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Le nécessaire apophatisme anthropologique en théologie morale

Jean-Marie Gueullette o.p.
La démarche apophatique peut être un lieu de renouvellement du rapport entre théologie et morale. La lecture de quelques grands auteurs chrétiens, comme Grégoire de Nysse ou Maître Eckhart, permet de préciser le caractère particulier que prend l’apophatisme dans le christianisme : reconnaissance d’une vérité qui dépasse le discours sans interdire celui-ci. Sur la base de cette théologie, une anthropologie peut être développée, reconnaissant que l’être humain, à l’image de Dieu, échappe lui aussi à une connaissance totale de ce qu’il est.

La dissociation entre théologie morale et théologie spirituelle est maintenant si ancienne que l’on pourrait facilement renoncer à toute synthèse entre les deux disciplines. Un tel projet serait d’autant plus illusoire que le propos de la théologie morale se développe aujourd’hui dans une société pluraliste : il lui faut souvent trouver les moyens de se faire entendre par tous, en manifestant que ce qu’elle dit ne concerne pas seulement les croyants. Comment une référence à la vie spirituelle pourrait-elle s’inscrire dans une telle démarche ? Cependant, nous le savons bien, un tel travail ad extra ne doit pas venir stériliser le travail ad intra et nous interdire de penser le propre d’une approche croyante de la morale. De plus le théologien moraliste qui tente de tenir un discours recevable dans la société ne doit pas pour autant s’interdire de rester en dialogue avec d’autres disciplines théologiques pour s’inspirer le cas échéant de leurs concepts ou de leurs méthodes.

Dans sa recherche, le théologien moraliste peut entretenir des relations fécondes avec la théologie spirituelle, soit pour tenter avec elle de décrire les voies de l’humanisation ou d’établir les liens entre la sainteté et la pratique des vertus, soit pour s’inspirer de ses concepts et les intégrer pour une part dans sa propre démarche. C’est ce qui va être tenté ici avec la notion d’apophatisme.

Si elle a été particulièrement développée, chez les pères grecs d’abord, dans la mystique rhénane ensuite, on peut considérer que c’est l’ensemble de la littérature spirituelle chrétienne qui, d’une manière ou d’une autre, a honoré cette notion et cette démarche de l’apophatisme. Quel auteur chrétien ne se voit obligé en effet de reconnaître que le mystère de Dieu dépasse tout ce que l’on peut en dire et toute expérience qui y donnerait accès pour une part de manière sensible ? En s’intéressant de plus près à des auteurs majeurs de l’apophatisme chrétien comme Grégoire de Nysse, le Pseudo-Denys ou Eckhart, nous allons tenter de percevoir les étapes principales de leur démarche pour voir comment l’apophatisme théologique les conduit à une forme particulière d’anthropologie. Cela conduira à une proposition sur la manière de faire de la théologie morale.

I Les limites du discours sur Dieu n’empêchent pas de parler de lui

Lorsque des auteurs chrétiens mettent en valeur la théologie négative ou l’apophatisme, ils ne s’arrêtent cependant pas de prêcher ou d’écrire. La prise de conscience des limites du discours sur Dieu ne les condamne pas au silence. L’apophatisme chrétien n’est pas aphasie et c’est là une de ses caractéristiques. Il ne porte pas un discrédit radical sur la parole ou sur l’expérience humaine, il en souligne simplement les limites. Il faut en effet, dans la foi chrétienne, se tenir dans le paradoxe entre l’affirmation de la transcendance de Dieu, reconnu comme étant au-delà de tout ce que l’on peut dire de lui, d’une part, et l’accueil de la Révélation que Dieu fait de lui-même par sa parole, d’autre part. Dieu ne se fait pas reconnaître par la terreur occasionnée par des phénomènes naturels comme l’orage ou le tremblement de terre : si ceux-ci sont parfois vus par la Bible comme des signes de la puissance de Dieu, c’est au sein d’un récit, d’une parole qui leur donne sens. Et c’est principalement par la parole que Dieu se communique, jusqu’à l’incarnation de son Fils, Verbe fait chair selon le Prologue de Jean. La mystique chrétienne a connu toutes sortes d’excès, de comportements déroutants assumés par des spirituels, mais jamais elle n’a suscité, comme dans l’hindouisme, une renonciation totale à la parole, car celle-ci est le lieu essentiel de la relation de l’homme au Dieu vivant, dans sa fragilité et ses limites mêmes. Le silence chrétien n’est pas abdication de la parole, mais place reconnue à une Parole qui dépasse celui qui la reçoit1. Le texte biblique est reconnu comme parole de Dieu à travers l’épaisseur humaine de sa matérialité, à travers les ambiguïtés de sa rédaction, de sa traduction, de son interprétation. Lecture infinie d’un texte ô combien fini, contingent, dans lequel les croyants discernent inlassablement les traces de l’engagement de Dieu dans l’histoire humaine.

Les mystiques chrétiens les plus représentatifs de la voie apophatique ont été particulièrement sensibles à ces limites de la parole humaine quand elle tente de dire Dieu. Selon les auteurs, ces limites sont reconnues selon deux grandes perspectives. Soit on met en valeur, comme le font Denys ou Eckhart, les limites de l’être humain en tant que créature : devant la transcendance divine, ses mots, mais aussi ses moyens de perception, les modalités de son expérience, sont inadéquats. Soit on s’attache plus, à la manière de Grégoire de Nysse ou de Grégoire Palamas, à la condition de l’homme pécheur et on souligne qu’aux limites liées à sa nature créée, l’être humain ajoute celles qui sont des conséquences du péché. De cette seconde perspective, il y a une issue, car on peut affirmer que la grâce donne accès à une forme de connaissance de Dieu que le péché avait rendue impossible. En revanche, les limites liées à la condition de créature restent indépassables.

Les limites de la connaissance n’empêchent pas l’union

Curieusement, on peut constater que ces auteurs chrétiens, convaincus de l’immensité du mystère insaisissable de Dieu, étaient tout aussi convaincus de la possibilité d’une union de l’être humain avec lui, dès ici-bas. Saisir ou comprendre Dieu sont des entreprises impossibles, Dieu se tenant toujours hors d’atteinte de l’homme, non par jalousie ou refus de se laisser rejoindre, mais par son immensité. Mais l’union est possible alors même que la compréhension intégrale est hors d’atteinte ; on pourrait dire que l’amour de Dieu, si c’est vraiment à Dieu qu’il s’adresse et non à une idole, est nécessairement chaste car il aime sans saisir, sans prendre possession.

L’âme ne saisit pas ce qu’elle cherche, Dieu lui reste encore ténèbre : ce qui est marqué par là par Grégoire, c’est le caractère jamais épuisé de la connaissance de Dieu. Elle n’est jamais une compréhension. L’âme doit persévérer dans une perpétuelle recherche car Dieu, s’il se communique désormais à elle, continue cependant d’excéder toujours infiniment ses prises. L’âme lui est unie par l’amour, elle ne le saisit pas par l’intelligence de la foi2.

L’inconnaissance de la théologie apophatique n’est pas une absence de connaissance, mais la conscience de plus en plus vive du fait que celui qui est aimé ne peut faire l’objet d’aucune forme de saisie. Maxime le Confesseur parlait de « l’impiété de la mainmise »3 chez celui qui pense être capable de connaître la vérité qui surpasse l’intellect. L’apophatisme chrétien ne pousse pas l’être humain à rester figé dans la stupeur et le silence devant le mystère de Dieu, mais au contraire elle le met inlassablement en mouvement, son désir se nourrissant de ce qu’il a perçu pour se tourner vers ce qu’il ne connaît pas.

Ressentir cela me semble d’une âme animée d’un amour et d’un désir ardent de la beauté essentielle, d’une âme que l’espérance ne cesse d’entraîner de ce qu’elle a vu à ce qui est au-delà, et qui alimente continuellement son désir de ce qui reste encore caché par ce qu’elle découvre sans cesse4.

L’apophatisme ne remet pas en cause la réalité d’une expérience spirituelle, pas plus qu’il ne suspecte les énoncés dogmatiques de la théologie positive. Il ne les critique que s’ils se transforment en idoles, si celui qui les vit, les raconte ou les enseigne, a l’illusion que ce faisant il comprend Dieu, qu’il le tient. Dieu et l’union avec lui ne sont pas au bout du chemin — récompense plus ou moins inaccessible, qui serait réservée à quelque virtuose de la vie spirituelle ou de la théologie. L’union est une dimension du chemin et non son achèvement ultime, union dans l’expérience même de la non-compréhension ou de la compréhension jamais achevée. Dans sa marche au désert, Israël est accompagné et guidé par la nuée lumineuse qui manifeste la présence de Dieu. C’est bien au cœur de ce que l’on pourrait considérer comme l’expérience mystique de Moïse que Grégoire de Nysse reconnaît que celui-ci a vu que Dieu est invisible.

Ayant laissé toutes les apparences, non seulement ce que perçoivent les sens, mais ce que l’intelligence croit voir, il va toujours plus à l’intérieur jusqu’à ce qu’il pénètre, par l’effort de l’esprit, jusqu’à l’Invisible et à l’Inconnaissable et que, là, il voie Dieu. La vraie connaissance de celui qu’il cherche en effet et sa vraie vision consistent à voir qu’il est invisible5.

Les limites de la connaissance ne sont pas des erreurs

La « vraie vision consiste à voir que Dieu est invisible » : la démarche apophatique est par nature paradoxale. Elle n’est pas nécessairement anti-intellectualiste : ce sera bien plus tard que l’on aura la conviction, comme dans l’Imitation de Jésus-Christ, que pour respecter le mystère de Dieu, il faut renoncer à tout travail de la raison à son sujet. La seule voie de l’union avec Dieu sera désormais la vie ascétique :

Que vous sert de raisonner profondément sur la Trinité, si vous n’êtes pas humble et que, par-là, vous déplaisez à la Trinité ? Certes, les discours sublimes ne font pas l’homme juste et saint, mais une vie pure rend cher à Dieu. J’aime mieux sentir la componction que d’en savoir la définition6.

Mais chez bien d’autres auteurs chrétiens, l’intelligence n’est pas poussée hors du champ de ce que nous appelons aujourd’hui la vie spirituelle, elle en est au contraire une composante essentielle, car c’est elle qui critique inlassablement ce qui est cru, ce qui est vu, ce qui est dit, afin que nul ne s’y arrête en prenant la perception d’une infime partie du mystère pour la réalité ultime.

Engagé dans une telle démarche, l’être humain connaît ce que l’on nomme habituellement l’épectase, pour reprendre le terme de saint Paul (Ph 3,13). Jamais il ne s’arrête dans sa quête de Dieu, non pas qu’il soit insatisfait ou qu’il soit maintenu par Dieu à l’écart de l’union, mais au contraire parce que ce qu’il a perçu de Dieu, et qui est vrai, fait grandir en lui le désir de celui qui est au-delà de toute perception. L’épectase est donc du même ordre que le détachement au sens eckhartien du terme, c’est-à-dire un « laisser pour avancer », et non pas un laisser par mépris de ce qu’on laisse. Il ne s’agit ni de mépriser, ni de renoncer, mais de laisser. Le détachement est une inlassable acquisition de liberté, motivé non par le dédain des réalités dont on se détache, mais par la vie, par le désir.

Pour résumer cette brève évocation de l’apophatisme chrétien, retenons donc que c’est une démarche dans laquelle le croyant est particulièrement conscient du fait que le mystère de Dieu est insaisissable, non pas parce qu’il serait inaccessible, mais parce qu’il est inépuisable. Dieu est au-delà des mots que l’on peut tenter d’employer pour parler de lui, ce qui ne signifie pas que ce que l’on dit de lui est faux.

II De l’apophatisme théologique à l’apophatisme anthropologique

Comment un tel propos, dogmatique et mystique, peut-il entrer en sympathie avec la démarche de la théologie morale ? C’est sans doute chez Eckhart qu’on le perçoit le mieux car, chez lui, on voit très bien le passage d’un apophatisme théologique, héritier de la grande tradition grecque et aréopagitique, à ce que l’on pourrait appeler un apophatisme anthropologique7 : la même démarche de détachement qui était appliquée au discours sur Dieu est applicable à l’être humain. Examinons le pourquoi et le comment d’un tel transfert.

À l’image de Dieu, le mystère de l’être humain

Chez Eckhart, l’apophatisme et sa manière si particulière de prêcher en se tenant à distance critique de son propre discours ne s’appliquent pas seulement à la question de Dieu. C’est de l’apophatisme théologique que naît un apophatisme anthropologique.

On désigne l’âme par ce qui est le plus limpide et le plus pur et, cependant, on n’atteint pas ainsi le fond de l’âme. Dieu, qui est sans nom — il n’a pas de nom —, est inexprimable et l’âme dans son fond est aussi inexprimable qu’il est inexprimable8.

Le discours vacille en effet de la même façon lorsque le maître tente de dire ultimement ce qu’est le fond de l’âme que lorsqu’il parle du mystère de la déité. Au-delà des puissances identifiables, mémoire, intelligence et volonté en particulier, il y a un fond, un je ne sais quoi, une étincelle, quelque chose d’inaccessible et d’indicible qui est le sanctuaire où Dieu veut résider seul9, ou bien qui est Dieu même10.

Un maître prononce une belle parole : il est dans l’âme on ne sait quoi de mystérieux et de caché et bien plus haut que là où se diffusent les puissances que sont l’intellect et la volonté. Saint Augustin s’exprime ainsi : « De même qu’il est impossible de dire où le Fils est issu du Père dans la première diffusion, il est dans l’âme je ne sais quoi de tout à fait secret au-dessus de la première diffusion d’où sont issus l’intellect et la volonté ». Le maître qui a le mieux parlé de l’âme dit que tout le savoir humain ne peut jamais pénétrer ce que l’âme est dans son fond. Pour comprendre ce qu’est l’âme, il faut un savoir surnaturel. De la diffusion des puissances de l’âme dans les œuvres, nous ne savons rien — nous en savons bien quelque chose, mais c’est peu. Ce que l’âme est dans son fond, personne n’en sait rien. Ce que l’on peut en savoir doit être surnaturel et donné par grâce : là, Dieu opère la miséricorde11.

L’apophatisme anthropologique nous est sans doute encore moins familier que l’apophatisme théologique. Reconnaître que les mots humains, que les chemins humains de la connaissance sont ultimement inadaptés au mystère de Dieu, cela peut apparaître comme une démarche courante en théologie, mais il nous est beaucoup moins aisé, dans une culture scientifique, de penser cela aussi de l’être humain. Nous pouvons en effet, dans le cadre d’une approche scientifique de l’homme, reconnaître que nous ne sommes qu’aux balbutiements de la connaissance, que chaque découverte des neurosciences ne fait que soulever de nouvelles questions. Mais nous n’avons guère l’habitude de penser que c’est la parole même qui défaille pour dire le mystère de l’homme. Une telle posture nous déplace de l’aveu usuel d’inconnaissance « dans l’état actuel de la science », qui consiste à reconnaître que l’on ne sait pas encore mais, qu’un jour, on saura. Fonder l’aveu d’impuissance du langage à propos de l’homme sur le mystère de Dieu, c’est affirmer que l’on ne sait pas et que l’on ne saura jamais, en tous cas qu’on ne saura jamais dire ce qu’est l’homme. Il est possible d’en dire quelque chose, il est probable que l’on pourra en connaître de plus en plus, mais on ne pourra jamais dire ultimement ce qu’il est, tout ce qu’il est.

Il est clair que, chez Eckhart, cet apophatisme anthropologique n’est pas celui du savant d’aujourd’hui qui reconnaît qu’on ne sait pas encore grand chose sur l’être humain. C’est celui du théologien qui reconnaît, non pas les limites de l’état actuel de sa science, mais la marque de Dieu dans l’homme.

Il a créé l’âme de l’homme si semblable à lui-même que ni au ciel ni sur la terre, parmi toutes les créatures magnifiques que Dieu a si merveilleusement créées, il n’en est aucune qui lui soit aussi semblable que l’âme humaine seule12.

Alors il faut reconnaître que l’âme humaine est si semblable à Dieu que les mots manquent pour la dire, comme ils manquent tout autant pour dire Dieu. C’est parce que l’âme humaine est à l’image de Dieu qu’elle ne peut se laisser saisir par la connaissance et le langage ; ce qui ne signifie pas que connaissance et langage ne peuvent s’approcher d’elle, en dire quelque chose. En dire quelque chose, sans la saisir, comme pour Dieu.

L’apophatisme anthropologique trouve chez Eckhart son fondement dans la création de l’âme à l’image de Dieu. Il ne limite cependant pas son interpellation au discours sur l’âme. B. McGinn a proposé de reconnaître, aux côtés de ce premier registre de l’apophatisme anthropologique, une autre forme d’apophatisme, celui du désir, dont Eckhart disait :

Le désir va plus loin que tout ce que l’on peut saisir par la connaissance. Il est plus vaste que tous les cieux, même que tous les anges, et pourtant tout ce qui est sur terre vit grâce à une étincelle de l’ange. Le désir est vaste, immensément vaste. Cependant, tout ce que peut saisir la connaissance et que peut désirer le désir n’est pas Dieu. Là où prennent fin la connaissance et le désir, ce sont les ténèbres, et là brille Dieu13.

Ce qu’une telle théologie spirituelle dit du désir humain, si immensément vaste que rien ne peut le combler, la théologie morale peut l’entendre dans son travail sur les sources de l’acte humain. Les sciences humaines, dans une certaine mesure, peuvent aider la théologie morale à mieux comprendre le désir humain, ses errances, sa capacité à se porter sur des objets qui ne répondent pas à son attente profonde. Mais elles ne sauraient donner l’illusion au moraliste que par elles il tient la réponse, que par elles il aurait saisi ce qu’est le désir humain.

Ce qui est humain n’est jamais seulement un problème

Si la conception théologique de l’anthropologie repose sur une telle base, cela invite le moraliste à une grande prudence. De même que le théologien dogmatique dans son discours sur Dieu, le moraliste n’est pas réduit au silence lorsqu’il tente de parler de l’être humain dans sa quête d’une vie bonne. Mais il doit, pour reprendre la distinction célèbre proposée par Gabriel Marcel14, reconnaître que ce qui est de l’ordre de l’humain se situe toujours du côté du mystère et non pas du côté du problème. Ou, pour être plus précis : et non pas seulement du côté du problème. En effet, certaines situations morales peuvent être considérées d’une certaine manière comme un problème, car elles exigent une réponse et suscitent une action qui vont, pour une part au moins, apporter une solution, réduire le danger, éloigner le mal. Mais ce serait grande illusion que de croire que le tragique de l’action humaine puisse s’identifier à la solution d’un problème qui, une fois résolu, disparaît, n’existe plus comme problème. Les situations qui attirent l’attention du moraliste, les grandes décisions de l’existence ne sont pas seulement des problèmes dont il faudrait trouver la solution juste. Elles mettent en jeu ce qui est au plus profond de l’être humain, la part de mystère qu’est ce « fond de l’âme » si essentiel à la démarche eckhartienne.

Lorsqu’il prend conscience du caractère inépuisable du mystère de l’être humain, créé à l’image de Dieu, capable à la fois de Dieu et du pire, habité par un désir infini auquel il ne cesse de tenter de donner des réponses médiocres, le moraliste ne doit pas renoncer à parler, à analyser, à tenter de dire ce qu’est l’être humain dans le dessein bienveillant de son créateur. Mais il doit parler avec une grande prudence, afin que jamais il ne tombe et ne fasse tomber dans l’idolâtrie de son propre discours, idolâtrie à l’œuvre dès qu’un discours est si simple qu’il donne l’impression que l’on a saisi ce dont il parle. Et l’idolâtrie, dans la vie morale, peut conduire à la mort si elle se porte sur la Loi.

III L’apophatisme en théologie morale

Les limites du discours en théologie morale

Pour revenir à un terrain plus familier au moraliste, on pourrait prendre pour exemple concret de cet apophatisme anthropologique la nécessité de dire la part de responsabilité que chacun doit assumer dans ses actes et de reconnaître, en même temps, tout ce qui échappe à celle-ci. On a bien souvent interprété ainsi la mystérieuse prière de Jésus crucifié : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23,34) ». Commentant ce verset, Stanislas Breton notait :

Le Christ, dont il faut dire qu’il connaissait ce qu’il y a dans l’homme, n’a point méconnu cette marge d’ignorance, ce nocturne de faiblesse qui accompagne, serait-il le plus délibéré, tout acte humain15.

Il ne s’agit pas de considérer que l’acteur ne sait rien de ce qu’il fait, de la gravité potentielle de ses actes par exemple, mais il est nécessaire de reconnaître, à l’instar de la docte ignorance de la théologie apophatique, que la connaissance que le sujet peut avoir de la valeur morale de ses actions est irrémédiablement limitée, comme est incomplète la connaissance du théologien moraliste. Il y a toujours une « marge d’ignorance » et c’est ce qui permet à la vie morale et à la théologie morale de rester humaines.

L’acte le plus réfléchi comporte toujours, aussi bien aux yeux de celui qui agit qu’aux yeux de celui qui tente de l’analyser, une part obscure, une « marge d’ignorance ». Et cette ténèbre n’est pas de celles qu’une lumière pourra un jour faire totalement disparaître. Car toute lumière apportée à la décision, à ses motivations, ne fera, comme dans la quête mystique, que relancer le désir de comprendre. En apportant des éléments de réponse, on ne fera que poser de nouvelles questions. Cela ne doit pas interdire de chercher et de tenter de comprendre, mais en restant conscient non seulement des limites de la compréhension, mais aussi et surtout des dangers potentiels des situations où l’on croit avoir compris. Il y a plus grand danger à croire que l’on tient l’explication ultime, la clef d’un comportement, qu’à reconnaître que ce qui est observable ne constitue jamais qu’une part des explications possibles.

Eckhart suggérait déjà un tel alliage entre lucidité et détachement, lorsqu’il conseillait aux novices dominicains d’Erfurt :

Observe-toi toi-même et chaque fois que tu te trouves, laisse-toi, c’est ce qu’il y a de mieux16.

La connaissance de soi par le sujet est une bonne chose, de même que la connaissance de l’âme humaine par le théologien moraliste. Mais considérer que la connaissance aussi précise que possible des fonctionnements intimes de l’être humain serait nécessaire pour agir est une illusion et une impasse qui paralyse l’action. Et l’on rencontre souvent aujourd’hui des croyants généreux qui redoutent tellement de se tromper qu’ils n’agissent pas.

L’apophatisme anthropologique n’est pas une forme de bricolage

Il faut, en conclusion, insister sur le fait que cette référence méthodologique à l’apophatisme chrétien dans l’exercice de la théologie morale ne saurait être un prétexte au service d’un discours approximatif. De même que la dogmatique, lorsqu’elle est marquée par cette démarche, garde toute sa rigueur conceptuelle et argumentative dans le mouvement même où elle en reconnaît la limite, de même la théologie morale doit toujours tenter de dire ce qui constitue « la recherche de la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes17 » tout en reconnaissant qu’aucun discours, aucune norme morale, aucune analyse anthropologique ou psychologique ne pourront rendre compte ultimement des grandeurs et des faiblesses de l’être humain. Le mystère n’est pas l’inconnaissable, il ne signe pas la faillite de l’intelligence et, de ce fait, ne légitime aucun bricolage. Trop souvent, dans le propos chrétien, la référence au mystère de Dieu et au mystère de la vie avec Dieu apparaît comme une sorte de joker que l’auteur invoque lorsque son argumentation devient trop fragile. L’enracinement théologique dans la grande tradition de l’apophatisme doit soutenir l’effort de l’intelligence qui va jusqu’au bout de ce qu’elle peut concevoir, avec toute la rigueur et l’honnêteté possible, sans pour autant sombrer dans l’illusion d’avoir saisi l’intégralité du mystère grâce à cette rigueur. Le propos du théologien se doit d’être clair, ses concepts aussi nettement définis que possible, et aucune référence à l’apophatisme ne l’autorise au bricolage. Reconnaître les limites de son discours ce n’est pas dire les choses « en gros », approximativement. C’est tenter de dire, de manière aussi juste que possible, tout en manifestant que l’on est conscient du fait que la réalité dont on parle ne se laisse pas enfermer dans les mots.

Limites de la connaissance, limites de la volonté

Le lecteur aura pu noter enfin une certaine analogie entre, d’une part, l’impuissance de l’intellect à épuiser la connaissance de ce qu’est Dieu et de ce qu’est l’homme et, d’autre part, l’incapacité de la volonté humaine à exercer une maîtrise totale de ses actes. De même que nous ne pouvons exercer sur Dieu une sorte de mainmise par notre intellect, de même nous sommes tentés par une idolâtrie du même ordre si nous imaginons pouvoir maîtriser totalement notre vie par la volonté. Comme dans la démarche apophatique, reconnaître une limite ne signifie pas que l’on considère tout effort comme inutile. Le théologien peut chercher à dire Dieu, surtout s’il est bien convaincu que sa parole restera toujours en-deçà du mystère qu’il contemple. Le moraliste doit encourager à l’exercice des vertus, au combat spirituel ou à la maîtrise de soi tout en soulignant combien ce combat ne remportera jamais une victoire absolue. L’être humain reste limité et ce serait tentation de toute-puissance que de mettre en valeur l’empire de la volonté au point de ne pas reconnaître les limites de celle-ci, limites dont les causes ne sont pas à attribuer exclusivement au péché, mais aussi et surtout aux limites de la condition humaine. Le maître ici est François de Sales :

C’est l’exercice pour lequel nos imperfections nous sont laissées, n’étant pas excusables de ne pas en rechercher l’amendement, ni inexcusables de ne pas le faire entièrement, car il n’en prend pas des imperfections comme des péchés18.

Il nous faut rechercher l’amendement de nos imperfections, engager le combat de la volonté en vue du bien, tout en restant bien convaincus que l’imperfection nous restera, sans qu’elle nous accuse et nous convainque nécessairement de culpabilité. Admirable équilibre d’une telle morale qui sait encourager au combat tout en préservant du désespoir suscité par les limites de la victoire… Le fondement d’un tel équilibre dans la contemplation du mystère de Dieu, mystère exprimable et pourtant insaisissable, lui donne une assise qui dépasse largement la psychologie personnelle de l’auteur ou sa capacité de compréhension des âmes qui se confient à lui. L’activité de conseil, qui est une part non négligeable de la tâche du moraliste, trouve ici un fondement théologique de sa bienveillance et de sa prudence.

Notes de bas de page

  • 1 Voir sur ce sujet les belles pages de J.-L. Chrétien, « L’hospitalité du silence », dans L’Arche de la parole, Paris, PUF, 1998.

  • 2 J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de Grégoire de Nysse, Paris, 1944, p. 209.

  • 3 Maxime le Confesseur, Ambigua, cité par A. Riou, Le monde et l’Église selon Maxime le Confesseur. Théologie historique 22, Paris, Beauchesne, 1973, p. 103-146.

  • 4 Grégoire de Nysse, La Vie de Moïse, trad. J. Daniélou, Paris, Cerf, Sources Chrétiennes 1bis, 1955, § 231.

  • 5 Ibidem, § 162-164.

  • 6 Imitation de Jésus Christ, I, 1, 3

  • 7 L’expression est ici empruntée à l’excellent livre de B. Mcginn, The Mystical Thought of Meister Eckhart, New York, Crossroad, 2001, entre autres p. 140. Voir l’index pour les autres occurrences de l’expression.

  • 8 Eckhart, Sermon 17, Qui audit animam suam. Les sermons de Maître Eckhart sont cités ici dans la traduction de J. Ancelet Hustache, Paris, Seuil, 1974 sv.

  • 9 Eckhart, Sermon 1, Intravit Jesus in Templum.

  • 10 Eckhart, Sermon 5b, In hoc apparuit : « Le fond de l’âme est le fond de Dieu. »

  • 11 Eckhart, Fin du sermon 7, Populi eius qui in te est.

  • 12 Eckhart, Sermon 1, Intravit Jesus in Templum

  • 13 Eckhart, Sermon 42, Adolescens, tibi dico : Surge.

  • 14 G. Marcel, Le mystère de l’être. Tome 1. Réflexion et mystère, Paris, Aubier, coll. Philosophie de l’esprit, 1951, p. 227.

  • 15 S. Breton, « Grâce et pardon », dans Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 70/2 (1986), p. 185-196.

  • 16 Eckhart, Entretiens spirituels, III.

  • 17 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 199-236.

  • 18 S. François de Sales, Lettre CLXXIV du 16 janvier 1603, dans Œuvres complètes, t. XII, Annecy, 1902.

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