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Le temps du passage. Avec Emmanuel Falque

E. Falque, Triduum philosophique. Le Passeur de Gethsémani ; Métamorphose de la finitude ; Les Noces de l’Agneau, nouvelle édition revue, augmentée et corrigée, Paris, Cerf, 2015, 15×24, 704 p., 35 €. ISBN 978-2-204-1

Jean Radermakers s.j.

Rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans le Verbe divin (cf. Jn 1,3-4). Cette expression du prologue johannique vibre dans l’admirable préface composée par Emmanuel Falque pour la nouvelle édition de sa trilogie : Le Passeur de Gethsémani ; Métamorphose de la Finitude ; Les Noces de l’Agneau1. Son titre aussi est évocateur pour le chrétien : Triduum philosophique. Il faut lire et relire cette préface pour en percevoir le propos, car le volume qu’il nous offre à présent, œuvre patiemment élaborée tout au long de son enseignement, nous fait entrer dans une expérience spirituelle où Dieu nous saisit en son intimité. Langage de philosophe et de théologien tout ensemble. Langage existentiel de l’expérience humaine telle que Dieu la vit en son Christ, Fils de l’homme et Fils de Dieu, pour tous les fils et filles d’homme que nous sommes, destinés à la métamorphose en filles et fils de Dieu.

Emmanuel Falque compte parmi les philosophes croyants qui pensent dans le sillage de Paul Ricœur et Maurice Merleau-Ponty, comme Jean-Luc Marion, Michel Henry, Jean-Yves Lacoste, Jean-Louis Chrétien ou Paul Gilbert. Il est actuellement Doyen de la Faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris.

Son Triduum philosophique nous emmène dans une aventure dont on ne sort pas tel que l’on était à l’entrée. D’abord parce qu’il opère un décloisonnement entre la philosophie et la théologie qui permet à la pensée confessante d’évoluer en liberté2. Ensuite parce qu’il nous fait pénétrer dans le domaine de la phénoménologie où excella naguère Edith Stein, l’éminente disciple d’Edmond Husserl qui intégra dans la réflexion philosophique la dimension d’expérience humaine, et donc y compris celle de Dieu dans l’homme. Notre auteur entend demeurer fidèle à cette perspective, comptant « aussi répondre au questionnement de notre temps (…), soit approfondir et présenter la doctrine de la façon qui réponde aux exigences de notre époque » (p. 11). Et il ajoute : « Dieu se révèle en toute sa force moins pour imposer sa “croyance” que pour faire voir sa “cohérence”» (ibid.). Il se réfère sur ce point à l’œuvre de Thomas d’Aquin.

Évidemment, le terme de « triduum » évoque pour nous le mystère pascal avec la traversée de la passion et de la mort de Jésus (Vendredi saint), passage vers la naissance du Ressuscité (dimanche de Pâques), précédées par l’institution eucharistique (Jeudi saint). Mais ici, sur le plan philosophique, s’annonce une inversion, qui n’en est pas vraiment une, car l’eucharistie devient la nourriture constante de la vie chrétienne de l’homme et de la femme vivant leur amour en leurs corps assumés et étreints dans le Corps du Christ où se vit le service de l’Amour dans le geste d’un lavement de pieds, purification mutuelle de la démarche humaine vers ou en Dieu.

Dans le premier volet, Le Passeur de Gethsémani, l’auteur développe une phénoménologie du pâtir et du compatir en nous amenant à faire nôtre la souffrance du Christ en agonie pour éclairer notre propre expérience de l’angoisse devant la mort, laquelle nous y fait toucher notre réalité de « fils dans le Fils ». Il s’agit, en fait, de la prise de conscience et du vécu de notre existence finie radicalisée, comme le font différemment Martin Heidegger et Henri de Lubac : désir de Dieu traversé par l’athéisme ; qu’est-ce que la finitude mise en croix ? Le deuxième volet, Métamorphose de la Finitude, part de l’entretien de Jésus avec Nicodème (Jn 3) sur notre nécessité de renaître d’en haut pour comprendre ce que signifie « ressusciter », dès cette vie charnelle, par participation à la résurrection du Christ. Car ressusciter n’est pas entrer dans un autre monde, mais inaugurer une autre manière de vivre ce monde. La Résurrection est appelée « une “irruption événementiale” qui transforme radicalement notre manière de percevoir le monde » (p. 310) : le pâtir du Fils apparaît alors comme « passage au Père » (p. 259) ; advenir au corps filial du Christ retournant à son Père. Le troisième volet, Les Noces de l’Agneau, part d’une méditation de l’Agneau mystique du retable de Gand, chef d’œuvre des frères Van Eyck. L’auteur invite à creuser les termes dans lesquels Jésus annonce l’Eucharistie : « donner son corps à manger et son sang à boire » (Jn 6) pour découvrir de quelle union charnelle il parle, celle de l’Alliance où l’époux et l’épouse se conjoignent dans l’Amen à un Amour qui les dépasse, les fait vivre et les rend féconds.

Tel est, en très bref, le déroulement du Triduum philosophique où la chair et le sang des humains confinent à la divinité. Penser philosophiquement ces réalités existentielles afin de les laisser pénétrer en nous et pour les absorber théologiquement en notre corporéité animale et humaine. Relation au Christ vivant en notre chair afin de nous configurer à son corps de gloire. Le lien entre philosophie et théologie apparaît ici comme intrinsèque à la compréhension de ce mystère qui unit l’humanité à la divinité. C’est là l’expérience à laquelle nous introduit ce livre au fil même de sa lecture : le corpus scripturaire nous expose ce corps et nous y incorpore. Tout cela est contenu dans la méditation de la parole institutionnelle : « Ceci est mon corps », qui donne aussi son sens à l’éros conjugal, tel que le développe Paul dans sa lettre aux Éphésiens, à la lumière de la 1re lettre aux Corinthiens. L’amour humain et l’amour divin sont analogues l’un à l’autre. Et Emmanuel Falque de conclure, en évoquant un écrit de jeunesse :

Il y a bien là un schème de l’« analogie » autrement et nouvellement pensé – dans une éminence qui ne se contente plus seulement d’exemplifier le modèle (paternité de l’homme et Paternité de Dieu, par exemple), mais qui prend aussi acte de sa nécessaire puissance transformatrice (non seulement participation mais conversion de la paternité de l’homme par la paternité de Dieu).

(p. 15)

Ici, l’auteur éveille à nouveau notre attention en nous annonçant un éventuel nouveau triduum : un Triptyque de la Récapitulation où devraient intervenir la création du cosmos et sa rédemption à partir de la réalité du Mal, elle-même assumée et métamorphosée dans la transmutation du « mystère de l’iniquité » en mystère de la miséricorde. Mystère de ce que la tradition chrétienne appelle « la descente aux enfers ». Et l’auteur s’explique derechef en quelques mots : « L’éthique et l’altérité ne sont pas qu’une option du philosophe cherchant à s’en tirer [de la mort], elles deviennent les impératifs d’un salut cherchant à nous racheter (du péché) » (p. 16).

À l’autre bout du livre, un bref épilogue attire notre attention. Il fait suite à la conclusion du troisième volet traitant de « la chair commune », c’est-à-dire celle de tout homme. Nous ne pouvons le passer sous silence, car il nous convie à réfléchir au mystère trinitaire en nous faisant pénétrer dans l’intimité divine telle qu’elle existe en elle-même et telle qu’elle nous touche : commencement, éternité, fin des temps. À suivre, espérons-nous.

Emmanuel Falque nous conduit ainsi dans les arcanes de la phénoménologie présentée avec une rigueur logique et une précision remarquablement informée. Cette perfection du travail philosophique entraîne souvent des répétitions pour que l’on puisse suivre le raisonnement, ce qui complique le travail du lecteur et lui donne l’impression d’avancer trop lentement ou comme à tâtons. On rêve de voir reprendre les choses de manière simplifiée comme l’auteur le fait lui-même dans deux ouvrages importants où il approche les grands théologiens de la tradition ecclésiale sur un mode phénoménologique. Ainsi, Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie3 et Dieu, la chair et l’autre4 jettent un regard neuf sur la manière de présenter les textes patristiques et médiévaux.

À travers ces deux ouvrages, Emmanuel Falque nous fait découvrir combien précieux sera de plus en plus l’outil phénoménologique pour l’étude de la philosophie et de la théologie. En effet, le dialogue interreligieux lui-même requerra toujours davantage un déploiement des thèmes théologiques qui ne reposera plus seulement sur des penseurs historiques de la tradition et de la culture occidentale de la théologie, mais qui devra se baser sur des données culturellement plus universelles et donc anthropologiques différenciées comme on le fait en phénoménologie. Ainsi, l’histoire de la pensée théologique et philosophique sera plus facilement disponible à toutes les formes d’esprit à partir des thèmes traités plutôt qu’à partir des penseurs locaux.

Il y a là une ouverture pour la théologie chrétienne qui, jusqu’ici, s’est développée quasi exclusivement en Occident, dans la tradition gréco-romaine de l’Église et dans une logique et une pensée européennes classiques ; cette tradition fut apportée à d’autres civilisations par l’expansion missionnaire. Aujourd’hui, la mondialisation a fait sauter beaucoup de frontières et la religion chrétienne a dû s’acculturer dans la présentation et la pratique de sa foi jusque dans la vie sacramentelle et la liturgie. Les séminaristes et les religieux de tous pays et de toutes cultures devront désormais s’efforcer de traduire dans leur langage et leur mode de vie une philosophie, une théologie et une herméneutique propres mais sans frontières, les textes de la Bible judéo-chrétienne demeurant cependant la base historique et l’âme de la théologie.

Une expérience spirituelle prend du temps, un temps que met à profit la réflexion phénoménologique pour en déployer les virtualités anthropologiques. E. Falque peut ainsi démontrer l’éclairage éblouissant qu’apporte le texte biblique à la cogitation philosophique, dans le sillage de Thomas d’Aquin, mais avec ce précieux instrument que constitue la phénoménologie. Cet apport nouveau peut revivifier notre expérience humaine et religieuse. Remercions l’auteur de ce maître-livre. Il n’y fait pas œuvre apologétique. Il montre seulement que la chair de la parole humaine est poreuse au Verbe de vie.

Enfin, pour nous introduire au travail d’Emmanuel Falque, nous avons à présent un guide expérimenté en la personne d’un de ses disciples, Alain Saudan, professeur agrégé de philosophie, qui vient de lui consacrer un ouvrage clair et précis5. Ce volume comporte quatre parties articulant les différents aspects de la pensée d’E. Falque. La première parle du dialogue entre philosophie et théologie en évoquant de nouvelles frontières. La deuxième s’interroge sur une question essentielle pour ces deux domaines : que signifie et comment vivre la finitude, à la lumière d’Augustin, de Heidegger et Kierkegaard ? La troisième fait un pas de plus : métamorphoser la finitude en résurrection en considérant son éventialité. La quatrième opère un retour au corps en intégrant l’homme charnel et organique, dans une nouvelle vision de la corporéité dans l’eucharistie. Suit enfin un épilogue où l’A. se demande jusqu’à quel point le philosophe a tenu sa promesse, en appelant à la barre Bonhoeffer, Pascal et Ricœur. Penser Dieu est à la portée de tous et ne concerne pas que les théologiens ou les croyants, car l’expérience religieuse est une réalité proprement humaine.

Enfin, il convient de faire état de la parution récente de deux ouvrages qui questionnent la position d’E. Falque. En effet, le Passage du Rubicon6 a fait des vagues, et les deux rives se sont émues des pas qui le franchissaient de part et d’autre, ou des hésitations voire des refus à le traverser. Le premier de ces livres7 fait suite à un colloque organisé sous les auspices de l’École Franciscaine de Paris à Chevilly-Larue du 5 au 7 juillet 2014. Il rassemble les textes de trente intervenants autour de la mise en question de la position d’E. Falque. Celui-ci s’exprime dans une « Ouverture » (p. 17-20), après une introduction de C. Brunier-Coulin (p. 9-12), philosophe organisateur de colloques et directeur du présent recueil. Dans la remarquable conférence de clôture (p. 615-689), E. Falque fait le point du colloque en plaçant ses interlocuteurs et lui-même dans la position de l’apôtre Thomas donnant sa foi à Jésus vivant. Mais ce n’est pas tout, car un second volume8, dans le genre littéraire des disputationes d’autrefois, écrit par E. Falque lui-même, contient les réponses personnelles adressées nommément à ses objecteurs ou interlocuteurs du colloque de Chevilly-Larue. En se prêtant avec liberté et humilité à cet exercice périlleux, le philosophe tient à « faire droit aux justes interrogations » de ses collègues et partenaires, tel Jacob luttant avec l’ange de Dieu au gué du Yabboq (Gn 32,27), autre Rubicon que le patriarche allait franchir avant de se réconcilier avec son frère Ésaü. Ainsi s’accomplit le « cycle méthodologique » du philosophe, qui se pointe dans Passer le Rubicon (Bruxelles, Lessius, 2013), se mesure dans Le Combat amoureux (Paris, Hermann, 2014) et se consomme dans Parcours d’embûches (Paris, éd. franciscaines, 2016).

« Dieu pour penser » : tel est le titre que l’éminent et regretté théologien Adolphe Gesché avait donné à sa collection de livres de réflexion théologique dans lesquels il alliait philosophie et théologie tout en les distinguant9. Dans son premier tome sur le Mal, il s’expliquait dès les premières pages :

J’entends formuler l’hypothèse que Dieu ou l’idée de Dieu – et que l’on soit croyant ou incroyant – peut aider l’homme à penser (…). Que pour bien penser, il faut aller jusqu’au bout des moyens dont on dispose. Or l’idée de Dieu, même comme pur symbole ou abstraction, représente dans l’histoire de la pensée l’idée la plus extrême (…). Mon ambition reste donc que croyants et incroyants se trouvent invités à visiter la question de Dieu pour penser10.

L’invitation s’adresse ainsi à tout lecteur.

Notes de bas de page

  • 1 Trois volumes parus au Cerf, coll. La nuit surveillée, respectivement en 1999, 2004, 2011, repris en un volume sous le titre Triduum philosophique.

  • 2 Emmanuel Falque s’est expliqué sur ce point dans son ouvrage Passer le Rubicon. Philosophie et théologie : essai sur les frontières, coll. Donner raison 42, Bruxelles, Lessius, 2013. Composé de trois parties, ce livre traite de la nécessité de l’herméneutique du réel, y compris du corps et de la voix ; il aborde ensuite la relation de la foi confessante avec la philosophie qui s’étend aussi à la religion et à l’expérience religieuse ; il montre comment l’interprétation découle d’une décision conjointe de la philosophie et de la théologie ; le passage de l’une à l’autre manifeste comment l’expérience de Dieu se situe à l’horizon de notre finitude et permet aux deux disciplines de se déployer en plénitude.

  • 3 E. Falque, Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, coll. Études de philosophie médiévale, Paris, Vrin, 2000. Il s’agit de sa thèse doctorale de philosophie qui fut brillamment défendue à la Sorbonne.

  • 4 Id., Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scott, coll. Épiméthée, Paris, PUF, 2008. Un essai pour fonder la philosophie patristique et médiévale dans le champ de la phénoménologie contemporaine.

  • 5 A. Saudan, Penser Dieu autrement. Introduction à l’œuvre d’Emmanuel Falque, coll. Les clés de la philo, Meaux, Germina, 2013.

  • 6 Passer le Rubicon. Philosophie et théologie (cité n. 2). Ce livre contient l’essentiel de la pensée de l’A. à propos du franchissement de la limite entre les deux disciplines.

  • 7 C. Brunier-Coulin (dir.), Une analytique du passage. Rencontres et confrontations avec Emmanuel Falque, coll. École franciscaine de Paris, Paris, éd. franciscaines, 2016.

  • 8 E. Falque, Parcours d’embûches. S’expliquer, coll. École franciscaine de Paris, Paris, éd. franciscaines, 2016.

  • 9 Cf. le « mémorial » que nous avons recensé dans NRT 136 (2014), p. 517, sur l’ouvrage de B. Bourgine, P. Rodrigues, P. Scolas (dir.) : La margelle du puits. Adolphe Gesché, une introduction, coll. Théologies, Paris, Cerf, 2013.

  • 10 A. Gesché, Le mal, coll. Dieu pour penser 1, Paris, Cerf, 1993, p. 7-10.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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