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Le Pur Amour : de la saignée à la poétique*

Bernard Forthomme ofm
Cette étude examine d’abord la question du pur amour, non pas frontalement (du point de vue de la spiritualité, de la philosophie ou d’une généalogie de la psychologie analytique), mais à partir des sédiments empiriques et contingents — très révélateurs de connotations variées — de la métaphore de la saignée. Nous abordons ensuite le pur amour à partir d’une poétique de la jalousie univoque, fiction ou fabilité de la toute-puissance, adaptée à l’infini et malséante au fini.

I La purification comme saignée

La méditation historienne déployée par Jacques Le Brun dans son ouvrage consacré au Pur Amour1 a mis en évidence, d’une manière particulièrement lumineuse, l’importance des relectures platoniciennes et des métamorphoses successives du pur amour dans la pensée patristique et mystique, la philosophie médiévale et critique, le roman masochiste et la psychologie analytique, au point de faire apparaître une véritable généalogie de la psychanalyse ; généalogie sur une base historienne et non pas ontologique comme celle tentée naguère par Michel Henry, lequel est demeuré fidèle à sa philosophie monadique de l’affectivité pure2.

De notre côté, nous voudrions diriger notre attention moins sur le plan philosophique, spirituel ou psychologique, que sur les dimensions médicales et poétiques du pur amour. Relevons d’ores et déjà que le Grand Siècle est obsédé par l’idée de purgatoire, de purgation, de saignées et autres émétiques, et que le verbe purger est un terme qui relève à la fois du langage médical (débarrasser) et juridique (justifier, disculper, voire expier). Ainsi dès 1160, se purger, signifie se disculper, se justifier, alors qu’au XIVe siècle la purge est une justification. En outre, la purgation relève aussi d’une obsession sociale de la purification du corps non seulement extérieur (bienséant), mais du corps intérieur. En outre, il ne serait pas excessif de dire que plus je suis élevé dans la société, plus je pratique la purification du corps et du sang par la saignée (ce qui rejoint l’ombrageuse pureté de sang dans la culture hispanique et son zèle conjoint pour l’Immaculata).

Or, on connaît le lien entre la perception moderne du pur amour et la question de la justification par la foi, mais aussi par rapport à la prédestination, à l’angoisse qu’elle génère lorsqu’elle est indécise à nos yeux. Le pur amour sans motif d’espérance — vérifié et réalisé par la supposition impossible du juste réprouvé et néanmoins animé par l’amour infini — est une forme de mise au pire, de montée de l’angoisse jusqu’au moment critique. Mise au pire qui se rapproche d’un remède à la mélancolie. Il s’agit alors de provoquer l’expulsion, la perte du Moi ou de l’amour-propre comme déchet à éliminer. Si la purgation d’une mélancolie se passe par un émétique puissant comme l’ellébore ou si la purification du sang réclame la saignée, il se pourrait que la pléthore du moi réclame un régime d’inanition par le sacrifice, l’amour pur comme anathème.

Il faut intégrer la question de la saignée dans la problématique des déchets et de leur gestion dans le cadre plus général d’un régime de santé : déchets de la digestion, ceux qui sont produits par d’autres organes (larmes, sperme, mucosités nasales, expectorations, cérumen …) et les humeurs du sang. D’où le recours aux émétiques, purgatifs et à la phlébotomie. Mais on connaît l’ambiguïté du déchet : ce qui est négatif ou ce dont la négativité même sert au salut de la multitude. Nous songeons ici à l’importance de la figure de l’amour pur comme exposition à la déchéance, au déchet, dans le discours mystique. Il s’agit là sans doute d’une autostigmatisation sociale autant que d’un déchet spirituel. L’apôtre Paul, dans le prolongement de l’autostigmatisation du Jésus évangélique, avait déjà transformé le déclassement social en épreuve de la folie de la croix : « nous sommes jusqu’à présent, pour ainsi dire les ordures du monde, le déchet de l’univers » (1 Co 4,13). Déchet visant également les pauvres que la Cité entretenait pour les faire servir de victime expiatoire en cas d’épidémies ou de guerre.

Ceci pose la question de la métaphore de la saignée. On aurait pu en choisir une autre pour orienter notre variation imaginative (au sens husserlien) et dégager les traits essentiels du pur amour ; nous aurions pu élire les métaphores liées à l’air ou à l’eau et non au sang, comme les images de la suffocation ou de la noyade nous y poussaient — car l’amour pur y est parfois identifié. L’image de la terre étant plutôt du côté de la rétention du sang, de l’anémie et de l’hypochondrie ou de l’asthénie qui s’y attache. Mais l’avantage de la saignée, c’est qu’elle est singulièrement paradoxale et exprime assez bien l’impensable du pur amour outrepassant tout objet et tout sujet, un véritable flux. La découverte de la saignée reste une énigme et un paradoxe : alors que la vie est plus associée au sang qu’à l’air, tout aussi nécessaire pourtant, perdre son sang est synonyme de mourir ; la saignée curative implique la perte de sang qui affaiblit ou menace la vie !

Elle apparaît même comme métaphore du médecin : un médecin, c’est un saigneur, ainsi que cela apparaît encore au XXe siècle dans le langage des signes des Cisterciens : « Médecin : faire le signe de religieux ou de séculier, et toucher le bras comme si on le saignait »3. Mais se développe également la métaphore économique et sociale qui en surdétermine le sens. Chez Molière, nous trouvons la saignée d’argent, de biens. Ailleurs, il est aussi question de la saignée de la France par les guerres ou l’émigration (surtout celle des protestants) qui rendent le pays exsangue. À moins qu’implicitement certains se considèrent médecins de leur peuple en le faisant saigner pour revivifier, rafraîchir son sang, le purifier, stimuler en lui des énergies profondes. On retrouvera encore cette idée romaine chez Hegel suivant laquelle la guerre est une manière de vivifier des peuples assoupis.

Survient également la métaphore théologique de la perte de sang : forme de don comme perte radicale et non simple économie de l’échange entre Dieu et les hommes. Est-ce là une régression vers un idéal héroïque, mais aussi économique et social obsolète ? Mais le don continue à jouer un rôle fondateur dans la société moderne. Toutefois, le don lui-même appelle une purification, aussi bien dans la relation entre les actes humains et la grâce salutaire de Dieu irréductible à un échange symétrique, qu’au niveau de l’exercice de la justice humaine, d’une critique de la corruption, et de l’impartialité de l’État. Purification du don qui accélère la justice, mais qui risque sans cesse de corrompre la justice ou l’État4.

Certes, la sainteté moderne n’est plus liée directement au martyre ou au témoignage sanglant, ni à une forme de pureté du sang ou à une attestation généalogique, suivant laquelle la conversion du saint avait de qui tenir. La sainteté se cristallise plutôt dans l’acte même de conversion et, si l’on ose dire, dans une perte de sang intériorisée. Cette conversion, tout comme l’hémorragie dans l’idéologie médicale justifiant la saignée, est d’abord provoquée, non par un acte hétérogène, mais par une invitation intérieure. Résister à cet appel et c’est le trouble, prévient Fénelon, l’angoisse, sinon l’enfer, de même que les stases ou la corruption du sang au plan physiologique. Résister à cette hémorragie foncière, et c’est le remords5. On ne peut y échapper qu’en consentant au purgatoire immanent. La métaphore de la saignée correspond bien à la crise du moi comme amour-propre dans la mesure où elle établit, suivant la médecine ancienne, un lien entre l’intérieur et l’extérieur : perdre son sang, c’est replonger l’individu dans l’harmonie du tout, voire le fini dans l’infini. Ainsi déjà dans l’épisode de la femme au flux de sang évangélique, l’hémorragie est l’occasion d’instaurer un lien spirituel nouveau, en dehors de l’exclusion sociale et rituelle.

Ensuite, dès que les conceptions d’Harvey s’imposent après 1650, c’est l’idée de circulation et celle d’autonomie de l’horloge cardiaque (métaphore utilisée par Marguerite-Marie à propos du Cœur sacré de Jésus) qui s’imposent : le cœur apparaît même le soleil du corps suivant le médecin anglais dans l’Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus (1628). Ce n’est plus un système d’irrigation antique, ni une circulation hydraulique moderne, mais comme un principe spirituel héliocentrique qui gouverne et nourrit le corps. Le problème nouveau devient celui de l’excès de vitesse, de l’emballement ou de l’inflammation, avec la fièvre conjointe. C’est là que la saignée intervient : elle rafraîchit le sang, autrement dit elle régule le mouvement, à la manière d’une conversation amicale (c’est une métaphore classique !). Elle modère la force circulatoire, en sus des émissions sanguines naturelles. Cette question de la vitesse adéquate ou de la circulation fluide dans la cité du corps répond à une préoccupation politico-religieuse de la Renaissance, lorsque Rome, par excellence, modifie son urbanisme et s’efforce de l’adapter au flux des pèlerins dont elle encourage la croissance.

Car l’usage médical de la saignée, au lieu d’être une incision violente, ne ferait en réalité que correspondre à une fonction hémorragique naturelle6. Fonction qui semble d’ailleurs plus évidente chez la femme soumise aux cycles mensuels, que chez l’homme. Ainsi la pratique de la saignée serait conforme à la nature qu’elle ne ferait que relancer en restaurant les flux : la fonction hémorragique serait essentielle à la santé. La phlébotomie et surtout l’artérotomie apparaît sans doute une perte forcée. C’est pourquoi elle peut servir de métaphore à la mort spirituelle. La saignée apparaît toutefois un remède essentiel face au sang trop abondant et trop épais : elle fluidifie. Elle affaiblit la dureté du pouls, donc des forces vives, et elle liquéfie. Or, on sait l’importance de l’anémie ou de la syncope du moi comme celle de la liquéfaction dans le langage spirituel. Ainsi, la saignée pourrait se trouver à l’arrière-plan de la pensée qui redoute le caillot de la substance ou la dureté de l’amour-propre, et qui s’affronte à l’embolie spirituelle ou la thrombose du Moi7.

Toutefois, sa violence ne serait qu’une correction de la nature infidèle à elle-même, ayant perdu sa fluidité ou la spontanéité de la perte de sang. La saignée apparaît ainsi comme un simple substitut de la fonction hémorragique. De même que le pur amour trouverait un enracinement dans la pensée antique, la philosophie platonicienne, la tragédie ou la conception cicéronienne de l’amitié, elle pourrait trouver un appui naturel dans la fonction hémorragique ! Ce qui semblait une métaphysique si outrée, une spiritualité si hyperbolique, trouverait une sorte d’assise médicale et naturelle. Dès lors, loin d’être une spiritualité élitiste ou éthérée, le système du pur amour relèverait au contraire d’une structure anthropologique. Bien entendu, l’appui éventuel sur une doctrine médicale de la fonction hémorragique, même si elle n’est pas sans fondement dans le processus de reproduction, ne doit pas nous leurrer sur la relativité civilisationnelle et mentale du modèle compréhensif de l’hémorragie, physiologique ou spirituelle, du désintéressement ou de la substance du moi, de la jouissance distincte du plaisir d’usage, et ainsi de suite.

Quoi qu’il en soit, la saignée est explicitement utilisée comme métaphore de l’amour dans les Lettres de Vincent Voiture (1598-1648) : « Je vous assure, écrit-il, … vous m’êtes aussi chère que vous l’étiez lorsque vous vous faisiez saigner tous les jours pour l’amour de moi, et que vous ne craigniez pas de diminuer votre vie pour prolonger le temps que vous auriez à me voir »8. Mais la métaphore de la saignée se formule également à propos de la conversation qui rend accessible l’inaccessible (social, culturel, salvifique), pensable l’impensable, l’inconnu, l’invérifiable, ou dicible l’ineffable, sinon possible l’impossible, notamment par les rumeurs véhiculées. Nombre d’opuscules spirituels parlent de Méthode pour converser avec Dieu (Anonyme de 1738, Nancy). Conversion et conversation, termes qui s’échangent volontiers au Moyen Âge, possèdent depuis le XVIe siècle un lien tout particulier. Ainsi lorsque Madame de Lafayette écrit à Madame de Sévigné pour lui signifier l’effet purificateur de sa conversation qui lui « rafraîchit le sang » (Lettre, 15 avril 1673). Comme si son verbe la purifiait des humeurs malsaines, des vapeurs et autres langueurs !

Combien plus l’oraison, cette conversation de Dieu, se trouve vraiment en mesure de nous purifier le sang — serait-ce en nous faisant vomir par l’usage de la supposition impossible, celle de la perte éternelle sans aucune justification du côté de notre comportement. Saignée qui ne serait précisément pas motivée par la prolongation de la présence du bien-aimé ou du rafraîchissement, du nouveau printemps de sa vie. Saignée qui ne peut être assimilée complètement au don crucial du sang christique, car celui-ci est communément reçu comme finalisé par une transfusion salvifique. Ce qui risque d’introduire du pélagianisme à l’intérieur de l’économie divine ! Néanmoins, il reste une forte dimension héroïque dans l’idée de saignée, ce qui consonne avec certains schèmes vétérotestamentaires mais aussi proprement chevaleresques ou courtois qui jouent encore leur rôle dans la mystique du pur amour. Héroïcité de la saignée encore évoquée par des médecins du XIXe siècle9.

Il reste qu’on ne voit pas aussitôt le rapport entre conversation et saignée qui rafraîchit le sang, diminue l’inflammation du Moi. Toutefois, une conversation n’implique une forme d’égalité que dans la mesure où le recrutement des participants est déjà serré à la base. Avec le risque d’une certaine conformité, voire d’une autocensure, quand il ne s’agit pas d’une manière de dépersonnalisation. En effet, la bienséance qui est de rigueur dans la conversation du Grand Siècle, dès lors qu’il vise l’harmonie sociale ou la vérité collective, risque de désindividualiser les participants. Le Prince de Ligne reprochait aux femmes des salons parisiens de se ressembler trop, jusque dans la manière d’être jolie, d’entrer dans une pièce ou de se brouiller. En somme, une conversation n’élimine pas magiquement les différences, les fractures sociales et culturelles. Il y a un coût : les êtres y sont taillés sans pitié comme les arbres des jardins à la française !

C’est sans doute ce qui devait plaire secrètement à Fénelon, théoricien du pur amour entendu comme jalousie implacable de l’amour infini : ce côté intraitable qui sied mal à la créature est parfaitement bienséant en Dieu seul : lui, l’unique, possède l’aptitude de tout exiger, y compris ma perte éternelle. Autrement dit, la jalousie comme pur amour implique essentiellement la possibilité de la désindividuation radicale ou de la critique extrême de l’amour-propre. L’exercice de la conversation avec Dieu, l’Inégal par excellence, n’est possible que dans la mesure où l’orant doit consentir à une forme qui empêche jusqu’aux caractères les plus ombrageux de se distinguer, sauf à risquer ouvertement de succomber à cette malséance qui bannit ipso facto de l’ordre conversationnel : la forme pure primant sur tout, comme les formes dans la bienséance sociale. Le passage remarqué de la conversation à la conversion, au désintéressement du pur amour, ne serait donc pas si étonnant que cela paraît au premier abord. Au-delà même de l’usage effectué par Fénelon lui-même, de l’image de la jalousie mondaine la plus cruelle (malséante en l’homme) pour configurer l’infini de la jalousie divine bienséante. La conversation comme oraison pure ou réalisation du pur amour serait la forme même de la bienséance à la cour divine.

Quoi qu’il en soit, la dimension médicale de l’amour ou de la conversation comme saignée apparaît donc dans un sens positif. Toutefois, l’usage de la métaphore médicale risque d’exposer la perfection mystique à la dimension corporelle (l’imagination cartésienne est située du côté du corps) et franchement pathologique. La recherche de la pureté pourrait s’apparenter à un fanatisme, compris et écrit parfois comme phanatisme (déjà chez Calvin) et donc proche de la fantaisie, du fantasme ou de l’apparition illusoire ! Fanatisme des « fantastiques » — Calvin traduit ainsi le terme fanatici lors de la version française des Institutions, dans le chapitre consacré au Gouvernement des Magistrats — dont les symptômes sont à la fois religieux et politiques, menaçant l’autonomie des institutions civiles ou de l’État (encore assez indistincts avant Hegel). Ce que certains, comme Bossuet avant Shaftesbury, prétendront débusquer, d’une manière bien glissante, par l’épreuve du ridicule ou de l’humour soulignant le ridicule.

Toutefois, redisons-le, si le chirurgien vise la santé ou un équilibre du régime entre réplétion et inanition, l’amour pur vise l’inanition. La crise de la réplétion se prétend radicale. L’hémorragie doit être entière et fatale ! La limite de la métaphore médicale est explicitement soulignée par Fénelon. « On est entre ses mains comme un malade dans celles d’un chirurgien qui fait une opération douloureuse ; on tombe en défaillance. Mais cette opération n’est rien, car, après tout, l’opération du chirurgien est pour nous faire vivre, et celle de Dieu pour nous faire réellement mourir »10. La perte de sang doit être complète. Dieu coupe non seulement le bras, mais jusqu’au dernier repli de notre cœur. Il dé-plie toute la réalité, car rien ne reste caché à sa jalousie.

En réalité, Fénelon manifeste plutôt sa sympathie pour la médecine douce ou hippocratique, celle qui se réclame d’abord d’un régime ou d’un exercice réglé de l’existence entière, sauf précisément en cas de nécessité. L’analogie est donnée avec la guerre. Le bain de sang est révoqué avec horreur dans le Télémaque et même l’idée de guerre juste paraît insatisfaisante. Il ne suffit pas que la guerre soit juste pour faire couler le sang des peuples, il faut qu’elle soit nécessaire ou chirurgicale. Le pur amour ne provoque la dissipation impitoyable des humeurs du moi superflu que parce que la jalousie divine y voit une nécessité absolue. La bienséance n’est pas ici une simple catégorie sociale relative, une mode, mais une nécessité qui a ses premières règles dans la nature renaturée — ou qui, du moins, se pense comme telle. En effet, Jan Potocki avait déjà clairement souligné au dix-huitième siècle, et non sans ironie grinçante, à quel point la question de la critique de l’amour-propre était dépendante de cette civilisation européenne et française en particulier, où l’amour-propre est jugé si universel, investissant tout — évidence que ne partageraient nullement les habitants du Maghreb qu’il visite alors.

Autrement dit, l’homologie entre saignée et purification amoureuse recèle des limites internes, y compris culturelles (impliquant l’interaction étroite des pensées grecques, sémitiques et catholiques), et même une asymétrie profonde : ce qui est bienséant en Dieu — comme la jalousie qui réclame une saignée totale — est malséant dans le monde ou sadisme. De même qu’il y a une pratique de la saignée comme régulation sociale ou restauration de la bienséance du désir, de la femme notamment, surtout lorsqu’elle est frappée d’anémie ou de chlérose (et qu’il faut saigner jusqu’à ce que son désir replié sur lui-même ou vagabond se refocalise sur son devoir matriciel), et une saignée qui, au contraire, l’infinitise ! La saignée servait également à mettre un terme à certaines hémorragies indésirables. Malgré tout, cette crise radicale de l’amour-propre ne se passe pas d’un seul coup. Le désir d’en finir dans l’instant avec la stase ou la rétention du flux est un dernier symptôme de la tentative faite pour s’approprier sa propre fin. Il faut, comme souvent dans la pratique de la saignée, l’épreuve d’une répétition, d’un affaiblissement progressif et irréversible : répétition comme fixation de la perte.

II Poétique du Pur Amour

C’est dans la mystique du pur amour que l’idée de déplacement est la plus remarquable pour penser l’infini de la jalousie qui désigne l’amour. Certes, la psychologie de la jalousie est foncièrement la même chez Dieu et chez l’homme. La seule différence, c’est précisément qu’elle est déplacée chez l’homme, qu’elle opère un viol de l’ordre. La jalousie n’est qu’un ordre en Dieu et un désordre en l’homme : « de là vient ce qui nous est dit de la délicate [susceptible] et implacable jalousie de notre Dieu. Tous les sentiments qui sont les plus injustes, les plus insensés, les plus ridicules dans les hommes, parce qu’ils sont déplacés en eux, sont souverainement justes, raisonnables et bienséants, et nécessaires en Dieu »11. La jalousie n’est théologale que dans la mesure où elle est justice, raison, bienséance et nécessité. Le terme même de bienséance joue un rôle capital dans la société rigide du XVIIe siècle ou, plutôt, dans cet univers qui éprouve cette rigidité susceptible de fronde jusqu’au sentiment d’insécurité, et que le sens aigu de la bienséance conjoint à celui du ridicule entend préserver, ainsi qu’on le voit chez Molière, notamment dans le Bourgeois, les Précieuses ou le Misanthrope.

La malséance non seulement éloigne de la Cour mais du vrai, non seulement d’un poste valorisant, mais d’un destin, voire de la raison. Le film de Patrice Leconte qui se nomme justement Ridicule (France, 1996) montre à quel point aucune ascension sociale n’est possible au XVIIe siècle — pour un hobereau provincial qui cherche à obtenir un appui royal en vue d’assainir les marais infestés de la Dombes qui déciment les autochtones — sans la bienséance au sens fort, elle-même indissociable d’une rhétorique. Serait-ce précisément à la veille de la Révolution, et donc au moment où la compétence de l’ingénieur va l’emporter sur les usages de Cour et les règles de la conversation ; où le formalisme indifférenciant et quelque peu mécanisé de la conversation va céder le pas à l’exaltation bourgeoise des individus ; où le ridicule va changer de camp et sera désormais l’apanage du discoureur dont la rhétorique demeure étrangère à l’obscénité psychologique, à la connaissance performante, au savoir efficient ou à la science prestataire.

La question de la bienséance est également liée à la pratique de la saignée, au moins jusqu’au XIXe siècle inclus, où la malséance demeure proche de la déraison12. Ainsi lorsqu’un mari âgé force sa jeune épouse à se faire saigner, afin qu’elle tienne mieux son rang, comme il apparaît déjà dans un Manuel d’instruction conjugale de la fin du XIVe siècle. Épouse frustrée et qui cherchait, avant de prendre un amant, à mettre son vieil époux à l’épreuve, pour tester ses capacités de réconciliation. C’est le désordre domestique provoqué lors d’une réception qui humilia le mari à tel point qu’il fit saigner son épouse aux deux bras, jusqu’à la syncope : « jusqu’à ce qu’elle s’évanouît, ayant perdu l’usage de la parole, blanche comme la mort » (Mesnagier de Paris, écrit vers 1393 ; ouvrage qui cite également le fameux récit de Griseldis, un des paradigmes extra-bibliques du pur amour depuis Madame Guyon).

Quoi qu’il en soit, la question de la bienséance ne fait qu’amplifier et se penser explicitement, au point de faire l’objet, au XVIIe siècle, de Traités qui se réfèrent tantôt au De officiis de Cicéron touchant la « science qui enseigne à placer en son véritable lieu ce que nous avons à faire ou à dire » (A. de Courtin, Traité de la civilité, 1672), soit à la Rhétorique d’Aristote ou à la Poétique d’Horace, lorsqu’il s’agit de faire correspondre l’aptum rhétorique et la bienséance sociale (R. Rapin, Les réflexions sur la poétique de ce temps …, 1675). Le verbe seoir (cf. seyant) implique une puissante dimension rituelle — ce qui rejoint la notion la plus ancienne de la jalousie biblique. La séance marque d’abord une aptitude, une convenance, y compris rhétorique. C’est un tel sens psycho-social et poétique qu’il comporte chez Fénelon, tout en gardant une connotation cultuelle et juridique, même si le culte en question est d’abord un culte intérieur avant d’être un spectacle (pour reprendre un autre binôme fénelonien).

Le lien entre la métaphore médicale de la purification et la question de la rhétorique se trouve chez Fénelon, prolongeant ainsi une veine platonicienne, dès le début de son œuvre, dans ses Dialogues sur l’Éloquence, écrits entre 1677 et 1681 (mais publiés seulement en 1718) : « on ne devrait chercher, écrit-il, qu’une beauté simple et naturelle qui vient de la santé … Au lieu de purger l’homme plein d’humeurs pour lui rendre la santé … on force la nature, on lui fait un appétit artificiel … C’est ainsi que Socrate … conclut en disant que les orateurs qui, en vue de guérir les hommes, devaient leur dire, même avec autorité, des vérités désagréables et leur donner ainsi des médecines amères, ont au contraire fait pour l’âme comme les cuisiniers pour le corps »13. Fénelon prône la dissipation des humeurs superflues et le régime qui « fait un sang doux et tempéré » (Les Aventures de Télémaque, XIII). La douceur et la circulation réglée du sang font partie de l’art de la nature qui témoigne de l’existence de Dieu. Le modèle circulatoire est encore le vieux système d’irrigation et en même temps celui d’Harvey : « ce sang arrose la chair, comme les fontaines et les rivières arrosent la terre … mais il se renouvelle … pour circuler sans fin »14. Par contre, il fustige évidemment l’inflammation : « le médecin hait la fièvre » (Dialogues des morts, XVIII, Socrate, Alcibiade et Timon). En réalité, ce sont là des feux différents qui s’affrontent : la fièvre du moi et le feu de la jalousie infinie ! L’inflammation de l’amour-propre et la mise à feu et à sang, la destruction comme anathème ou promptitude de la devotio, consécration totale à Dieu. Certes, dans le texte sur l’éloquence que nous venons d’évoquer, nous ne sommes pas encore dans le champ du pur amour. Mais nous apprenons déjà que la véritable éloquence doit être purifiée, simple, et purificatrice, éloignée de la bienséance mondaine ou artificielle.

En sus, la question du pur amour n’éliminera pas la question rhétorique de la ruineuse bienséance qui, en la matière, risque de transformer la vraie grâce en dette ou en raison d’aimer. Le lien entre la question de l’aptum — la “poétique” de la bienséance — et celle de l’amour pur comme jalousie est ici essentiel. Il ne s’agit pas simplement d’une logique de l’impossible en vue de penser la pointe du pur amour, ni de réaliser logiquement l’impossibilité redoublée de sa perfection, par mort du moi ou de son objet, et même par mort éternelle. Il s’agit au contraire de préférer l’impossible adapté au possible malséant. Impossibilité qui convient à l’altérité divine qui fait mourir et vivre, abaisse autant qu’elle élève, comme l’atteste la poésie prophétique et psalmique. Impossibilité dont le mystique a besoin pour penser l’unité réelle de la présence de Dieu, pour opérer la critique inévitable du moi ou de l’amour-propre. La supposition impossible prive sans doute de l’espoir, mais c’est pour faire monter l’angoisse avant de la mieux faire tomber, comme une crise thérapeutique : angoisse outrepassée par la présence entendue comme aptitude, nécessité ou bienséance infinie. Et ce n’est pas seulement comme remède apaisant l’angoisse de la prédestination négative (comme au début du XVIIe s.) ou de la foi menacée (comme en la fin du XVIIe s.), mais une manière d’outrepasser le support de l’angoisse autant que le passé et le futur — avec le risque de faire émerger l’instant psychotique ou, en réaction, une substitution dramatique du rôle à la mission singulière.

La supposition impossible relève d’une poétique de l’impossible ou de l’altération du moi ; poétique dramatique et romanesque de la modification. L’essence du roman — recoupant ainsi l’altération relevant de l’amour mystique —, n’est-elle pas dans cette supposition de l’impossible pour moi : d’être radicalement un autre ! C’est une manière de se quitter dans une forme de la perdition de soi. C’est une manière de jouir dans la perte. Est-ce un hasard si, de nos jours, un Julien Green, tout particulièrement sensible aux mystiques avant qu’ils ne soient mis à une certaine mode, a bien vu l’essence du romanesque dans la tristesse de n’être que soi, et lorsqu’il la résume dans son roman Si j’étais vous ? publié dès le lendemain de la seconde guerre mondiale. Déjà la critique du temps — à propos du Visionnaire (paru l’année de la prise du pouvoir par Hitler) — soulignait ceci : ce qui marque l’œuvre, « ce n’est pas la mélancolie romantique, mais c’est l’acedia des théologiens », l’un des vices capitaux15. À vrai dire, une pareille tristesse n’est-elle pas déjà la marque du mythe épique, des héros de l’Iliade, même si cela trahit surtout chez eux une carence et une suppléance d’intériorité ?

Le risque face à une telle poétique, c’est la dénonciation de son côté précisément romanesque et non théologique. Mais, sans parler de J.-P. Camus, Raymond Lulle n’avait-il pas écrit Blaquerna bien avant le Télémaque ? Sans doute l’ironie de l’adversaire fait mouche : c’est parce qu’il refuse le roman qu’il suppose indigne d’un homme d’Église — mais il ignore le Bx R. Lulle, à vrai dire laïc et marginalisé, chez qui l’éros romanesque concorde avec son système logique —, et c’est parce qu’il récuse la jouissance sans l’usage ou sans l’utilité du bonheur final qu’il soupçonne dans la supposition impossible des mystiques ; sans parler de l’effroi qu’il éprouve face à une telle poésie dramatique, à cette épreuve de l’altération de soi mais aussi de Dieu, jusqu’à l’image d’un Dieu cruel, jusqu’à l’athéisme, impossible suivant la foi chrétienne. Nous avons dit que cette supposition consolait mais en pensant tout de même l’inconsolable, l’absence divine, la nuit irrévocable. Il est vrai que la mystique aime passer par cette épreuve nocturne qui trahit (à la fois dénonce et révèle) la capacité du vrai Dieu.

L’ironie triomphe seulement lorsque l’on refuse la tragédie et la poétique du romanesque. Ainsi, chez Molière, un pareil refus triomphe lorsque l’avare demeure l’avare de bout en bout, totalement prévisible et lorsqu’on entend faire rire précisément de celui qui veut rompre avec le seul culte bourgeois de la fortune. Ironie qui puise sa force dans le prévisible, dans le possible précisément et non dans l’impossible. Dans un possible indigne d’une expérience de l’altérité divine, incroyable en ce sens. Mieux vaut un impossible ajusté, digne de la chose dont il s’agit : tel est le principe de cette poétique. Elle apparaît seyante, digne de la jalousie divine dont la violence, la pire dans le fini, s’éprouve la meilleure en l’infini. Toutefois, comme nous sommes en présence de l’expérience mystique où cet infini se passe pour l’homme, il faut qu’une telle jalousie se révèle, quasi simultanément, la pire et la meilleure des choses, comme le langage et la nuit ineffable des mystiques ou leur acédie. Expérience sans sujet ni objet, sans être pour autant un vertige néantiste. Non seulement parce que la critique absolue de l’amour-propre suppose l’expérience du Moi au sens le plus substantiel, dont la possibilité même (serait-ce comme illusion d’un désir) est inexistante au regard de toute une tradition orientale, bouddhiste notamment, mais parce qu’elle est aussi, parce qu’elle est avant tout, une expérience, de la banalité ou des petites choses, et qu’une telle expérience, loin de rétrécir, met au plus large : « en même temps que Dieu jaloux presse l’âme, la pousse sans relâche sur les moindres détails, et semble lui ôter toute liberté, elle se trouve au plus large, et elle jouit d’une profonde paix en lui »16.

Certes, la jalousie comme pur amour trouve son élucidation dans les marques de la jalousie divine en l’histoire biblique, mais encore dans l’être même de Dieu, dans la structure créaturale de l’être fini, dans la réaction à l’amour-propre pour le guérir par le désintéressement, dans la relation sponsale de Dieu, dans la structure anthropologique ou politique et dans son usage rusé, pédagogique. Le plus remarquable reste ici la psychologie univoque de la jalousie, valable aussi bien pour l’univers animal (serait-ce a contrario pour les abeilles ou d’une manière seulement allégorique) que pour le monde humain, tant pour l’homme que pour Dieu, pour l’enfant que pour l’adulte, le moi et la cité, pour les individus et les nations : la seule différence radicale, comme nous venons de le souligner, se marque donc dans le statut de la jalousie, son emplacement dans le fini ou l’infini (définissant son degré singulier de nécessité, de justice ou de décence, de miséricorde ou de beauté), et dans la pertinence de son usage systématique ; non seulement dans la pédagogie, mais dans le système — où chaque élément est l’écho d’un autre — de la mystique du pur amour. À vrai dire, la bienséance codée, rigide, n’exclut pas le destin du je-ne-sais-quoi, du secret impénétrable de la supériorité (intraduisible en savoir), ce rôle ou ce destin qui est censé atténuer les jalousies sociales17.

Notes de bas de page

  • * Conférence prononcée au Collège de France, le 7 mars 2003. L’auteur a publié La jalousie aux éditions Lessius en 2005.

  • 1 Cf. Le Brun J., Le Pur amour, De Platon à Lacan, Paris, 2003. Mais le titre constitue un leurre. En réalité, il s’agit d’un ouvrage essentiellement consacré au pur amour chez Fénelon et Madame Guyon, et à sa compréhension par le recours critique aux relectures de son histoire en amont et en aval ; même si le motif de la mort de Dieu et celui de l’expérience rendent plus lisible et reconstructible la problématique entière du pur amour (avec ses manœuvres dilatoires face à une pensée dogmatique éteignant l’expérience), sans négliger, en retour, les manœuvres d’amuïssement de l’athéisme que l’on trouve chez Lacan. En outre, la pensée lacanienne n’est pas simplement terminale ; elle est enrôlée dès la relecture même de Platon et de son usage défensif par Fénelon (voir la recension dans NRT 127 [2005] 504).

  • 2 Certes, ce n’est pas un hasard si un philosophe de l’affectivité pure (irréductible aux affects de plaisirs et de peines) — affection pure de soi par soi, où le dépouillement mystique (dans la lignée néoplatonicienne de Meister Eckhart, critique johannique du « monde ») est explicitement revendiqué —, ce n’est pas un hasard, disions-nous, si un philosophe comme Michel Henry en vint à penser une Généalogie de la psychanalyse (Paris, 1985), en même temps que sa contestation. Tant il est vrai que la question de la jouissance pure de soi, non seulement met en cause l’hypothétique pulsion de mort, la fascination par l’inorganique dans la répétition désirante, mais conteste que l’épreuve de la mort soit centrale dans l’expérience affective de soi par soi.La pire épreuve de la perte, la plus radicale fascination par l’effacement du double objet, de soi et de celui qui sauve, avive au contraire l’épreuve de la vie, le souffrir de la vie par elle-même et le fond de cette vie, cela dont je ne suis pas l’origine, mais que j’épouse immédiatement, serait-ce dans le bouleversement du transfert. Non que cela doive se comprendre comme une génération hétérogène de soi, mais comme une génération transcendantale ou filiale de soi, à partir de l’archigénération, irréductible à la liberté, mais à partir de quoi seulement la liberté et la servitude sont en puissance de s’éveiller.Quant à la conception lacanienne du désir comme impuissance de l’amour, elle tombe sous le coup de la critique de la Begierde hégélienne où la constitution de soi passe par l’extase, la fascination par l’autre ou par le monde ; bref, par l’aliénation de soi, par la mort, la perte et donc par le sentiment de déréliction et d’impuissance. Ce qu’exprime déjà très bien Kierkegaard, lorsqu’il démontre l’incapacité du système hégélien d’éviter la mélancolie structurelle de l’extase ou de la médiation mondaine. À quoi il oppose la répétition de la vie comme reprise printanière de l’unique (contrairement au changement des saisons, privé justement d’un véritable devenir), sans pouvoir dépasser son désespoir ; impasse liée au refus de l’ontologie confondue avec un discours enveloppant l’infini dans la nature. Or, la phénoménologie absolue de la vie comme affection de soi par soi rejoint une épreuve immédiate de l’absolu hors du monde et de la naturalité, des déterminations factuelles ou logiques.

  • 3 Us de l’Ordre des Cisterciens de la Stricte Observance … publié par le Chapitre général de 1926, Westmalle, impr. de l’abbaye, 1926, p. 435 (cf. « Manière de faire les signes en usage dans l’Ordre de Cîteaux », p. 420-443).

  • 4 Cf. Zemon Davis N., The Gift in Sixteenth-Century France, Madison-London, Univ. of Wisconsin Press, 2000 ; Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, Paris, Seuil, 2002.

  • 5 « Celui qui résiste pour sa conversion sera puni en ce monde par le trouble et en l’autre par les douleurs de l’Enfer. Celui qui résiste pour mourir sans réserve à lui-même, et pour se livrer à la grâce du pur amour, sera puni en ce monde par les remords, et en l’autre par le feu vengeur du purgatoire. Il faut faire son purgatoire en ce monde ou en l’autre ou par le martyre intérieur du pur amour, ou par les tourments de la justice divine après la mort » (Fénelon, « De la parole intérieure », dans Lettres et opuscules spirituels X, éd. J. Le Brun, Paris, Pléiade, 1983, t. 1, p. 602.)

  • 6 Concept formalisé par Ch. Beauchamp dans Le Sang et l’Imaginaire médical. Histoire de la Saignée aux XVIIIe et XIXe Siècles, Paris, DDB, 2000, p. 81-117 (I, 2).

  • 7 Rappelons ici l’importance de la métaphore de l’hémorragie et de la désubstantialisation, le dénoyautage du caillot du Moi dans l’éthique d’Emmanuel Levinas. Toutefois, le présent exposé montre l’ambiguïté de cette métaphore. Alors que l’on s’imagine penser le malgré-soi, on le panse ! Je veux dire : on rejoint un principe plus naturel qu’on ne le croit. La nature, pas plus que le Moi semble-t-il, n’a horreur des hémorragies, serait-ce précisément pour les arrêter (comme cela apparaît dans certaines indications de la saignée). Déjà, Dante soulignait qu’à ses yeux l’amour n’est pas une substance (il utilise nommément ce terme) — mais au nom d’une conception où le désir est étroitement visité par l’intellect, peut-être plus que par la volonté.

  • 8 Cité dans Héritier J., La sève de l’Homme. De l’âge d’or de la saignée aux débuts de l’hématologie, Paris, Denoël, 1987, p. 156.

  • 9 Ainsi dans l’article « Pneumonie » de J.-B. Bouillaud, dans le Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique, Paris, 1835 : « Nous savons par l’expérience de tous les bons et vrais praticiens que les émissions sanguines constituent réellement le moyen le plus héroïque dont nous puissions nous servir pour combattre la pneumonie … ».

  • 10 Fénelon, « De la parole intérieure », dans Lettres … (cité supra n. 5), p. 601s.

  • 11 Fénelon, « Lettre III bis sur le culte intérieur et extérieur », dans Œuvres, éd. J. Le Brun, t. II, p. 768. Cf. autrement chez un Trotti de la Chétardie, Instructions …, Paris, 1683, vol. 1, p. 155 : « Un Mélancolique qui voudrait imiter le style d’un Enjoué n’y réussirait pas …. Il ne faut jamais se déplacer ». Sans la bienséance « toutes nos actions, de quelque bonne intention qu’elles partent, paraissent inciviles et difformes » (de Courtin A., Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens, 1672, p. 4). « C’est … une ignorance grossière des bienséances … qui empêche de rendre aux autres ce qu’on leur doit, c’est une malignité chagrine … une humeur fière et bizarre qui se met au-dessus des règles de la vie civile » (Morvan de Bellegarde, Réflexions sur le ridicule …, Paris, 1696, p. 5). Sur la mise en cause du fanatisme par l’épreuve du ridicule, voir aussi A.A. de Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme (1708) et sa critique par Leibniz.

  • 12 Esquirol veut s’en plaindre : « Dans une maison de fous … on agit sans bienséance … chacun vit pour soi, l’égoïsme isole tout » (Article « Folie », dans le Dictionnaire des Sciences médicales, Paris, 1816, p. 153). Il fait mine de dénoncer aussi les remèdes héroïques ou les secousses thérapeutiques représentées par la saignée et la suffocation ou la noyade (recommandée par van Helmont) pratiquées dans les hospices : « on répandit le sang à grands flots. Celui des aliénés fut d’autant moins épargné qu’en les saignant jusqu’à la défaillance, on crut les avoir guéris … on les saigne, on les baigne souvent, à moins qu’on les jette dans l’eau pieds et poings liés » (ibid. p. 235).

  • 13 Fénelon, « Dialogue » I, dans Lettres … (cité supra n. 5), p. 25.

  • 14 Id., « Démonstration de l’existence de Dieu », § 32, dans Œuvres, éd. J. Le Brun, t. 2, p. 539. Le sang irrigateur est aussi réparateur : « Le sang est une liqueur propre à s’insinuer partout … pour réparer dans tous les membres ce qu’ils perdent sans cesse par la transpiration et la dissipation des esprits » (ibidem, § 35). Dans ce sens, le sang s’oppose à la perte et à la dissipation. Perdre son sang occasionne ainsi une perte de ce qui entrave la perte ! Sa perte laisse les autres pertes sans remède.

  • 15 Cf. Madaule J., « Le cas de Julien Green », dans La Vie intellectuelle, 10 juillet 1934.

  • 16 Fénelon, « Fidélité dans les petites choses », dans Lettres et opuscules spirituels, XVII, éd. J. Le Brun, t. 1, p. 637. Ce texte inspiré de saint François de Sales nous suggère, suite au signalement amical du lieu par D. Salin s.j., d’aller consulter le Traité de l’amour de Dieu [1616] livre IX, chapitre 15 (Du plus excellent exercice que nous puissions faire parmi les peines intérieures et extérieures de cette vie, en suite de l’indifférence et trespas de la volonté), où la fille d’un médecin saigneur est précisément identifiée à la pure, à l’extrême indifférence — ce qui demeure « exposée à quelqu’événement » — exprimée sur le mode de l’abandon et de la répétition : « La fille d’un excellent médecin et chirurgien étant en fièvre continue … disait à l’une de ses amies : Je sens beaucoup de peine, mais pourtant je ne pense point aux remèdes, car je ne sais ce qui pourrait servir à ma guérison … (son père) lui demanda si elle voulait bien être saignée pour guérir. Mon père, répondit-elle, je suis vôtre, je ne sais ce que je dois vouloir pour guérir, c’est à vous de vouloir … Voilà donc qu’on lui bande le bras et que le père même porte la lancette sur la veine ; mais tandis qu’il donne le coup et que le sang en sort, jamais cette aimable fille ne regarda son bras piqué, ni son sang sortant de la veine, mais, tenant ses yeux arrêtés sur le visage de son père, elle ne disait autre chose … Quand tout fut fait elle ne le remercia point, mais seulement répéta encore une fois les mêmes paroles de son affection et confiance filiale … Pourquoi te mêles-tu de vouloir ou de ne pas vouloir les événements et les accidents du monde, puisque tu ne sais pas ce que tu dois vouloir, et que Dieu voudra toujours assez pour toi … » (François de Sales, Œuvres … Édition Complète d’Annecy, 1894, t. V, vol. 2, p. 156-157).Une autre image de l’amour pur comme saignée, sans référence à la figure du médecin toutefois, sinon celle du Christ écorcheur et grand saigneur, nous est donnée dans un Manuscrit de Joseph Le Clerc du Tremblay (le fameux Père Joseph, 1577-1638) : « Il faut séparer et ôter jusqu’au sang de nos veines et moelles de nos os, et ce qu’avons de plus intime, car ce n’est pas tout d’être écorché comme si l’on vous disait qu’il vous faut arracher la peau … c’est autre chose quand il faut séparer jusqu’à nos tendons, artères, et ôter tout le sang de nos veines (nous soulignons), cela est bien difficile » (Comme Dieu manifeste sa présence, ms. 118, 440-441, Bibl. Prov. OFM Cap. Paris).

  • 17 Du moins aux dires du Chevalier de Méré, en 1677 : « Il y a toujours je ne sais quoi qui penche à l’envie, et même parmi les plus honnêtes gens : et quand on admire une chose, on aime bien mieux qu’elle vienne de la Fortune que de la Science ou du talent d’un particulier » (de Méré A.G., Œuvres Complètes, Paris, Roches, 1930, t. 2, p. 109 ; voir aussi les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, de D. Bouhours, parus à Paris en 1671) !

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