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Le ‘tiers inclus’ dans l’évangile de Luc1

Philippe Wargnies s.j.
L’évangile de Luc prête une grande attention à la miséricorde. De nombreuses scènes et paraboles insistent sur cette disposition et laissent voir sa mise en œuvre. À cet égard, on rencontre, dans le fonctionnement narratif du troisième évangile, une configuration, typique et récurrente, de relations triangulaires entre personnages, réels ou paraboliques. Approfondies à travers quelques épisodes plus représentatifs, ces relations révèlent clairement l’invitation faite au lecteur : il s’agit d’accueillir ce don pour communier soi-même à la façon dont le Christ prodigue, à tous sans exception, la miséricorde du Père.

L’évangile selon saint Luc se signale par l’attention qu’il prête à la miséricorde, expression privilégiée de la bonté de Dieu envers nous, en son Fils. De nombreuses scènes et paraboles y insistent ; l’élaboration soignée du récit laisse voir sa mise en œuvre. En considérant les bénéficiaires de la miséricorde offerte ainsi que ses témoins, en examinant leur situation, leurs réactions et leurs relations, le lecteur se sent invité à accueillir ce don, et à se montrer lui-même compatissant pour tous. Scruter et méditer le récit évangélique engage dès lors à rejoindre la manière dont le Christ, Parole de la Grâce2, nous prodigue la miséricorde du Père.

Nous identifierons brièvement le lexique de la « miséricorde » chez Luc (I), pour qui cette grâce constitue le cœur de la Bonne Nouvelle annoncée aux pauvres (II). L’agencement narratif du troisième évangile présente une configuration révélatrice à cet égard, à travers le jeu, typique et récurrent, de relations triangulaires entre personnages, réels ou paraboliques (III). Nous visiterons certains épisodes représentatifs de telles dynamiques (IV), avant de ressaisir la miséricorde à sa source (V) et de terminer sur quelques ouvertures (VI).

« Vous donc, soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait », nous dit Jésus dans le Sermon sur la Montagne… chez saint Matthieu (5,48). Au cœur du discours, le Christ énonce la prière du Notre Père. Il la commente en pointant, comme ouverture décisive au Père céleste et au prochain, la disponibilité à pardonner : « Car si vous pardonnez aux hommes leurs manquements, à vous aussi votre Père céleste pardonnera ; si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne pardonnera pas vos manquements » (Mt 6,14)3.

Cette formule, chez Marc, intervient dans un contexte différent4. On ne la trouve pas chez Luc. Mais dans sa version du Pater, ce dernier retient bien la demande : « remets-nous nos péchés car nous-mêmes aussi remettons à tout qui nous doit » (Lc 11,4). Par ailleurs, dans la séquence de son chapitre 6 partiellement parallèle au premier discours matthéen (Lc 6,20-49), le texte de Luc porte non pas : « soyez parfaits… » mais, littéralement : « devenez compatissants, selon que votre Père est compatissant » (6,36)5. Ces mots cristallisent une perspective centrale chez Luc. Ils terminent la séquence sur l’amour des ennemis qui nous fait « fils du Très-Haut » (v. 35)6 ; ils précèdent l’invitation à ne pas juger ni condamner, mais à donner et pardonner. Et Luc seul, cette fois, rapporte la parole : « pardonnez et vous serez pardonnés » (v. 37).

I Le lexique de la miséricorde chez Luc. Un fil d’Ariane

Le verset « devenez compatissants… » recourt à un adjectif grec très choisi, que la tob rend, elle, par « soyez miséricordieux… ». Incluant la pitié par laquelle on pardonne au coupable — « à tout péché miséricorde », dit-on — l’étymologie « miséri-corde » dit un cœur sensible à toute misère : disposition plus large, donc, qu’à l’égard du seul pécheur, son bénéficiaire premier. La Bible de Jérusalem opte pour la traduction large « compatissants » ; sœur Jeanne d’Arc, pour un « pleins de compassion » qui marque l’intensité de cet adjectif oiktirmôn7, rare dans le Nouveau Testament : il n’y réapparaît que dans la lettre de Jacques, à propos du Seigneur, et conjoint au qualificatif polu-splanchnos8, que la TOB traduit par « le Seigneur a beaucoup de cœur » (Jc 5,11).

Ce terme composé est un néologisme ; il dénote intensément les entrailles, siège de la compassion. Le verbe de même racine est splanchnizomai, « être pris aux entrailles », présent tant chez Matthieu et Marc — où il a surtout Jésus pour sujet —, que chez Luc, qui réserve son usage à trois passages qui lui sont propres. D’abord à propos de Jésus « pris aux entrailles » devant la veuve de Naïn dont on enterre le fils unique (7,13). Puis dans deux paraboles : pour caractériser la réaction du bon Samaritain (10,33) ; et pour décrire les sentiments du père aimant, quand il voit revenir son fils perdu (15,24). Ainsi, les trois emplois lucaniens du verbe « être pris aux entrailles » culminent dans la parabole du pardon par excellence, prodigué par une figure éminemment paternelle.

Ces évocations sont préparées de loin : le Cantique de Zacharie parle déjà des « entrailles de miséricorde de notre Dieu » (1,78), en lien avec la rémission des péchés (1,77). « Miséricorde » rend ici le grec éléos, qui dénote la pitié (« Kyrie éléison ») et relève du même registre : ainsi, dans la LXX (version grecque de l’AT), on rencontre une douzaine de fois le binôme typique éléèmôn kai oiktirmôn, « miséricordieux et compatissant », appliqué à Dieu.

Lc 1 concentre plusieurs emplois du terme éléos9. Deux occurrences éclosent dans le Magnificat sur les lèvres de Marie (1,50.54). Deux autres illuminent le Benedictus de celui, enfin père, dont le nom signifie « Dieu se souvient » (1,72.78). Ces Cantiques sont pétris d’Ancien Testament. Ils remontent tous deux aux promesses faites à Abraham (1,55.73), desquelles Dieu s’est miséricordieusement « souvenu » (1,54.72).

Le mot « miséricorde » intervient encore entre les deux Cantiques : concernant l’heureuse mère d’un petit Jean. « Ses voisins et sa parenté entendirent que le Seigneur avait magnifié sa miséricorde avec elle, et ils se réjouissaient-avec elle » (1,58). Luc souligne la participation de l’entourage à la joie d’Elisabeth. Ce verbe « se réjouir-avec », sun-chairein, est propre à Luc dans les évangiles. Nous le retrouverons plus loin, très chargé de sens. La « miséricorde », elle, caractérise encore l’attitude du bon Samaritain (10,37)10, dont Jésus conclut l’histoire en disant à son interlocuteur, et donc à chacun de nous : « toi aussi, fais de même ».

Ce réseau lexical s’enrichit des expressions du « faire-grâce », de la « visite » de Dieu11 ou encore de la « rémission des péchés », dont il est question dix-huit fois12, du Benedictus (1,77) à la dernière page de l’évangile (24,47) en passant par la prière cruciale « Père, remets-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » (23,34).

Que retenir de ce premier tour de piste ? Simplement ceci. Divers termes filent chez Luc une belle complicité : « miséricorde », « entrailles », « compassion », « faire-grâce », « visiter » et, de manière plus ciblée, l’expression « remettre/rémission des péchés » ; cette thématique clé s’affiche dès le seuil de l’évangile, à la charnière des deux Testaments13, puis ne cesse de s’enrichir.

II La Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres

Repérons à présent chez Luc les destinataires privilégiés de la Bonne Nouvelle. Les termes « évangile » ou Bonne Nouvelle et « évangéliser » (euangelion ; euangelizomai) entrent en littérature chrétienne par le riche usage qu’en font les écrits pauliniens14. Marc et Matthieu utilisent volontiers le substantif « évangile »15 mais guère le verbe « évangéliser », absent chez le premier et présent une seule fois chez le second (Mt 11,5). Encore est-ce grâce à Isaïe, auquel Jésus recourt en disant : « des pauvres sont évangélisés », allusion claire à Is 61,1. Jésus ajoute : « Et heureux est celui qui n’aura pas été scandalisé à mon propos » — retenons bien cela ! Cette « béatitude » résonne aussi en Luc 7,22, suite à la même déclaration « des pauvres sont évangélisés ».

Le même Luc utilise ailleurs encore le verbe évangéliser (dix fois16), mais jamais le substantif. Pourquoi préférer la forme verbale, sinon pour honorer, plus encore que Matthieu, l’expression « des pauvres sont évangélisés » ? Luc la privilégie dès la « scène inaugurale » du ministère du Christ (4,16-30). L’épisode, propre au troisième évangile, y opère une entrée en matière solennelle : par sa place, son contenu et son caractère surprenants17. Venons-y.

Dans la synagogue de Nazareth, en pleine assemblée sabbatique, Jésus trouve et lit le passage d’Isaïe. Il se l’approprie sans ambages : « Aujourd’hui s’est accompli cet écrit à vos oreilles ». La formule exacte d’Isaïe 61, à la forme active « annoncer la Bonne Nouvelle » à des pauvres — litt. « évangéliser des pauvres » — vient d’ouvrir ici, en fait, une association de versets subtilement reliés18. À l’enseigne d’Is 42,1 (1er ‘chant du Serviteur’), Luc, avec Jésus, combine en effet Is 58,6 et 61,1.2, pour une déclaration programmatique qui débute ainsi : « L’Esprit du Seigneur est sur moi19, c’est pourquoi il m’a consacré par l’onction20 pour ‘annoncer la Bonne Nouvelle’ (euangelisasthai, évangéliser)21 à des pauvres ; il m’a envoyé proclamer aux captifs la délivrance (littéralement ‘la rémission’), … » (4,18.19).

Luc cite Is 61 avant Is 58, de sorte que la mention des pauvres (ptôchoi) vient en tête et donne le ton, comme dans les béatitudes (Lc 6,20 ; cf. Mt 5,3). Voilà les destinataires privilégiés de la Bonne Nouvelle. Pour honorer cette orientation première telle que formulée par le Christ dans les mots d’Isaïe, Luc recourt toujours à la forme verbale. Jésus l’a reçue du texte prophétique, paradigmatique de sa mission. Par Jésus cet « évangéliser », dans l’aujourd’hui de son accomplissement, relie l’un et l’autre Testament, au bénéfice de tous les bien-aimés de Dieu en son Fils Bien-aimé22, qui s’est fait pauvre parmi les pauvres.

Or, cette annonce d’une bonne nouvelle pour les indigents de tous ordres, Luc l’a profilée dès l’évangile de l’enfance, par l’entremise d’anges du Seigneur23 (le mot est de même racine que ‘év-ang-ile’). À bon message, digne messager.

Gabriel a été envoyé à Zacharie d’abord, pour lui « annoncer ces bonnes nouvelles », littéralement : lui « évangéliser ces choses » (1,19). Le vieux prêtre, officiant pour le peuple en prière (1,10.17.21), s’est entendu dire que son imploration a été exaucée. Ce « juste à la face de Dieu » (1,6) priait sans doute autant pour son peuple que pour son couple. Supplique de ‘pauvre’, éprouvé qu’il était par la stérilité d’Élisabeth et leur âge avancé, qui les faisaient se sentir un peu sur la touche24. Dieu les exauce au-delà de toute espérance, en leur annonçant comme fils le précurseur lui-même. Dieu les visite pour visiter son peuple.

À six ou sept mois de là, Élisabeth voit arriver Marie, que le même ange Gabriel a visitée. L’accueil d’une grossesse inattendue, suite à une conception dont elle seule sait l’origine prodigieuse, a risqué de la mettre en marge, de l’exclure aux yeux des gens, à commencer par Joseph. Mais Dieu a pourvu. Le Magnificat peut chanter la faveur divine envers les humiliés.

Quelques mois plus tard encore, dans les environs de Bethléem, de modestes bergers, gens obscurs et socialement périphériques, s’émeuvent du message reçu d’un ange : « je vous annonce — littéralement ‘je vous évangélise’ — une grande joie, laquelle sera pour tout le peuple ». La Bonne Nouvelle d’un Sauveur, confiée à des pauvres pour la joie de tous, prend les traits d’un nouveau-né couché dans une mangeoire.

Ainsi donc, au fil des « Bonnes Nouvelles » portées par ses messagers, Dieu a de la suite dans les idées. Et dans le cœur. L’enfant Jésus grandit, tout aux choses de son Père. Or, tel Père, tel Fils. Nous retrouvons un Jésus adulte attentif aux plus délaissés, aux marginaux exclus ou paumés, surtout les pauvres et les pécheurs. De tous, il s’approche, jusqu’à toucher et se laisser toucher, sans craindre d’impureté légale25 au contact d’un lépreux (5,13), d’une pécheresse qui lui baigne les pieds de larmes, les embrasse et les essuie de ses cheveux (7,39), d’une femme souffrant de pertes de sang (8,44-47), voire d’un blessé à demi-mort (10,34) — si l’on inclut le langage parabolique. Le toucher divin guérit et relève. Sa compassion abolit toute distance.

À cet égard, relevons encore l’originalité de Luc quant aux genres de séquences. Son évangile se signale par son important bien propre : plus de la moitié de son texte26. Les passages concernés — épisodes, enseignements, paraboles — en jalonnent notamment la section centrale. On voit Luc y décliner ses thèmes de prédilection : l’insistance sur la prière persévérante, la dénonciation de la cupidité et de la suffisance, l’invitation au détachement et à l’humilité ; et, bien sûr, l’attention aux affligés, aux pauvres et aux pécheurs. De ce seul point de vue, on relève une douzaine d’épisodes : la veuve de Naïn, la pécheresse chez Simon, le blessé au bord du chemin, la femme toute percluse, l’hydropique, les miséreux à inviter à sa table, les dix lépreux, la veuve réclamant justice27, le fils prodigue, le pauvre Lazare, Zachée le mal-aimé, le bon larron. Tout cela, chez Luc seul.

Venons-en au cœur du sujet, en approfondissant ces passages.

III Des triangles relationnels révélateurs

Repartons de l’épisode inaugural. Dans la synagogue de Nazareth, donc, Jésus dit accomplir les promesses d’Isaïe. « Paroles de la grâce » (4,22). Tous s’en émerveillent. Puis tout bascule. Scandale et colère. La scène vire au drame. On expulse Jésus. On veut le précipiter d’un escarpement. Il en réchappe, pour le moment, du moins. Que s’est-il passé ? Une scène de jalousie : jalousie à l’endroit d’autres destinataires, récents puis annoncés, de la grâce offerte. Ne sont-ils pas, ces bons Nazaréens, des auditeurs choisis, pour ce fils du pays ? Des bénéficiaires tout indiqués de son agir ? Des ayants droit attitrés et prioritaires, voire exclusifs ? Jésus débusque leur attente : « Certainement, vous me direz : (…) tout ce qu’on nous a dit être arrivé à Capharnaüm, fais-le ici, dans ta patrie ». Et d’ajouter : « nul prophète n’est accueilli dans sa patrie ». Provocation ? Jésus s’en explique par les Écritures. Élie puis Élisée, ces grands prophètes, en appelaient à la foi et à la conversion, aussi28. Leurs concitoyens tièdes ou rebelles se sont vu préférer des étrangers, réceptifs, eux, au Dieu d’Israël : la veuve de Sarepta et Naaman, le lépreux syrien.

Les pauvres sont évangélisés. Pas ceux qui s’érigent en propriétaires locaux ou nationaux du Messie, sans se reconnaître aussi dans ces ‘captifs’ spirituels, ces ‘aveugles’ dont Jésus parle avec Isaïe. « Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs, à la conversion ! » (5,32). Tous ont besoin de salut : la citation d’Isaïe s’arrêtait délibérément sur la proclamation de l’année jubilaire, qui abolit les dettes de tous (4,19). Mais une telle offre appelle la conversion. Et l’homme y résiste souvent.

« Nul prophète n’est accueilli dans sa patrie ». Avant cette déclaration de Jésus, Matthieu et Marc, qui la rapportent aussi, évoquent ses concitoyens « scandalisés à son sujet » (Mt 13,57 ; Mc 6,3.4). Or, rappelons qu’en Mt 11,6 et Lc 7,23, Jésus, après avoir dit : « des pauvres sont évangélisés », ajoute : « et heureux qui n’aura pas été scandalisé à mon propos ». La scène de Luc 4, sans utiliser le mot « scandale », en laisse voir toute la réalité ; elle en montre le détonateur et l’explosion, dès que Jésus semble vouloir se tourner vers tous les pauvres accessibles, fussent-ils marginaux ou non-Juifs. On pense ici à la toute fin des Actes où, d’un autre passage décisif d’Isaïe, Paul conclut : « Sachez-le donc : c’est aux nations qu’a été envoyé ce salut de Dieu ; eux, ils écouteront » (Ac 28,28). Voilà ce qui fait crier au ‘détournement’. On s’insurge. On veut accaparer Jésus, s’en réserver le monopole : lui et nous. Lui pour nous seuls. Une relation binaire, somme toute, et non pas triangulaire. Pas d’intrus ! Pas de tiers ! Pas de copartageant : pas de veuve de Sarepta ou de Naaman le Syrien !

Ou, de manière plus proche : surtout pas de pécheresse, pleureuse et parfumeuse, s’invitant chez un digne pharisien, et que ce Rabbi déclare très aimante(chap. 7) ; pas de Samaritain dont la bonté déclasse prêtres et lévites juifs (10) ; de Marie de Béthanie dispensée de service pour une soi-disant meilleure part (10) ; de femme courbée (13) ou d’hydropique (14) perturbant le repos sabbatique ; de cadet dispendieux et dépravé décrochant le veau gras (15) ; de Lazare accueilli, lui, dans le sein d’Abraham (16) ; de lépreux samaritain loué comme seul reconnaissant (17) ; de publicain pâlot repartant justifié (18) ; de Zachée, chef de publicains véreux déclaré fils d’Abraham (19) ; ou encore, in extremis, de bon larron qui nous précède en Paradis (23) !

Toutes scènes ou évocations propres à Luc, donc. La Bonne Nouvelle est annoncée à des pauvres. À des tiers suspects ou gênants, que Jésus, lui, accueille et réhabilite, y compris dans ses évocations paraboliques.

L’épisode inaugural est prophétique jusque dans son épilogue, là où le Christ prend en fait sur lui, avant l’heure, la violence de l’exclusion dénoncée. À la fin du même chapitre 4, près de Capharnaüm, les foules veulent retenir Jésus. Il leur répond : « aux autres villes aussi, il me faut29 ‘annoncer la bonne nouvelle’ » (euangelisasthai, encore). La Bonne Nouvelle pour les autres aussi30. Tous les autres !

Avant d’aborder des scènes particulières, notons encore ceci. Jésus, comme intervenant direct ou dans ses paraboles, ose régulièrement des actes ou des paroles « à double effet » bénéfique, c’est-à-dire pour le bien de chacun de ses interlocuteurs : et le plus humble, et celui qui s’en méfie. De ce dernier aussi, en effet, Jésus se soucie, en lui ouvrant les yeux sur sa propre indigence. Ainsi, le pharisien Simon apprend qu’il est lui aussi sujet de pardon, en dette d’amour ; Marthe, qu’elle gagnerait à rechercher — calmement — l’unique nécessaire ; des chefs de synagogue ou de pharisiens, que la guérison sabbatique d’une personne l’emporte sur le sauvetage d’un bœuf ; le fils aîné, qu’il vit la grâce inestimable d’être toujours avec son père.

IV Trois mises en œuvre parlantes

Reprenons trois scènes ‘triangulaires’ caractéristiques de la perspective et de l’art lucaniens : la pécheresse aimante — épisode dans lequel Jésus enchâsse une histoire de deux débiteurs insolvables mais soldés — ; le père prodigue en pardon ; le pharisien et le publicain. Trois passages où la miséricorde offre la guérison nécessaire à tous : le pardon des péchés. Trois récits, aussi, dont le contenu répond aux circonstances mêmes de leur énonciation, c’est-à-dire où l’enseignement de Jésus éclaire ses rapports avec ses interlocuteurs et les rapports de ceux-ci entre eux. Trois personnages, chaque fois : face à Jésus, son hôte que scandalise une femme qui semble n’avoir pas appris à se tenir en public ; face au père, son aîné jaloux du vaurien dont on fête le retour ; face à Dieu, le pharisien auto-satisfait, déplorant ce publicain du fond du Temple. Retenons de ces passages ce qui suffit ici.

En préliminaire, un bref excursus. Jean de Lafontaine explicite souvent la « morale » de ses fables : soit avant celles-ci, soit après. Avant : « La raison du plus fort est toujours la meilleure : nous l’allons montrer tout à l’heure » (Le Loup et l’Agneau). Après : « Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois les petits souverains se rapportant aux rois » (Le Chat, la Belette et le petit Lapin ; fameuse « situation triangulaire » !31). La fable de nos enfances, Le Corbeau et le Renard, offre une exception intéressante : comme dans certaines paraboles, la leçon est incluse dans l’histoire, et donnée par un ‘personnage’, en l’occurrence le renard : « Mon bon Monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ».

Dans les évangiles — à un autre niveau ! —, on trouve les trois cas de figure, concernant la place des versets qui interprètent l’agir de Jésus et explicitent la portée de ses paraboles. Chez Luc, toutefois, l’avant prédomine : la « leçon » est plus souvent annoncée qu’insérée ou déduite, quitte à réduire le suspense de l’intrigue, qui joue autrement. Jusque dans sa facture, le récit évangélique se veut attentif au « pauvre », au lecteur ordinaire, en lui donnant d’emblée un coup de pouce interprétatif. Par exemple, au seuil de la parabole sur la veuve qui persiste à réclamer justice : « Or, il leur dit une parabole sur le fait qu’il faut prier en tout temps et ne jamais se décourager » (18,1). L’interprétation prend une longueur d’avance. Ceci dit, venons-en aux passages retenus.

1 La pécheresse aimante et pardonnée (Lc 7,36-50)

Juste avant l’épisode, et pour en annoncer la portée, donc, Luc nous a fait entendre Jésus évoquant les publicains ouverts au dessein de Dieu et au baptême de Jean, à la différence des pharisiens et des légistes (7,29.30). Jésus se voit reprocher d’être « ami des publicains et des pécheurs » jusqu’à manger avec eux (7,34) — grief déjà entendu chez Lévi (5,30). Ces rappels représentent à l’esprit du lecteur trois types de personnages : un Jésus critiqué pour son ouverture, des pharisiens dédaigneux et des pécheurs réceptifs. Sur ce, nous voyons un respectable pharisien inviter Jésus à sa table, et une femme douteuse faire une entrée aussi inattendue que remarquée. Sans que Jésus s’en effraie, à la différence de son hôte.

Les quatre évangiles développent une scène autour d’une libation de parfum précieux sur Jésus32. Par ailleurs, une parabole matthéenne de remise de dettes insiste sur le pardon : celui qu’il faut accorder inlassablement à autrui, à l’instar du Père céleste (Mt 18,22-35). Notre passage, lui, combine l’onction de parfum avec un enseignement portant plutôt sur la réception du pardon. Cela se passe lors d’un repas, occasion fréquente d’interpellations fortes, chez Luc33. Que Jésus accepte des marques d’affection d’une pécheresse, voilà ce qui heurte ici son hôte (v. 39). Jésus lit dans les cœurs. Il rompt le silence et amorce le dialogue, en nous apprenant au passage le nom du pharisien : Simon.

Un épisode en quatre temps. D’abord, la problématique de départ : le cadre ; l’arrivée et l’audace de la femme ; la réprobation intérieure du pharisien (v. 36-39). Puis la parabole : « Simon, j’ai quelque chose à te dire — Parle, Rabbi… ». Suspense, pour le coup. Mais Jésus livre une histoire simple, à vrai dire ; une affaire de remise de dettes, sur l’enjeu de laquelle il interroge son hôte lui-même pour mieux l’impliquer (41-43). Ensuite, dans cette lumière, le commentaire : Jésus interprète les attitudes opposées de Simon et de la femme (44-47). Enfin, le dénouement, par le pardon efficacement signifié à la femme, et la réaction alentour (48-50).

Il s’agit d’une pécheresse connue. L’avertissement du narrateur nous fait mesurer l’audace de la femme, comprendre le sens de son comportement, adhérer à l’intelligence aimante que Jésus en laisse voir par son silence accueillant. Ses gestes nous sont détaillés. Jésus les rappellera à Simon, un par un. Le pharisien ne dit mot. Mais en son for intérieur, il réduit l’identité de l’intruse à sa condition pécheresse, comme tous le feront pour Zachée34 ; parallèlement, il doute de l’identité ne fût-ce que prophétique de Jésus, qu’il juge bien naïf (v. 39). Or, le Christ va révéler à Simon que lui, le pharisien, méconnaît jusqu’à sa propre identité de pécheur promis au salut : car la parabole évoque bien deux débiteurs. Redevables l’un de 50 pièces, l’autre de 500. Certes. Mais tous deux insolvables. Et tous deux graciés. Remise de dettes générale ! Grâce jubilaire ! Indulgence plénière ! Voilà ce qui s’offre à être accueilli, dans cet amour dont la femme témoigne.

Ses gestes et ses larmes épanchent silencieusement son cœur. Pour autant, Jésus n’attendait pas de Simon de grands débordements. Mais au moins un peu de prévenance… que le pharisien n’a pas montrée. Sans doute s’estime-t-il dispensé, lui, du pardon audacieusement déclaré par ce Rabbi (v. 49 ; cf. 5,21.24 avec le paralytique). La femme ne s’est pas invitée : elle s’est sue invitée par Jésus au repas de l’amour. Or, pour Simon aussi Jésus voulait être plus encore qu’un prophète : un bon « créancier », exerçant la miséricorde divine.

Se savoir pardonné de Dieu et l’en aimer d’autant plus : voilà qui va de pair avec l’accueil d’autrui, bénéficiaire du même pardon. Ces situations ‘triangulaires’ révèlent ainsi, à l’enseigne de la miséricorde, le lien infrangible entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain.

Interrogeons brièvement le rapport entre l’amour et la remise de dette, sur lequel Jésus fonde son enseignement. Le miroir parabolique évoque bien trois personnages : un créancier, deux débiteurs. La mention de l’amour suit ici la remise de dette. Mais dans l’épisode réel comme dans son commentaire, on a l’inverse : les marques d’amour de la part de la femme interviennent d’abord. Jésus dit d’ailleurs « si ses nombreux péchés sont pardonnés, c’est à cause de son grand amour », avant de déclarer ses péchés remis. Alors ? L’amour précède-t-il le « faire-grâce » divin (v. 42.43), ou en découle-t-il ? Vaine perplexité35. L’amour est rendu dans l’amour. C’est dans la foi, révèle Jésus (v. 50), que l’amour repentant de la femme s’est ouvert au pardon d’avance offert ; et que l’amour, toujours, en accueillant l’attestation de ce pardon, y fait écho : le salut reçu, promesse de paix, conforte la gratitude dans ce cœur où se mêlent contrition, confiance et reconnaissance pareillement aimantes.

La parabole et son ‘commentaire actualisant’ sont rudes pour Simon… mais pour son bien. L’empressement de la femme, tel qu’interprété par Jésus, révèle au pharisien sa tiédeur à lui. Les positions s’inversent. Simon, le maître de céans, devient l’invité du Rabbi, à la table du pardon. Son dédain a mis le pharisien à la marge, en tierce position. En reprenant son hôte, Jésus lui tend la perche. La présence et la parole du Christ s’offrent en vérité pour l’un et l’autre interlocuteur et les met en contact. Par Jésus, chacun peut devenir une grâce pour l’autre. Ainsi, l’invitation à dîner de Simon, parce qu’acceptée par le Christ, aura permis que la femme rencontre là son Sauveur. Heureux effet collatéral, et même central ! Car en retour la miséricorde, telle que reçue par cette femme dans l’amour, interpelle salutairement Simon.

2 Le père miséricordieux (Lc 15,11-32)

Par deux brèves paraboles préliminaires, celles de la brebis puis de la drachme perdues et retrouvées, Jésus prépare la troisième, perle évangélique et sommet lucanien. L’introduction qui en offre une pré-compréhension, c’est donc le ‘chapeau’ dont Luc coiffe l’ensemble de ces trois histoires, en tête du chapitre : « Or, tous les publicains et les pécheurs s’approchaient de lui pour l’écouter. Et les pharisiens et les scribes murmuraient entre eux en disant : ‘Celui-ci accueille les pécheurs et mange avec eux !’. Alors, Jésus dit à leur adresse cette parabole : lequel d’entre vous, s’il a cent brebis, etc. » (15,1-3).

Ceci nous met la puce à l’oreille : ces paraboles vont faire écho à leur contexte d’énonciation. Ce sont des « mises en abyme » interprétatives, qui s’inscrivent dans la trame du récit évangélique pour en éclairer les acteurs et les lecteurs. Elles servent de « révélateur » sur la façon dont on se positionne face au Christ, quand on est témoin de sa miséricorde, et qu’on se voit soi-même appelé à en bénéficier et à l’imiter. Du reste, Jésus commence par dire « lequel d’entre vous, s’il a cent brebis… ». « D’entre vous » : cette précision opère un subtil transfert du contexte narratif à l’histoire racontée. Elle met chacun des auditeurs dans le rôle du berger de la parabole, comme si Jésus nous disait déjà36 : « C’est toi aussi, cet homme capable de s’inquiéter d’une brebis perdue ; et donc, a fortiori, de son frère égaré, en communiant à l’attention que lui porte le Bon Berger ».

Repartons des « murmures » en aparté des scribes et des pharisiens (v. 2). Luc y laisse voir un sujet de mécontentement récurrent, comme l’attestent des « murmures » analogues autour du repas chez Lévi et du séjour chez Zachée37. Qui « murmure » de cette façon doit d’autant plus se convertir, apprendre à plutôt « se réjouir-avec » ; souvenons-nous des proches d’Élisabeth, témoins ravis de la miséricorde divine à son égard.

Ici, ce partage de la joie est sujet de « convocation ». Le berger réjoui « convoque les amis et les voisins en leur disant : ‘Réjouissez-vous avec moi, parce que j’ai trouvé ma brebis, celle qui était perdue !’ » (v. 6). La même parabole, chez Matthieu, n’a pas cette séquence. C’est Luc qui y tient. Il insiste en ajoutant la parabole de la femme aux drachmes. Elle lui est propre et joue comme un doublet féminin de la première, en version non plus masculine et pastorale, mais féminine et domestique. La femme soulagée « convoque » pareillement « les amies et voisines en disant : ‘Réjouissez-vous avec moi parce que j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue’ » (v. 9). Le verbe rendu par « convoquer », c’est, ici comme là, sunkalein, dont le sens fort est sans équivoque38. Notons l’heureuse assonance entre sunkalein et sunchairein (« se réjouir avec ») ; le préfixe sun- (avec) souligne l’étroite association à la joie ici demandée.

Jésus va plus loin. Il conclut l’une et l’autre parabole sur la joie proprement céleste pour un seul pécheur qui se convertit (v. 7.10). Ce faisant, il explicite ce que visent ces histoires profanes à première vue ; il prépare la parabole majeure, où on lit deux fois l’expression du repentir présidant aux retrouvailles : « Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi… » (v. 18.21). Au v. 7, l’application de la parabole du berger parlait de « joie dans le ciel (…) plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion ». Ces ‘justes’ auto-suffisants désignent les pharisiens et les scribes évoqués au départ ; ils vont prendre les traits du fils aîné trop sûr de son bon droit et méprisant pour son cadet repentant.

Jésus parlait de brebis et de drachmes, pas encore de fils ; de berger responsable et de femme économe, pas encore de père pris aux entrailles ; d’une brebis sur cent puis d’une drachme sur dix, pas encore d’un fils sur deux, ou de deux fils également précieux. Dans le jeu de l’intensification, les deux premières histoires constituent le tremplin d’un argument a fortiori, dont la trajectoire aboutit dans la troisième parabole, la plus développée. Ces évocations jumelles « mettent en récit » la pré-compréhension de ce qui va se jouer dans la troisième ; elles en offrent elles-mêmes comme une double parabole anticipée, en entonnant d’ailleurs avec force le refrain du « chercher » et « trouver » ce qui était « perdu »39.

Les interprètes de notre parabole oublient facilement sa préparation. Conséquemment, ils se focalisent sur le seul fils cadet. On réduit l’esclandre de l’aîné à un aléas secondaire : un accroc final, regrettable certes, mais somme toute accessoire pour l’enseignement principal. Erreur ! Jésus dit d’emblée : « Un homme avait deux fils »40. L’histoire s’intéresse équitablement à l’autre comme à l’un. On ne peut pas séparer les conclusions données respectivement à la première et à la deuxième partie de la parabole. D’une part « faisons la fête, parce que celui-ci, mon fils, était mort et il est revenu à la vie, perdu et il est retrouvé » (v. 24) ; et d’autre part « il fallait faire la fête et se réjouir, parce que ton frère, celui-ci, était mort et il est revenu à la vie ; perdu et il est retrouvé » (v. 32). Le parallélisme conjoint deux pôles inséparables : fils du père et frère de son frère. L’horizon du double commandement de l’amour…

D’après l’ouverture du chapitre, Jésus propose cette parabole à l’intention des gens que va figurer l’aîné. Le Seigneur les voit s’offusquer et murmurer entre eux au lieu de se « réjouir-avec » (cf. 15,6.9). Que veut-il alors nous dire de la part du Père ? Un peu ceci : « Ô mon fils aîné, entre dans la joie de ton père41 pour ton frère ; ‘tout ce qui est mien est tien’ (v. 31) ; alors, que ma joie soit aussi la tienne ».

« Il fallait faire la fête et se réjouir » (v. 32) : tournant indispensable, pour l’accueil du salut. Ce « il fallait » nous conduit un instant à Zachée. « Zachée, descends vite car aujourd’hui il me faut demeurer dans ta maison ». Nouveaux murmures, dans la foule de Jéricho, cette fois. Mais toujours pour la même raison. Jésus répondra : « lui aussi est un fils d’Abraham ». « Lui aussi »42. Comprenons : le prodigue revenu ou l’enrichi repentant. « Lui aussi » : ce tiers égaré que le pardon n’hésite pas à réintégrer, là où l’intransigeance s’y refuse.

Au départ, Zachée « cherchait à voir Jésus », d’une recherche de curieux (19,3). Or, c’est plus encore Jésus qui, levant les yeux, le voit. Revirement, rencontre. Au terme du passage, Jésus explicite ce retournement : le chercheur était le recherché, d’une recherche d’amour : « car le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (19,10). Cette conclusion de Jésus reprend à dessein le leitmotiv de ses trois paraboles du chapitre 15.

3 Le pharisien et le publicain (Lc 18,9-14)

Pour préfigurer le Zachée en chair et en os du chapitre 19, Jésus évoque au chapitre 18 un autre publicain, fictif mais vraisemblable. Toujours ce rapport entre paraboles et récit évangélique. Pharisien et publicain sont intentionnellement croqués avec réalisme.

La typologie triangulaire est évidente ; le préliminaire interprétatif, transparent ; le verdict de Jésus, sans appel. Des deux fils du chapitre 15, nous passons à deux hommes montant au Temple pour prier. La lecture est à nouveau bien balisée : « Il dit aussi cette parabole à l’adresse de certains qui étaient persuadés en eux-mêmes d’être des justes, et qui tenaient pour rien les autres ». « Je ne suis pas comme les autres hommes » : on prétend ainsi s’extraire du lot par une auto-satisfaction déguisée en action de grâce. Se flatter d’honorer Dieu tout en méprisant le prochain du fond du Temple, c’est le grand écart intenable.

Jésus fournit l’épilogue : « Je vous le dis : celui-ci (le publicain) descendit justifié vers sa maison, l’autre non ». Dans les scènes précédentes, le dédain, de la part de Simon ou du fils aîné, faisait suite à l’agrément de la pécheresse d’une part, à l’accueil du prodigue d’autre part. À présent, les expressions contrastées de l’humble imploration et de l’orgueilleux contentement précèdent l’exaucement du publicain et le non-agrément du pharisien, sur lesquels Jésus clôt la parabole. Simon le pharisien aura-t-il, au bout du compte, tiré la leçon de l’enseignement reçu ? Le fils aîné sera-t-il quand même après coup rentré dans la maison en fête, dont la porte était restée entrebaîllée ? Pourquoi pas ? La finale demeurait ouverte.

Ici, par contre, un jugement sévère referme l’histoire : pour avoir méprisé le publicain, le pharisien s’est exclu lui-même du salut dont il se croyait assuré. Pour celui que représente ce pharisien, pour le lecteur aussi, donc, l’avertissement est fort. Cette progression dramatique du troisième évangile dit l’urgence de la conversion à la miséricorde.

V Sous le signe de la croix, source de pardon

Simon et la pécheresse, les deux débiteurs, l’aîné et le cadet, les foules et Zachée, le pharisien et le publicain : autant de personnages ‘seconds’ et ‘tiers’ des relations triangulaires. Les « angles à la base » des triangles relationnels. Mais qu’en est-il de « l’angle au sommet » ? Du premier personnage ? De celui qui fait miséricorde ? La figure du bon Samaritain illustre son attitude. L’accent n’est plus tant ici sur le contraste entre deux bénéficiaires attendus de la miséricorde (Simon et la femme ; les deux fils) face à qui fait grâce. Non. Jésus manifeste cette fois l’opposition entre la compassion ou l’indifférence devant l’unique bénéficiaire possible de l’attention requise : le blessé spolié. Ceci nous centre non plus sur la réception de la miséricorde mais sur l’esprit du ‘faire miséricorde’, en nous détaillant la sollicitude du Bon Samaritain.

Que dire quant à l’identité de celui qui fait miséricorde ? Le bon samaritain, c’est nous, potentiellement : « toi aussi, fais de même »… mais à l’imitation de Dieu, au principe de toute vraie compassion : « Devenez compatissants selon que votre Père est compatissant » (6,36). Pourtant, c’est à Jésus que Simon et la femme ont affaire. Est-ce lui le créancier indulgent ? L’interlocuteur des deux fils est évidemment leur père. Mais dans le contexte d’énonciation souligné par Luc, c’est à Jésus que pharisiens et scribes reprochent d’accueillir les pécheurs, alors que l’aîné de la parabole en tient rigueur à son père. C’est Jésus que rencontre Zachée. Et inversement. Mais au Temple, Pharisien et publicain sont venus prier Dieu. Et dans la déclaration « il descendit dans sa maison justifié », le participe passif ‘justifié’ est un « passif divin »43 : justifié par qui, sinon par Dieu ?

Alors : qui pardonne ? Qui remercier, donc, et qui imiter : Jésus, ou Dieu le Père ?

« Qui peut pardonner des péchés, sinon Dieu seul ? (…) — Le Fils de l’Homme a autorité sur la terre pour pardonner des péchés » (5,21.24). Le Père ou Jésus, c’est donc un faux dilemme : le Père nous fait miséricorde en Jésus, tout aux choses de son Père, et venu nous manifester sa tendresse au prix de sa vie. Jésus, le divin Fils du Père, exerce le pardon divin dans l’Esprit du Seigneur qui repose sur lui, comme il l’a dit avec Isaïe. Cet Esprit, son dernier souffle le remet entre les mains du Père, après qu’il a dit quelques heures plus tôt, sur la croix déjà : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » (23,34.46). Père, Fils et saint Esprit : la vie trinitaire pour notre salut. Le Père de Jésus est aussi le nôtre. En son Fils, nous sommes tous ‘fils’, frères et sœurs graciés. En disant : « Vous donc, devenez compatissants selon que votre Père est compatissant », Jésus nous invite à l’imiter dans son être-à-l’image-du-Père.

Terminons par quelques ouvertures.

VI Des évangiles au ministère ecclésial

Tout ceci est propre à Luc quant à l’accentuation et la mise en œuvre rédactionnelle. Mais l’invitation à inclure le tiers laissé pour compte retentit ailleurs aussi qu’en Luc, au moins dans deux autres situations triangulaires, l’une chez Matthieu, l’autre chez Jean.

Le premier évangile ‘inclut’ les ouvriers de la onzième heure. C’est un peu l’heure du bon larron, aussi. Jésus nous fait entendre des « murmures » de mécontentement, de nouveau : de la part des premiers ouvriers embauchés. À quoi le maître répond : « Mon ami (…), ton œil est-il méchant parce que moi je suis bon ? » (Mt 20,15). On croirait entendre Jésus parlant à Simon, ou le père miséricordieux à son fils aîné ; ou Dieu à Jonas autrefois.

Le quatrième évangile incorpore avec pertinence un ajout postérieur, d’esprit très lucanien44 : la femme adultère. Dans cette autre situation triangulaire, en disant : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre », Jésus fait d’une pierre deux beaux coups de la grâce offerte : en faveur de la femme, que nul ne condamnera, et lui moins que tous ; et en faveur de ceux qui entrevoient leur propre péché pour se retirer un à un. Le mot de la fin : « Va, et désormais ne pèche plus » invite la femme au « ferme propos », comme on dit. Ceci peut suggérer une dernière réflexion.

Le sacrement de la pénitence et de la réconciliation offre aussi une situation ‘triangulaire’ : Dieu, le pénitent, le confesseur. Ce dernier y est témoin de la miséricorde accordée par Dieu à son frère, sa sœur. Il peut en être pris aux entrailles. Il participe à la joie de Dieu qui lui souffle à l’oreille : « réjouis-toi avec moi ». Si le prêtre reçoit d’être ici un témoin rapproché de l’agir divin, c’est parce que, plus encore, il est le ministre du sacrement. Dans sa participation à l’unique sacerdoce du Christ, il absout « au Nom du Père, du Fils et du saint Esprit », en faisant le signe de la croix.

Le même prêtre, pécheur lui aussi, se retrouvera tantôt en position de pénitent, devant un autre prêtre. Et lorsqu’il présidera l’Eucharistie, dans les rites pénitentiels initiaux, il se reconnaîtra pécheur dans la communion qui l’inclut dans l’assemblée de ses frères et sœurs, comme tout baptisé membre du corps : « Je confesse à Dieu (…) et à vous mes frères (…). C’est pourquoi je supplie la Vierge Marie (…) et vous aussi, mes frères… ». Tout en présidant l’assemblée, le prêtre, alors, dit « je » et « moi » avec les autres. La formule qui suit, le prêtre seul la prononce : « Que Dieu tout puissant nous fasse miséricorde… ». Mais c’est une prière au nom de l’assemblée et avec elle ; une imploration du pardon, et non pas une formule déclarative, comme pour l’absolution. Une prière dans laquelle le prêtre dit : « Que Dieu tout-puissant nous45 fasse miséricorde, qu’il nous pardonne… ».

Le prêtre n’est pas la source de la miséricorde. Cette source reste unique : le cœur de Dieu transpercé sur la croix. Mais le prêtre est appelé à être le ministre compatissant du pardon divin ; son témoin émerveillé ; son humble quémandeur ; son bénéficiaire reconnaissant. Ainsi donc, de ce point de vue, la conscience du prêtre se nourrit au carrefour des diverses positions évoquées. Il peut laisser s’articuler, dans sa vie spirituelle et dans son ministère, ce que nous ont révélé les situations triangulaires chères au troisième évangile.

Accueillons le témoignage de saint Luc. Avec Notre Dame, l’évangéliste célèbre la miséricorde de Dieu qui, sans exclusive aucune, s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent (Lc 1,50). « Les pauvres sont évangélisés », dit Jésus. « Priez pour nous pauvres pécheurs », disons-nous. En ce 150e anniversaire des apparitions mariales de Lourdes, le message en reste d’une actualité évangélique bien lucanienne.

Notes de bas de page

  • 1 Leçon de rentrée académique donnée à l’Institut d’Études Théologiques, faculté jésuite de Bruxelles.

  • 2 Cf. Bossuyt Ph. et Radermakers J., Jésus Parole de la Grâce selon saint Luc, Bruxelles, Lessius, 32002.

  • 3 La fin de la parabole du débiteur impitoyable, propre à Mt, reprend le versant négatif de la formule (Mt 18,35).

  • 4 Mc 11,25.26 ; le contexte insiste sur la foi priante (v. 22-24).

  • 5 Traduction littérale de J. Radermakers (cité supra n. 2).

  • 6 À l’instar de Jésus « Fils du Très-Haut » (Lc 1,32 ; cf. Mt 5,45).

  • 7 Le substantif corollaire oiktirmos, « compassion », ne se rencontre que chez Paul dans le NT.

  • 8 Ph 2,1 et Col 3,12 associent les deux substantifs splanchna et oiktirmos, « entrailles » et « compassion ».

  • 9 Notre évangéliste use aussi du verbe élééô, avoir pitié : Lc 16,24 ; 17,13 ; 18,38.39.

  • 10 Après que ce personnage a été dit « pris aux entrailles » (10,33), rappelons-le.

  • 11 « Faire-grâce » : Lc 7,21.42.47. La « visite » de Dieu : Lc 1,68.78 ; 7,16 ; 19,44.

  • 12 Avec le verbe aphièmi (laisser, enlever) ou le substantif aphesis avec ce sens de remettre, de pardonner : Lc 1,77 ; 3,3 ; (4,18) ; 5,11.20.21.23.24 ; 7,47.48.49 ; 11,4 ; 12,10 ; 17,3.4 ; 23,34 ; 24,47.

  • 13 Matthieu, écrivant pour des judéo-chrétiens, insiste sur l’accomplissement des Écritures. Luc, tout en ciblant des lecteurs d’origine non juive, les introduit autrement dans l’intelligence du dessein divin d’origine et dans la connaissance des Écritures. Cf. Wargnies Ph., « Théophile ouvre l’Évangile (Lc 1-4) », dans NRT 125 [2003] 77-88.

  • 14 Respectivement 60 et 20 fois environ. L’évangile de Jean n’utilise ni le substantif ni le verbe. « Évangile » prend bien plus tard — par ex. chez Justin ou Irénée, dans le 2e siècle avancé — le sens d’un des quatre textes racontant la vie de Jésus. Usage second, mais en écho aux textes synoptiques eux-mêmes, à commencer par Marc : « Commencement de la Bonne Nouvelle (‘évangile’) de Jésus, Christ, Fils de Dieu » (Mc 1,1).

  • 15 Respectivement huit et quatre fois.

  • 16 Plus 15 occurrences dans les Actes. 21 chez Paul, proche de Luc et familier d’Isaïe (cf. Rm 10,15 < Is 52,7).

  • 17 Les ‘parallèles’ relatifs de cette scène, en Mt 13,54-58 et Mc 6,1-6a, ne sont que très partiels : ils ignorent ce que Lc développe en 4,17-22a.23.25-30, versets qui vont retenir toute notre attention.

  • 18 Lc 4,18.19 : « envoyé/envoyer » : apestalken et aposteilai, cf. apestalken et apostelle, Is 61,1 et 58,6 ; « proclamer » : double kèruxai, cf. kèruxai, Is 61,1, et le kalesai d’Is 61,2 que Luc change en kèruxai pour renforcer son assemblage ; « rémission » : aphesin et aphesei, comme en Is 61,1 et 58,6 ; les « pauvres », ptôchoi, Is 61,1, dont parle aussi Is 58,7.

  • 19 Cf. Is 42,1 et 11,2. Quinze mentions de l’Esprit en Lc 1-3 ont préparé le choix de cette citation.

  • 20 Littéralement « oignit » : échrisen, en grec, d’où le mot « Christ ».

  • 21 Cf. ce même verbe en Is 40,9 ; 52,7 ; 60,6. Le prophète scelle le sens religieux de ce verbe d’abord profane.

  • 22 « Bien-aimé », agapètos : Lc 3,22 (selon la variante retenue par Osty et Radermakers, avec les éditions critiques grecques) ; et Lc 20,13 : exactement l’expression ‘mon fils, le bien-aimé’, dans la version lucanienne des vignerons homicides.

  • 23 Le mot angelos revient quinze fois en Lc 1-2.

  • 24 D’autant qu’ils sont de familles sacerdotales (cf. 1,5) : pour eux, l’enjeu d’une descendance espérée concerne aussi leur contribution à l’avenir du service du culte pour le peuple de Dieu.

  • 25 Cf. les règles relatives au pur et à l’impur, notamment en Lv 13-14.

  • 26 600 versets sur 1150. Estimation globale mais indicative. Dans la comparaison entre évangiles, on peut parfois hésiter à considérer certains passages comme ‘communs’ ou ‘propres’. Mt compte 1065 versets ; Mc, 661 (guère de discours). On parle d’une « triple tradition » (plus de 300 versets) là où les trois convergent à des degrés divers ; et d’une « double tradition » (environ 230 versets) pour le bien commun à Mt et Lc.

  • 27 Luc affectionne les veuves éprouvées : cf. encore la prophétesse Anne, veuve immémoriale adonnée au jeûne et à l’imploration (2,36-38) ou la veuve de Sarepta évoquée par Jésus (4,26). Et Lc, qui n’a pourtant avec Mc que peu de bien commun à eux seuls, n’oublie pas les veuves exploitées par les pharisiens (Lc 20,47 // Mc 12,40), ni celle offrant de son indigence (Lc 21,2-4 // Mc 12,42-44).

  • 28 Sur ce passage, cf. les belles pages de Gr. Drouot, « Le discours inaugural de Jésus à Nazareth : la prophétie d’un retournement (Lc 4,16-30) », dans NRT 129 [2007] 35-44. Notamment : « Les figures d’Élie et d’Élisée déterminent la mission du prophète : non pas seulement annoncer l’élargissement de la bonne nouvelle aux nations, mais exhorter au repentir et à la conversion » (p. 41).

  • 29 Ce « il faut/fallait » typique (près de 20 fois chez Luc) désigne la nécessité inhérente à l’accomplissement du dessein salvifique de Dieu. Dans le sens de la miséricorde : 13,16 ; 15,32 ; 19,5.

  • 30 En 9,56 (épisode propre à Luc), Jésus se tourne « vers un autre village » car des Samaritains « ne l’accueillirent pas » (v. 53) vu qu’il montait vers Jérusalem. Sur cet « accueillirent » (dexanto), cf. les deux dektos, « accueilli », propres à Lc 4,19.24 exclusivement, et concernant l’année ‘d’accueil’ puis et le prophète non ‘accueilli’.

  • 31 « Aussitôt qu’à portée il vit les contestants, / Grippeminaud, le bon apôtre, / Jetant des deux côtés la griffe en même temps, / Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre. / Ceci ressemble fort… ».

  • 32 Matthieu, Marc et Jean rapportent une onction à Béthanie, eux : Mt 26,6-13 ; Mc 14,10-12 ; Jn 12,1-8.

  • 33 Ainsi, non seulement chez Lévi — selon la triple tradition (Mt 9 // Mc 2 // Lc 5) — mais encore, selon Luc spécifiquement : chez Marthe et Marie (Lc 10), dans la maison d’un chef des pharisiens le jour du sabbat (14), au retour du prodigue (15), à propos du riche festoyant fastueusement (16), ou encore chez Zachée (19).

  • 34 « Il est allé loger chez un pécheur ! » (19,7).

  • 35 « Cette antinomie vient de ce que le texte de la péricope est composite », dit la bj (1998, v. 47, note b). À voir. En tout cas, l’auteur, loin d’être un compilateur naïf, fait de la soi-disant ‘antinomie’ une complémentarité.

  • 36 Comme en contrepoint à Natan face à David coupable d’adultère : le prophète évoque paraboliquement un riche dont David s’indigne alors qu’il ait ravi l’unique brebis de son voisin pauvre. Et Natan d’ajouter : « Cet homme, c’est toi » (2 Sm 12,7).

  • 37 Cf. egogguzon, ‘murmuraient’, en 5,30 ; diegogguzon, ‘murmuraient entre eux’, ici et en 19,7.

  • 38 Hormis Mc 15,16, le verbe est propre à Luc dans les évangiles. Ses autres occurrences en Luc (9,1 et 23,13) ont ce même sens fort de ‘convocation’.

  • 39 Cf. Lc 15,6.10.24.32 ; 19,10. Expression propre à Luc. (La formule, en Mt 18,11, manque dans de nombreux et antiques manuscrits : indice d’un emprunt lucanien, utilisé là pour faire transition. À la suite des éditions critiques, nos traductions courantes l’omettent.)

  • 40 « Un homme avait deux enfants » : Mt 21,28 ouvre ainsi la parabole des enfants requis au travail dans la vigne. Aux autorités que figure le fils disant ‘oui’ mais faisant ‘non’, Jésus dit : « Vous, voyant cela — la conversion des publicains et des prostituées —, vous ne vous êtes même pas repentis… ». Autre éclairage ‘triangulaire’ contrasté.

  • 41 La parabole lucanienne des mines (Lc 19,11-27) ne comporte pas l’équivalent du double « entre dans la joie de ton Seigneur » de celle des talents (Mt 25,21.23). Outre la raison du contexte, plus dramatique, d’un refus de royauté souligné par Luc, ce dernier semble vouloir centrer le motif de la ‘joie’ sur les épisodes de miséricorde.

  • 42 Luc donne volontiers du relief à de pareils « aussi » Cf. « moi aussi » (1,3), « elle aussi » (1,36), « aux autres villes aussi » (4,43), « moi aussi » (7,8), etc.

  • 43 C.-à-d. une forme verbale passive où le sujet supposé de l’action est Dieu : « Le pécheur est justifié » (par Dieu). De même dans ce qui suit : « Parce que tout qui s’exalte lui-même sera humilié, et qui s’humilie sera exalté » (cf. déjà en 14,11, pour les convives aux premières places ; renversement qu’annonce le Magnificat, 1,52).

  • 44 Jn 7,53-8,11. Cf., dans la note c de la bj en tête de l’épisode : « Cette péricope (…) pourrait être attribuée à saint Luc ». Et en note c, en Lc 21,38 : « La péricope de la femme adultère, que tant de raisons invitent à attribuer à Luc, trouverait ici un excellent contexte ».

  • 45 Ce « nous » est un fruit du Concile Vatican II. Auparavant, la formule disait « vous » : « Misereatur vestri… ».

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