement lucanien dans son intention globale. Mais il est tout aussi possible d’opter pour une lecture alexandrine du TA. En cela, le TA se départit du troisième évangile et brise le thème du Temple dont les portes se ferment dans le dos de Paul en Ac 21,30TA. En revanche, il est impossible de faire une lecture alexandrine du TO.

Le TO a pour lui la simplicité d’une ligne interprétative unique qui porte à le considérer comme antérieur au TA, ce qui ajoute un argument herméneutique aux arguments littéraires que nous allons exposer.

Conséquences théologiques découlant de la question d’Israël

Si l’on passe maintenant de la question d’Israël vers l’ecclésiologie et l’eschatologie qui en découlent, et en particulier vers la Parousie, on peut indiquer les éléments suivants.

Ecclésiologie. Il existe deux ecclésiologies cohérentes et distinctes, celle du TO et celle que le TA vise à atteindre, ecclésiologies de fond qui sont inaugurées à la Pentecôte, qui sous-tendent le déroulement de chacun des deux textes parallèles et qui esquissent, par anticipation, certains contours de la Parousie.

Eschatologie (Parousie). Quitte à surprendre, le Nouveau Testament n’impose pas qu’on confonde la venue glorieuse du Christ, la Parousie, avec la Fin du Monde8, en entendant par Fin du Monde la résurrection générale et, selon les auteurs, le Jugement Dernier.

La perspective eschatologique occidentale (Luc). Dans le cas de Luc, en particulier dans le discours du Temple en Ac 3,20-21 (cf. Lc 21,28), la Parousie — à savoir la venue du Christ envoyé du ciel par Dieu — inaugure les temps du rétablissement, et donc une période qui dure, bien que sa longueur ne soit pas précisée. Mais c’est assez pour qu’on puisse parler du « profil historique » de la Parousie qui marque alors une étape nouvelle dans une histoire déjà chargée d’eschatologie depuis la Pentecôte.

Luc situe la Parousie au-delà de la domination des Nations sur Jérusalem (Lc 21,24-27). Avec Matthieu, il la lie à la conversion d’Israël (Mt 23,39 ; Lc 13,35 ; Ac 3,19-20), et rejoint, par la bénédiction qui en découlerait (« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur »), la « vie d’entre les morts » que Paul attache à cette même conversion d’Israël (Rm 11,15)9.

Cela étant, aux yeux de Luc, la Parousie demeure certaine avec ou sans la conversion d’Israël. Mais Luc associe à cette conversion qu’il espère un rétablissement de la royauté d’Israël (cf. Ac 1,6).

Cette royauté donne un contenu concret à la période parousiaque ouverte par le retour du Christ en nuée10 (Lc 21,27), c’est-à-dire par un retour à la fois visible et invisible. Cette royauté restaurée d’Israël au milieu des Nations se comprend comme le vis-à-vis pacifique d’égal à égal entre Israël et toutes les Nations dans l’Église.

Dans une telle perspective, la revivification parousiaque des croyants décrite en 1 Co 15,22-23 devient une participation nouvelle à la résurrection du Christ, pendant un temps qui dure avant la Fin du Monde. Telle est la perspective du TO.

La perspective eschatologique alexandrine (TA). A contrario, dans l’intention voulue par le TA, la conversion d’Israël n’aura jamais lieu. Cette perspective rend caduque la période de rétablissement promise par le discours du Temple en Ac 3,21, et rend donc aussi caduque l’idée que le retour du Christ inaugure une nouvelle période de l’histoire.

Dans une telle perspective, un intervalle minimal peut alors conduire de la Parousie à la Fin du Monde, les deux s’identifiant dans un même événement, selon l’idée qu’on s’en fait aujourd’hui couramment.

Le but de Lc-Ac. Nous rejoignons R. Maddox (1982) pour qui l’ensemble Lc-Ac vise à résoudre une crise d’identité chrétienne due au doute des ethno-chrétiens face au rejet du christianisme par sa racine juive, et à la relapse des judéo-chrétiens (leur retour à la synagogue). Nous rejoignons aussi R.L. Brawley (1987) pour qui Luc essaie de résoudre cette crise en soulignant l’attachement de l’Église à Israël. Mais l’étude des deux textes des Actes permet de faire un pas de plus dans cette direction : l’attachement de l’Église à Israël se maintient non pas d’abord avec la synagogue mais avec le Temple de Jérusalem en qui Luc voit se dessiner une figure de l’Église.

Pour Luc, Israël garde une priorité historique sur les Nations dans la venue du Christ dans la chair (incarnation), dans la grâce (Pentecôte) et dans la gloire (Parousie). Mais les Nations gardent en elles la priorité théologique du salut par la foi, indépendamment des œuvres de la Loi. Cette priorité réciproque définit l’équilibre de la pensée lucanienne. Le dynamisme de cet équilibre consiste à ordonner l’évangélisation des Nations à la glorification d’Israël (Lc 2,32 ; 21,24 ; Ac 9,15) comprise comme la restauration de sa royauté (Ac 1,6), c’est-à-dire l’avènement de son vis-à-vis d’égal à égal en regard des Nations, sur le modèle de l’Église d’Éphèse (Ac 20,21.24TO).

2 Analyse littéraire

L’antériorité du Texte Occidental (TO)

L’antériorité du TO sur le Texte Alexandrin (TA) repose sur le constat de plusieurs tendances convergentes.

– D’abord, comme on l’a indiqué au début de cet article, le TO est souvent plus court que le TA, là où il lui est parallèle et ne reprend pas une source.

– Ensuite le TO, dans sa formulation ou dans ses descriptions, est souvent moins plat que le TA.

– Par ailleurs, le TA montre une tendance à anticiper sur les événements racontés11 ou sur les polémiques ultérieures12, pour mieux unifier le texte, tendance qui est absente du TO et qui manifeste un plus grand recul du TA par rapport au récit.

– Enfin, la finale des Actes montre des coutures littéraires qui sont sensibles dans le TO, mais qui sont absentes du TA13. On a là un phénomène de lissage opéré par le texte le plus tardif.

Toutefois l’antériorité du TO n’est pas une notion simple. Elle ne signifie pas que chaque verset du TO a été écrit avant le verset qui lui est parallèle dans le TA. L’antériorité du TO sur le TA est globale, mais pas toujours locale. Il arrive en effet que, dans certains passages des Actes, ce soit le TA qui se révèle littérairement antérieur au TO.

Or, dans les chapitres examinés par cette étude, ce phénomène local, relativement rare, coïncide avec le moment où le TO et le TA reprennent tous les deux un texte préexistant qui a servi de source écrite aux rédacteurs des Actes. Le TA transmet alors cette source plus fidèlement que le TO qui, lui, l’a modifiée.

Les sources des Actes

Dans les limites de l’étude exposée ici, ces sources sont au nombre de trois : la Septante, qui est la source des Actes la plus facile à identifier, le « proto-Luc »14, appelé aussi document proto-lucanien, qui est la source dominante sous-jacente au troisième évangile et aux Actes, et une troisième source, plus secondaire, sous-jacente au récit de l’Ascension, en Lc 24,50-53 lu dans le TA.

Pour donner un exemple simple, en Ac 2,17, le TA cite fidèlement l’oracle de Joël tiré de la Septante, alors que le TO combine cet oracle avec Is 2,2 pour donner une citation mélangée. Tout se passe alors comme si le TA refusait d’entériner certaines modifications effectuées par le TO, et comme s’il revenait à la source, la Septante, avant sa modification par le TO.

L’analyse des sources conduite dans notre étude a repris certaines hypothèses de M.-É. Boismard et A. Lamouille, tout en étant critique vis-à-vis de leurs travaux15.

Cette analyse a abouti, par exemple, pour l’Assemblée de Jérusalem en Ac 15,1-34, à un résultat qui s’accorde à 91% avec leurs résultats obtenus seize plus tôt16. Pour l’événement de la Pentecôte, en Ac 2,1-13, cet accord est de 73%17. Il tombe à 57% dans le cas du second discours de Pierre, en Ac 3,12-2618. Il remonte à 89% pour la finale des Actes, en Ac 28,23-3119, etc.

Genèse des Actes

À titre d’hypothèse, on peut proposer la genèse suivante des Actes des Apôtres :

  • une fois le TO rédigé par Luc, son rédacteur principal, soit de son propre fond, soit à partir de ses sources écrites, un réviseur occidental a retouché et augmenté cette rédaction principale pour obtenir la rédaction finale, aujourd’hui reconstituée, du TO ;

  • les interventions de ce réviseur occidental20 ne modifient pas l’intention globale de la rédaction principale du TO ;

  • ensuite, le TA reprend la rédaction finale du TO, en laissant tomber certaines leçons longues, en revenant à la Septante et aux autres sources du TO là où celui-ci s’en était éloigné, mais en augmentant le TO là où celui-ci ne reprenait aucune source écrite.

En simplifiant, on peut proposer le schéma suivant :

Le Texte Occidental dans sa rédaction finale est tout à fait lucanien, tant par la clarté maintenue de sa construction littéraire que par sa cohérence thématique avec le troisième évangile.

Le Texte Alexandrin est lui aussi lucanien à cause de tout ce qu’il a gardé du TO. À cet égard, attribuer le TA à Luc est tout à fait légitime dès lors qu’on voit Luc comme un rédacteur accompagné de ses réviseurs qui n’ont pas trahi sa pensée — ce qui est le cas du réviseur occidental — ou qui n’ont pas pu trahir complètement cette pensée — ce qui est le cas du réviseur alexandrin dans une mesure qu’il nous faut préciser maintenant.

IV Le chemin suivi

L’étude sous-jacente à notre réflexion jusqu’ici, et qui a été publiée in extenso (cf. supra n. 1), se base sur un cheminement complexe que nous allons maintenant retracer brièvement.

D’abord, nous parcourons les quatre grands thèmes théologiques dérivant chacun du précédent : d’abord la question fondamentale d’Israël, ensuite l’ecclésiologie, puis l’eschatologie, et enfin le but poursuivi par l’ensemble Lc-Ac. Cette première partie s’achève sur la finale des Actes où l’on compare le TA et le TO. L’accent mis sur l’étude de cette finale recoupe le principe téléologique énoncé par P. Ricœur, d’après lequel le récit tout entier tend vers sa fin et laisse le lecteur sur sa dernière image. Dans les Actes, cette dernière image est celle de Paul à Rome.

Dans une seconde partie, nous entendons justifier le choix de la section Ac 1,6-3,26 au regard du déroulement d’ensemble des Actes. Cette section s’articule en sept tableaux successifs. Cette seconde partie est l’occasion de considérations aussi vastes que le plan d’ensemble des Actes21, et aussi ponctuelles que le parler en langues de la Pentecôte22.

Nous passons ensuite à une troisième partie qui étudie la section Ac 1,6-3,26. Cette partie est introduite par un aperçu méthodologique visant à guider le lecteur dans les démonstrations qui vont suivre23.

Les différents tableaux de la section Ac 1,6-3,26 sont analysés en comparant pour chacun le TA et le TO, pour établir si possible lequel des deux est antérieur à l’autre. Éventuellement, l’analyse propose dans un second temps l’existence de couches rédactionnelles sous-jacentes à la rédaction principale et à sa révision.

Par souci de solidité, l’analyse ne part pas d’Ac 1,6 pour avancer linéairement jusqu’à Ac 3,26. Elle part plutôt de l’élection de Matthias située entre l’Ascension et la Pentecôte.

En effet, du point de vue de la critique littéraire, plusieurs commentateurs (J. Dupont) ont souvent noté que cet épisode apparaît comme une parenthèse entre l’Ascension et la Pentecôte.

Or, cette observation de critique littéraire est corroborée par la critique textuelle qui dans le TO, au matin de la Pentecôte en Ac 2,14, ne compte pas douze apôtres mais seulement onze, témoignant ainsi (cf. C.K. Barrett) d’une tradition qui ignore le remplacement de Judas par Matthias.

C’est cet accord entre critique littéraire et critique textuelle qui a convaincu Boismard et Lamouille de s’intéresser au TO comme témoin d’une rédaction des Actes plus ancienne que le TA. La tradition qui ignore l’élection de Matthias et passe directement de l’Ascension à la Pentecôte n’est autre que le document proto-lucanien dont nous avons déjà parlé.

La quatrième partie de l’étude, elle, confirme les résultats de la troisième partie en étudiant l’assemblée de Jérusalem en Ac 15,1-34 et la mort d’Étienne en Ac 6,8-7,60.

L’occasion est donnée de percevoir que la source principale de Luc, c’est-à-dire le document proto-lucanien, développe la même tendance que le TA à retirer l’élection divine aux juifs réfractaires à l’Évangile. Luc, qui développe la tendance contraire, est comme au milieu du gué entre sa source principale et son réviseur alexandrin.

Cet accord remarquable entre le document proto-lucanien et le TA va de pair avec le fait que le TA revient quelques fois à ce document au lieu d’entériner les modifications introduites par Luc dans le TO.

Le document proto-lucanien est judéo-centré24, c’est-à-dire centré sur un judéo-christianisme assez puissant pour se régénérer lui-même et laisser les ethno-chrétiens dans un christianisme de seconde zone.

On retrouve ici la thèse originale de J. Jervell25 qui dès 1972 montrait combien Luc est attaché au caractère israélite de l’Église, tout en faisant perdre l’élection divine à l’Israël endurci.

Le TA quant à lui est ethno-centré26, c’est-à-dire centré sur un ethno-christianisme d’où les juifs devenus chrétiens sont pratiquement absents. L’origine juive de l’Église n’est plus qu’un organe témoin. C’est la thèse de l’américain J. Sanders en 1987, pour qui l’Israël endurci n’est plus élu, et pour qui Luc pense que le monde ira mieux quand il sera débarrassé des juifs27.

Conclusion

Cette étude demanderait qu’on la prolonge et la confirme sur l’ensemble des Actes. Sa méthode éclectique recourt à l’analyse rédactionnelle (Boismard et Lamouille) et aux commentaires basés sur l’analyse narrative (R.C. Tannehill).

Les résultats donnent un TO cohérent au vu des chapitres clés et des passages secondaires qui ont été examinés.

Cette cohérence littéraire et thématique peut surprendre, à cause du caractère reconstitué du TO. Mais cette surprise est peut-être à modérer si l’on note que l’unité textuelle des témoins latins, coptes, syriaques et éthiopiens du TO apporte au Codex de Bèze une correction convergente.

Une dualité textuelle est ainsi introduite dans le livre des Actes qui loin d’augmenter l’ambivalence du TA et les débats qu’elle provoque, tend plutôt à l’expliquer et à la situer par rapport à l’auteur du troisième évangile.

Sur la question fondamentale d’Israël, cette étude montre que, des deux positions antagonistes qui se fondent l’une et l’autre sur le TA, seule l’une des deux correspond à l’intention de Luc traditionnellement reconnu comme auteur de l’ensemble Lc-Ac. Chacune de ces deux positions peut légitimement s’estimer fondée en Écriture. Aucune ne peut contester la légitimité de l’autre. Mais seule celle qui maintient une relation ouverte entre l’Église et Israël peut légitimement s’estimer conforme au troisième évangile.

Le débat d’interprétation qui s’alimente à l’ambivalence du TA se trouve alors infléchi dans le sens de la lecture occidentale de ce texte, si l’on tient, du moins, qu’un même auteur est principalement responsable du troisième évangile et des Actes, et si l’on prend en compte ceux des Pères de l’Église qui prêtent leur autorité de témoins au TO, tel qu’il est partiellement attesté en grec et dans plusieurs versions.

Si cette étude contribue à éclairer ce débat en lui donnant cette inflexion, elle n’aura pas été vaine. Ce dernier peut bien entendu se nourrir d’autres sources que celle de l’Écriture. Reste que cette étude fait entrevoir une exégèse des Actes plus consciente de la marque de l’histoire sur l’écriture et l’interprétation du texte, une exégèse plus pacifiée, aussi, parce que mieux avertie de l’intention première de l’œuvre double à Théophile.

Notes de bas de page

  • 1 Faure P., Pentecôte et Parousie – Ac 1,6-3,26. L’Église et le Mystère d’Israël entre les textes Alexandrin et Occidental des Actes des Apôtres [cité désormais Faure], coll. Études Bibliques n.s. 50, Paris, Gabalda, 2003. Recensions de Fr. Mies dans la Revue Biblique d’octobre 2004, p. 591-596, et par J. Radermakers dans NRT, infra p. 118.

  • 2 Cf. Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1988, p. 1824. Le consensus grandissant des exégètes sur cette époque situe la rédaction des Actes autour des années 80 après Jésus-Christ.

  • 3 Cf. Vaganay L., Initiation à la critique textuelle du Nouveau Testament, éd. C.-B. Amphoux, Paris, Cerf, 21986, p. 251 ; Boismard M.-É., Le Texte Occidental des Actes des Apôtres, éd. nouvelle entièrement refondue, coll. Études Bibliques n.s. 40, Paris, Gabalda, 2000, p. 31.48-9, rappelle le cas de l’Épître à Barnabé (vers 130) qui cite Ac 1,2TO de façon large mais certaine.

  • 4 Cf. Boismard M.-É. et Lamouille A., Texte Occidental des Actes des Apôtres, 2 vol., Paris, éd. Recherche sur les Civilisations, 1984 ; Boismard M.-É., Le Texte Occidental… (cité supra n. 3).

  • 5 Rappelons la position de Haenchen E., Schriftzitate und Textüberlieferung in der Apostelgeschichte, dans Zeitschrift für Theologie und Kirche 51 (1954) 162, qui rejette en Ac 2,17 la leçon où l’apôtre Pierre dit que l’Esprit est donné dans les derniers jours. Haenchen affirme qu’il faut s’en tenir au Codex Vaticanus où le don de l’Esprit n’a rien d’eschatologique, et par conséquent le temps actuel de l’Église non plus.

  • 6 Cf. Bovon Fr., Luc le Théologien. Vingt-cinq ans de recherches (1950-1975), Genève, Labor et Fides, 1988, p. 328.342.

  • 7 Paul s’installe pendant deux ou trois ans dans l’école de Tyrannos (Ac 19,9 ; 20,31).

  • 8 Cf. Faure p. 32 note 127.49s.60.83 note 308.493.496.

  • 9 Cf. ibid. p. 58.84.444.496.

  • 10 L’expression « en nuée » apparaît déjà chez Bossuyt P. et Radermakers J., Témoins de la Parole de la Grâce, Actes des Apôtres, Bruxelles, IÉT, 1995, vol. II, p. 124, où elle est toutefois comprise dans un sens spirituel.

  • 11 Cf. Faure p. 206.217.218.243.329.

  • 12 Dès la Pentecôte le TA présente des détails qui ont trait au mouvement d’Étienne : Ac 2,17TA cite Jl 3,1-5a dont le contexte est la dispersion, le verbe diaspeirô n’apparaissant dans tout le NT qu’en Ac 8,1.4 et Ac 11,19 en référence au mouvement d’Étienne ; en Ac 2,22TA le rappel de la vie de Jésus est marqué par le vocabulaire propre à la description d’Étienne en Ac 6,8. Or, Étienne est rapproché de Paul (Ac 7,58 ; 22,20), de telle sorte que la polémique intra-juive et anti-temple dont Étienne est entouré (TA) colore déjà la Pentecôte et se trouve relayée par la polémique helléniste intra-juive contre Paul (Ac 11,20TA) qui conduit ce dernier à Rome (Ac 24,1.5 ; 25,2.12), où finalement, par la bouche du même Paul, l’endurcissement de l’Israël réfractaire est sanctionné sans appel (cf. Faure p. 302).

  • 13 Ainsi Ac 28,25a.29 maintenus dans le TO (cf. Faure p. 311 note 772).

  • 14 Les analyses littéraires de M.-É. Boismard sur les sources des Actes, entre 1990 et 1997, s’inscrivent, quant à leur méthode, dans la ligne de l’exégète suédois H. Sahlin qui a publié son proto-Luc à Uppsala en 1945.

  • 15 Boismard M.-É. et Lamouille A., Les Actes des deux Apôtres (3 vol.) (cité ci-après Boismard-Lamouille), coll. Études bibliques n.s. 12-14, Paris, Gabalda, 1990.

  • 16 Cf. Faure p. 427.

  • 17 En comparant Faure p. 234-5 avec Boismard-Lamouille vol. I p. 76.

  • 18 En comparant Faure p. 386-7 avec Boismard-Lamouille vol. I p. 73-5.

  • 19 En comparant Faure p. 381-2 avec Boismard-Lamouille vol. I p. 176-7.

  • 20 Par exemple le second récit de la conversion de Paul en Ac 21,35-22,24a.

  • 21 Cf. Faure p. 117-120.

  • 22 Cf. ibid. p. 173-6.

  • 23 Cf. ibid. p. 203-9.

  • 24 Cf. ibid. p. 433-7.

  • 25 Cf. ibid. p. 483.

  • 26 Cf. ibid. p. 395.450.452.480.

  • 27 Cf. ibid. p. 22 note 54.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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