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Les débuts du christianisme en Corée et la réception du Dieu créateur

Agnès Kim Mi-Jeung rsa
Les premiers chrétiens coréens ont accueilli de manière étonnante la révélation du Dieu Créateur. L’étude de L’essence de la doctrine sacrée et de L’essence de la doctrine principale montre qu’ils ont approché cette idée inconnue à partir de la notion d’engendrement du confucianisme originel. Cette compréhension a conduit les chrétiens à introduire la dignité de la conscience et de la personne dans la société coréenne.

C’est par les ouvrages des jésuites publiés en Chine que le christianisme est introduit en Corée au xviii e siècle, durant la dernière dynastie Yi. Cette époque voit le féodalisme centralisé vaciller sur ses bases. D’une part, les bourgeoisies, nées du développement de l’agriculture, de l’artisanat et de l’industrie, commencent à former une nouvelle classe sociale riche, menaçant le pouvoir centralisé, et le mouvement du peuple, né du développement de la culture et de la religiosité populaire, intensifie sa critique vis-à-vis des dirigeants et de leurs spéculations confucéennes. D’autre part, certains lettrés, et cela depuis le xvii e siècle, en éprouvant l’aporie du néoconfucianisme, sont en quête d’une issue pour mieux promouvoir le bien-être du peuple. Ainsi naît une nouvelle école appelée Sil-hak — que l’on peut traduire par « Science du réel » ou « Étude pragmatique » — de tendance progressiste, pragmatique et positiviste. Cette école cherche des solutions par le recours au confucianisme originel, non contaminé par le taoïsme et le bouddhisme, tout en recevant l’inspiration et la connaissance scientifiques à travers les ouvrages des jésuites, publiés en chinois1 et introduits en Corée depuis déjà près d’un siècle. Ses membres acceptent l’aspect scientifique et pragmatique de la pensée occidentale, mais restent critiques vis-à-vis du dogme religieux, surtout celui d’un Dieu personnel et Créateur ainsi que de la pensée d’une vie après la mort.

Vers la fin du xviii e siècle, toutefois, certains lettrés, en scrutant ces ouvrages2, ont pénétré, sans aucune aide des missionnaires étrangers, jusqu’à la présence du Dieu biblique, et ils sont devenus les fondateurs de l’Église en Corée. À cause de leur pratique de l’égalité entre les hommes et de leur refus du rite des ancêtres, considérés comme subversifs, ils seront bientôt martyrisés pour leur foi chrétienne3.

Sur ces débuts de l’histoire étonnante du christianisme en Corée, nous examinerons deux points. Comment les premiers chrétiens coréens ont-ils accédé à la notion de Dieu créateur ? Quel impact du fondement socioculturel et religieux de leur société peut-on trouver dans leur compréhension de cette doctrine chrétienne ? Pour cela, nous étudierons principalement deux documents : Seang Geo-Yozy (L’essence de la doctrine sacrée, 1784 ?), un des tout premiers textes coréens sur le christianisme, extrêmement intéressant pour notre sujet, écrit par le lettré Yi Piek (1754-1786)4 ; Jukyo-Yozy (L’essence de la doctrine principale, 1795 ?), écrit par l’un des premiers martyrs coréens, jeung Yak-jong (1760-1801).

I Réception du Dieu biblique

L’essence de la doctrine sacrée 5, écrit probablement avant que les premiers chrétiens n’entrent en conflit avec le gouvernement6, est un long poème de 28 pages, entrecoupé de 49 commentaires, dans lesquels l’auteur tantôt explique certains versets, tantôt résume le contenu, ou encore donne ses avis théologiques. À la différence du Tienzhu Shiyi (Doctrine du Maître du Ciel) de Matteo Ricci, écrit dans un style de démonstration et d’argumentation, cet ouvrage présente l’enseignement de la foi chrétienne en un poème, genre par lequel « les lettrés de cette époque étaient parfaitement entraînés et habitués à transmettre leurs idées »7. À cette époque, comme tout au long de l’histoire ancienne, le poème était une forme culturellement importante pour les lettrés. « Lettré », « poète » et « calligraphe » sont des termes interchangeables, et le poème était considéré comme qualité déterminante de la valeur d’un lettré. Le poème inspire ce dernier, le stimule, et lui permet d’observer, de communier, mais aussi de protester8. Étant donné que le but même du confucianisme et du taoïsme consiste en l’union avec le Ciel et l’univers, cet objectif entre en jeu dans le poème, qui en devient ainsi la manifestation même. Dans cet univers culturel, il n’est pas étonnant d’exprimer sa foi chrétienne en poésie, en employant la métaphore symbolique, bien connue dans la culture coréenne. En retenant, parmi les doctrines chrétiennes qu’il a dû connaître à travers des ouvrages jésuites, quelques affirmations chrétiennes les plus fondamentales au plan qui est le sien, Yi Piek raconte l’histoire biblique et sa conviction chrétienne en poésie9. Non seulement les expressions et les symboles, mais aussi la structure du poème, ainsi que les valeurs sous-jacentes, vont nous montrer combien son interprétation des doctrines chrétiennes traverse la substance de la culture coréenne par laquelle il a été façonné.

Ce long poème, qui commence par l’admiration d’un Dieu créateur et qui se termine par une exhortation à l’adoration envers jésus, le Roi et le Saint, est donc composé de 49 chapitres qui peuvent être regroupés en deux grandes parties. Dans la première partie (chap. 1-30), l’histoire biblique est racontée fidèlement, en commençant par la création, le péché originel et l’histoire de Noé (chap. 1-3). Ensuite, sans raconter l’histoire d’Israël, Yi Piek aborde directement l’histoire de la personne de jésus et met en rimes sa naissance, la tentation dans le désert, son baptême, ses activités missionnaires, sa passion, sa résurrection, son ascension et jusqu’au jugement dernier (chap. 4-15). À travers cette histoire, il présente jésus, la figure centrale de son poème, à la fois comme « Sauveur du monde en tous les âges » et comme Celui qui accomplit le droit chemin (??) et la perfection (?) confucéenne. Dans les chapitres 16 à 30 où le Royaume de Dieu est désigné « Royaume de Sunne (?) », un pays ancien idéalisé dans les Classiques de l’antiquité, il exhorte à suivre le chemin de jésus et à œuvrer à la mission à sa suite selon l’âge et le statut social.

Dans la deuxième partie (chap. 31-49), il écrit d’abord combien la beauté de la nature raconte les merveilles du Créateur ; combien cette création invite les hommes à approfondir la connaissance de Dieu et à se repentir. Dans les commentaires revient la même idée : l’homme peut prouver la présence de Dieu en voyant les phénomènes du ciel, de la terre, du temps et de la nature. Il décrit ensuite les beaux ouvrages humains, produits de l’activité artistique et culturelle humaine, tout en invitant à ne pas y perdre l’âme et le corps, mais à trouver plutôt le chemin de salut par la prière et par le changement des valeurs. Cette partie très poétique, où le mystère de Dieu est rimé esthétiquement, reflète en fait l’une des originalités de la culture d’Extrême-Orient, que nous verrons un peu plus loin.

II Réception du Dieu Créateur

L’essence de la doctrine sacrée commence ainsi :

Avant que le peuple n’apparût sur la terre, Le Seigneur d’en-Haut (??) existe. Il est le Dieu (?) unique et vrai, Et sa sainteté est sans égale. Il œuvra pendant six jours. Il créa d’abord le ciel et la terre, puis dix mille différentes espèces de choses, pleines de mystères et de merveilles. Enfin, de la glaise du sol, il modela un homme. Et souffla sur lui pour lui donner l’âme…10

Dans ce verset où le contenu du premier chapitre de la Genèse est mis en rimes, la différence avec celui-ci est que l’auteur met en avant la notion d’un Dieu unique et vrai, comme si cette confession avait une importance primordiale pour lui. Dans l’ensemble de la poésie, pour désigner Dieu, Yi Piek emploie deux fois « le Seigneur d’en-Haut (??) » (chap. 1 et 49), tandis que « le Maître d’en-Haut (??) » revient quatorze fois ; quelquefois, il attribue à Dieu la qualité d’esprit (?), qui désigne un être invisible doté de la qualité divine11. Cependant, il est étonnant de constater que « le Maître du Ciel (??) » employé par Matteo Ricci dans son Tienzhu Shiyi, qu’il doit bien connaître, ne s’y trouve pas du tout12. Pourquoi emploie-t-il plutôt « le Maître d’en-Haut (??) » que « le Seigneur d’en-Haut (??) », et pas du tout « le Maître du Ciel (??) » ? Dans les Classiques chinois, le lexique « Ciel (?) » contient des sens variés. En employant plutôt « le Maître d’en-Haut (??) », aurait-il voulu distinguer le Dieu biblique du Ciel confucéen ? Celui-ci implique en effet les trois sens principaux suivants : « le ciel naturel toujours présent au-dessus de notre tête » ; « l’Être suprême et l’origine de toute chose » ; « le Principe actif de l’ordre et la puissance cosmique ». Il faut d’abord remarquer que Yi Piek n’emploie pas dans son poème le terme « ciel » pour désigner le Dieu chrétien, mais uniquement pour désigner le phénomène naturel, le ciel au-dessus de notre tête, considérant celui-ci comme œuvre de Dieu ou trône de Dieu13. Au contraire, « le Seigneur d’en-Haut » et « le Maître d’en Haut », termes qui n’offrent pas de référence expresse aux Classiques, sont assimilés au Dieu des chrétiens14. La démarche du poète ne consiste certes pas en une rupture avec sa tradition, mais plutôt à assimiler les concepts chrétiens à partir des concepts confucéens où il trouve des analogies. Cependant, il manifeste une volonté d’opérer des distinctions et de rompre avec certaines notions courantes dans le pays. Dès lors, pour ne pas prêter à confusion, en raison des sens enchevêtrés dans le terme « ciel », il évite d’employer celui-ci pour désigner Dieu. Sachant bien que confesser le Seigneur d’en-Haut comme Celui qui crée ex nihilo « la vie des mille êtres »15, comme Celui qui tient toutes choses de l’univers, n’était pas admissible pour les lettrés néo-confucéens de son époque, il manifeste dès le premier couplet sa volonté d’introduire Dieu comme le Créateur et le ciel comme l’œuvre de Dieu.

Depuis le xvii e siècle, les lettrés coréens de l’école néo-confucéenne ont considéré le christianisme comme une secte bouddhiste à cause d’une certaine analogie dans les doctrines, telles que les paradis et les enfers ou l’incarnation de jésus. Ils ont cependant réfuté farouchement la conception chrétienne du « Maître du Ciel », interprété par les jésuites en Chine comme Créateur du ciel et de la terre. Ils ont éprouvé des difficultés à admettre l’idée d’un Dieu qui fabrique et crée, car pour eux le monde n’est pas le produit de la création de Dieu mais une production du mécanisme naturel et spontané du principe de l’ordre (?). Pour la tradition néo-confucéenne, l’existence ne découle en effet d’aucune action créatrice extérieure, mais naît d’elle-même, spontanément, de l’intérieur, de façon immanente, car la masse originelle d’énergie contient en elle-même les principes d’organisation qui sont à l’origine de l’univers et de ses êtres16.

Or non seulement dans cette tradition néo-confucéenne, mais plus généralement dans la civilisation sinisée, l’idée de la création à partir de l’incréé est inconnue. En Corée comme en Chine, on ne trouve pas de mythe de création, mais seulement des mythes de commencement et de fondation du peuple coréen. De même, le bouddhisme ne parle pas de l’origine absolue de la création, mais de l’origine relative, et toutes les choses qui existent dans ce monde ne sont pas considérées comme une création, ni un produit du hasard, mais comme le produit de la loi de l’interdépendance et de la causalité. Toutefois, dans les Classiques antiques, même si le Ciel n’apparaît pas explicitement comme « créateur » au sens biblique, l’idée est en germe dans certains passages :

Le ciel dans un profond secret forme l’homme. (…) Les hommes en naissant ont des passions que le ciel lui-même a mises dans leurs cœurs. (…) Aussi le ciel fait-il naître des hommes supérieurs et la charge de diriger les autres. (…) Le ciel vous a doué de force et de sagesse ; puis il vous a créé empereur, et chargé de rétablir l’ordre dans tous les États par vos exemples et votre administration. (…) Le ciel peut toujours retirer sa faveur ; il n’aime que les hommes attentifs à remplir leurs devoirs17.

Même si l’idée de la création n’est pas formellement présente, le Ciel est conçu surtout comme Souverain, comme Celui qui règne sur tous, et auquel l’homme doit se soumettre, en essayant de comprendre sa volonté, puisqu’il « peut toujours retirer sa faveur ; il n’aime que les hommes attentifs à remplir leurs devoirs »18. Or, ce Ciel qui est le Principe de l’ordre transcendant est en même temps immanent au tréfonds de notre être, car il est la nature foncière même de l’homme. En tant que tel, il est le chemin pour l’homme. Il est donc Celui qui gouverne et juge éthiquement, en même temps il est la nature même qui se trouve immanente au tréfonds de l’homme19. F. Jullien, sinologue français, explique ce caractère du Ciel : « Sa transcendance ne débouche pas sur un autre monde, elle est vécue sur le mode même de l’immanence (pris dans cette perspective, les deux termes cessent enfin de s’opposer).20 » La Transcendance est immanente par son mode d’être.

Dans le Daodejing, un des ouvrages fondateurs du taoïsme, Lao Zi écrit : « Le Tao engendre (?) Un, Un engendre Deux, Deux engendre Trois, Trois engendre tous les êtres »21. De l’Un, le multiple est engendré, et l’univers est le produit d’engendrement de l’Un. L’existence ne découle pas d’une action créatrice extérieure, mais découle de l’Un directement, organiquement et substantiellement, dans un rapport d’engendrement. C’est dans l’identité de la substance que le Ciel est l’origine des dix mille, qui ne sont que des désignations différentes pour une seule et même substance. Ce concept d’engendrement, nous allons le retrouver un peu plus tard dans l’un des attributs du Ciel, la paternité. Or, chez les lettrés de la dernière dynastie coréenne Yi (1392-1910), le sens du Ciel transcendant du confucianisme originel fut considérablement obscurci par l’influence du bouddhisme et du taoïsme. Malgré un certain impact des Classiques, encore persistant, il semble que les lettrés néo-confucéens se proclamaient athées et matérialistes — d’ailleurs, Ricci fait la même remarque dans le contexte chinois, un siècle plus tôt. Dans cette circonstance, Yi Piek présente non seulement un Dieu, Créateur de l’univers, mais aussi la deuxième personne de la Trinité, comme concrétisation de ce Dieu unique et vrai. Comment accède-t-il à la notion de création, qu’il n’avait pas du tout connue auparavant ?

D’abord, pour le mot « créer », Yi Piek emploie « ?? » ou « ?? » ou encore « ? » — ce mot est employé pour désigner « engendrer ». Pour le commencement, il utilise le mot « ?? », que M. Ricci emploie dans son Tienzhu Shiyi, qui, d’après jean Sangbae Ri, a le sens néo-confucéen « de ce qui était clos ; il y a un jaillissement spontané : et tout est là, existant — émanation gratuite (?) »22. Lorsqu’il emploie les mots « ?? » ou « ? »23, qui peuvent signifier l’idée néo-confucéenne d’autocréation matérialiste ou d’émanation gratuite, est-il conscient de la différence entre « créer » et « engendrer » ? Comme É. Schillebeeckx l’écrit, la révélation de Dieu est au plus profond, « le donné non réflexif, préthéorique », elle est de l’ordre de l’indicible, de l’inexprimable, « situé au-delà de la connaissance notionnelle »24, mais lorsque l’homme s’efforce de mettre en paroles cette expérience de Dieu, et veut la traduire dans le langage humain et dans la pratique, il ne peut pas faire autrement que de passer par le truchement de sa culture et du contexte socioreligieux qui est le sien, en employant des termes déjà existants et chargés de sens. Dans ce travail, inévitablement, la culture du lieu fonctionne comme matrice dans laquelle s’insère la nouvelle expérience de Dieu. Il est ainsi inévitable que le concept chrétien du Dieu Créateur se trouve « hybridé » au concept confucéen du Ciel, mais cela, en rupture avec la théorie matérialiste et athéiste de la doctrine néo-confucéenne.

Examinons la deuxième partie du poème où la description de la nature est abondante et où Yi Piek loue le Seigneur d’en-Haut à travers la grandeur, la beauté de la nature et ses phénomènes grandioses. Dans le chapitre 35, nous lisons :

La haute montagne se dresse, le fleuve coule dans la vaste plaine. Après être monté par une pente abrupte, avoir cherché un passage, grimpé, traversé et gravi jusqu’au sommet, on verra les chaînes de montagnes surmontées de sommets comme de coquillages. La marée monte et descend comme le cheval Cheun-il-ma. Bien que nous admirions toutes ces images belles et fantastiques de la nature, il ne faut quand même pas rester toujours dans le trésor terrestre. Ce texte signifie : ce paysage étonnant de la montagne et des fleurs aux formes variées est comme l’œuvre d’un artiste, l’homme doit s’émerveiller devant l’ouvrage du Créateur, par lequel on peut connaître la volonté du Créateur. Il faut donc raisonner sur les œuvres magnifiques de Dieu et ne pas s’arrêter seulement à la vue des magnificences (35)25.

Dans ce verset, la magnificence des montagnes et des fleuves est chantée pour inviter les hommes à la reconnaissance du Créateur. Le poème classique, en général, ne contient pas de pronoms personnels ; le sujet personnel s’efface, pour faire naître un langage qui le situe dans un rapport intime avec la nature. Comme F. Cheng l’explique, en s’effaçant, ou plutôt en faisant « sous-entendre » sa présence, l’homme veut intérioriser les éléments extérieurs, en se livrant au mystère d’un monde caché, pour entrer en union avec l’univers26. Pour les lettrés, le but même de l’écriture du poème est un exercice de dépouillement de toute idée d’intention et vise la perte de toute individualité. Yi Piek utilise ce genre littéraire, dans lequel il a été parfaitement entraîné, pour transmettre sa conviction, qui consiste à révéler aux hommes la grandeur et l’immensité de Dieu et ainsi les conduire à la reconnaissance de ce Dieu Créateur. Il veut inviter les humains à la reconnaissance d’un Dieu transcendant, par l’intériorisation des éléments extérieurs qui ne sont pas considérés comme produits d’un engendrement mécanique spontané, mais comme l’œuvre de Dieu. Toutefois, pour notre auteur, sont-ils aussi la référence immanente de la conduite de l’homme, dans le même sens que la phrase de Confucius : « Le Ciel lui-même parle-t-il ? Les quatre saisons se succèdent, les cent créatures profitent : qu’est-il besoin au Ciel de parler ?27 » Le Ciel de Confucius n’a pas besoin de parler, car il est le principe immanent de l’ordre de l’univers et de l’ordre social. La nature est donc le lieu où ses lois sont reflétées. Yi Piek aurait-il compris le Dieu de la Bible qui parle et pose l’altérité — cette notion primordiale du christianisme ? L’altérité s’enracine dans l’acte du Créateur qui ouvre la possibilité de distinguer le Dieu Créateur de sa création et l’homme des autres créatures, et c’est ce qui rend possible l’idée de salut contre tout processus identitaire où rien ne s’invente. La nature manifeste l’immensité de Dieu. En même temps, est-elle considérée comme le lieu où la volonté du Ciel est dictée selon la perspective de Confucius ? Comme jean Sangbae Ri l’écrit, Yi Piek accède probablement au mystère de Dieu comme à l’ordre intrinsèque des choses, selon la doctrine du confucianisme originel28. Il est possible que l’idée chrétienne de création se trouve « hybridée » à la notion d’harmonie, harmonie avec l’ordre immanent du Ciel par le perfectionnement de soi-même.

Pourtant, il faut remarquer que l’évocation de la nature dans le poème de Yi Piek est souvent liée à la conversion. À travers ses commentaires, on peut mieux constater cette intention de l’auteur : « On peut connaître la volonté du Créateur à la vue de la montagne et du fleuve, aux formes variables et magnifiques. Il faut donc raisonner sur les œuvres magnifiques de Dieu et ne pas poursuivre les trésors terrestres en enviant leur magnificence » (35). La nature est pour lui le signe de la présence de Dieu :

Les signes du bonheur apparaissent en nombre et attirent l’attention. Le phénix vole très haut, la girafe se promène ; le beau cheval roussâtre galope partout. (…) L’oie se trouve au bord de l’eau et la pie fait son nid sur l’arbre : la nourriture pour leur alimentation est à leur disposition en abondance. Alors, pourquoi avons-nous tant de soucis pour notre nourriture ? (44) (…) Comment peut-on le comparer aux espèces de poissons et de coquillages et aussi ne pas penser à sauver son âme ? (45)

La contemplation de la nature conduit l’homme à la conversion. En Extrême-Orient, l’homme n’est ni foncièrement séparé de la nature, ni substantiellement une exception par rapport à l’ensemble de la nature : il est invité à l’imiter et à entretenir avec elle une relation d’harmonie. Marquée par cette cosmologie, la foi de Yi Piek à un Dieu Créateur est colorée de ce rapport qui n’est nullement un lien d’assujettissement de l’objet au sujet, mais un rapport susceptible de communication et d’harmonisation. La nature est pour lui le lieu d’habitat, d’enseignement et de conversion pour vivre frugalement sans souci, en fixant le regard en Dieu, le Bienfaiteur de notre existence.

Dans les chapitres 37 à 41 où il décrit la magnificence des œuvres humaines, Yi Piek déplore l’aveuglement insensé de l’homme : « Une superbe maison éblouissante de beauté aura honte d’une tache, si l’on en trouve en entrant par la porte. Et donc comment ne pas chercher la propreté dans son cœur ? » (37) Pour le confucianisme, la raison même d’un être humain se trouve dans sa capacité de cultiver l’éthique présente au tréfonds de la nature humaine et dans la concrétisation de celle-ci dans la sphère sociale. Pour incarner cette éthique foncière, il faut dès lors pratiquer la culture de soi par les examens de conscience et par la méditation. Cette dimension des examens de conscience portant sur les questions fondamentales de l’existence humaine est très présente dans la deuxième partie de l’ouvrage. C’est à travers la culture confucéenne, avec ses vertus qui agissent en tant que soubassement pour accueillir la Bonne Nouvelle, que Yi Piek reçoit la foi chrétienne ; celle-ci travaille ainsi à l’intérieur de ce soubassement comme un catalyseur qui le purifie, le conduit et le renforce. C’est aussi à l’intérieur de ce soubassement culturel que la rupture par la conversion est sollicitée.

III Création ou engendrement ?

Pour compléter notre recherche, nous allons analyser l’écrit de Jeung Yak-Jong (1760-180129) intitulé Jukyo-Yozy (L’essence de la doctrine principale). Cet ouvrage en deux tomes fut rédigé pendant la période de la persécution pour manifester les doctrines chrétiennes et pour encourager les chrétiens à demeurer dans la foi. Il se présente comme un exposé de la doctrine chrétienne, marqué par l’influence du Tienhzu Shiyi de Ricci. À destination des gens simples, l’auteur y explique le fondement de la foi chrétienne en langue vernaculaire, avec des métaphores tirées de la vie quotidienne en Corée. L’ouvrage a été imprimé en 1864 et a servi à la catéchèse durant plus d’un siècle. Avant d’exposer la controverse contre le Bouddhisme et la croyance populaire, Jeung aborde quelques aspects principaux de Dieu (chap. 1-17), surtout Dieu Créateur, et les créatures « les dix mille êtres ne peuvent pas se produire d’eux-mêmes » (chap. 3), et l’unicité de Dieu.

Sa volonté de distinguer la création de la production automatique du néoconfucianisme est beaucoup plus explicite que chez Yi Piek. Au chapitre 7, il argumente sur la question de « l’unique Maître du Ciel qui est dès l’origine, et qui est par lui-même » et il clarifie la notion de Dieu Créateur : « Un homme pose la question : si les mille êtres ne peuvent pas être engendrés automatiquement, et si c’est, comme vous dites, le Maître du ciel qui les a créés, qui a engendré le Maître du ciel ? » Il donne la réponse suivante :

S’il y a quelqu’un qui a engendré le Maître du Ciel, c’est celui qui l’a engendré qui est le Maître du Ciel, et celui qui est engendré ne peut pas être le Maître du Ciel. On peut dire dès lors que le Maître du Ciel n’est pas engendré, mais qu’il existe dès l’origine. Il faut l’Un qui existe par soi-même, en amont de tous les dix mille êtres, et ainsi les dix mille êtres peuvent être engendrés de cet Un. (…) Le mille est engendré de cent, et cent de dix, dix d’un. Un est le commencement du dix-mille, du mille, du cent et du dix, mais y a-t-il un commencement d’un commencement30 ?

Dans un contexte où le concept d’engendrement spontané est admis communément, Jeung essaie d’expliciter Dieu surtout comme l’origine de tout ce qui existe, mais distinguer la création de l’engendrement ne semble pas être à sa portée. Cependant, il développe un argument :

Lorsqu’une personne pose la question suivante : désormais le ciel et la terre qui existent sont les parents de mille êtres, comment peut-on dire que le Maître du ciel a créé les mille êtres ? La réponse donnée est ainsi : les choses ne peuvent pas engendrer un être comme moi, les plantes peuvent engendrer les plantes, mais pas les animaux avec l’intelligence, les animaux peuvent engendrer les animaux mais ne peuvent engendrer les êtres humains qui ont l’esprit et l’âme. Comment le ciel et la terre peuvent-ils engendrer les plantes, les animaux et les êtres humains ? Lorsqu’un peintre veut dessiner une peinture, il ne peut pas peindre sans papier ni sans couleur. Est-il possible de dire que c’est le papier et la couleur qui ont peint ? Un peintre est nécessaire… Ainsi, comment le ciel et la terre peuvent-ils créer sans le Maître du Ciel31 ?

Dans ce passage, la comparaison du peintre lui permet de démontrer la volonté consciente d’un Dieu qui donne à chaque être une substance différente. La notion d’altérité se trouve en germe, mais jusqu’à aujourd’hui elle restera difficile à saisir. Par rapport au poème de Yi Piek, écrit dix ans auparavant, l’ouvrage de Jeung manifeste plus nettement une volonté de clarifier et préciser la doctrine chrétienne32.

Au chapitre 3, l’auteur explique les deux natures de jésus, à travers la valeur fondamentale du confucianisme : la relation Père-Fils-frères. Parmi les cinq préceptes confucéens, deux concernent en effet la relation père-fils et aîné-cadet et, surtout, la première relation est tenue pour le modèle de toutes les autres et comme le point de départ pour l’amour universel :

Il (Jésus) a la nature du « Maître du Ciel » et celle de l’homme. Étant donné que vers le haut il est proche du « Maître du Ciel », et vers le bas, de l’homme, jésus est l’intermédiaire entre ces deux, « Maître du Ciel » et homme. Étant le Fils du « Maître du Ciel » et le grand Frère des hommes, prenant pitié de ses frères lorsqu’ils commettent le péché contre le Père, il demande au Père la rémission du péché de ses frères ; en tant que Frère aîné, il demande la rémission auprès du Père, comme si c’était Lui qui a commis les péchés. En voyant le Fils aîné qui supplie, Il (le Maître du Ciel) libère le cadet de ses péchés. Ainsi, jésus est devenu l’échelle entre ces deux33.

Cette compréhension du « Maître du Ciel » comme Père n’est pas en rupture avec la notion du Ciel chez les Classiques antiques qui établit l’empereur, son fils royal, pour gouverner le peuple. Les hommes, qui sont des frères, viennent du même Père. Jeung Yak-Jong veut surtout introduire la notion de Dieu en continuité avec le confucianisme originel tout en critiquant le néoconfucianisme, le bouddhisme et la croyance populaire. Que ce soit le Bouddha, ou le bodhisattva, ou encore les êtres divins du taoïsme, ils sont tous, selon lui, engendrés par le Maître du Ciel.

L’acceptation de la paternité unique et universelle de Dieu conduit à une conséquence immédiate pour la communauté ecclésiale, celle d’une fraternité ouverte à la mesure de la foi en Dieu le Père. Yeangkil Charles Lee écrit que l’organisation de la vie communautaire des premiers chrétiens et leur pratique étaient basées sur l’intime conviction que « Dieu est le Père de tous, et que tous les hommes sont ses enfants »34. La reconnaissance de la paternité divine, objet de la croyance coréenne depuis l’antiquité et ayant fonctionné comme la matrice à partir de laquelle le christianisme fut assimilé, devient la source d’une nouvelle anthropologie fondée sur l’égalité du type « ni juif, ni grec, ni homme, ni femme ». Elle est cependant inconcevable à l’époque35 et sera l’une des causes principales de la persécution. La critique de cette réalité évangélique vécue par les premiers chrétiens témoigne du bouleversement provoqué par le christianisme dans la société coréenne de l’époque : « Si un roturier ou un esclave entre dans cette bande, il est considéré comme un frère, et ainsi ces gens ignorent la différence de classe existant dans notre société. Tout cela n’est qu’un stratagème pour séduire le peuple peu éduqué »36. Même si le concept du Maître du Ciel se trouve quelque peu « hybridé » à la notion confucéenne du Ciel, il a permis de découvrir une valeur nouvelle, l’égalité et la dignité de tous les hommes. Cette valeur évangélique bouleverse l’ensemble du champ d’interprétation, en faisant naître une nouvelle anthropologie qui entraîne une rupture radicale par rapport à la structure même de la société. Ce que les premiers chrétiens coréens n’avaient encore jamais pensé, ni même probablement imaginé, leur est advenu comme une réalité à pratiquer.

On peut se demander si ces premiers chrétiens ne sont pas animés par la soif d’une nouvelle société, plus égalitaire et plus juste, plutôt que par l’adhésion à un Dieu personnel. Certes, la mutation sociétale a influencé la recherche chrétienne d’une société nouvelle. Cependant, au moment des persécutions, seuls ceux qui avaient une foi véritable sont restés dans cette communauté très fortement secouée, et tous ceux qui étaient animés par la quête idéologique d’une organisation sociale renouvelée ont quitté la communauté chrétienne. En particulier, lorsque la première communauté a reçu, en 1790, l’ordre d’interdiction du culte des ancêtres de la part de l’Église en Chine, la plupart des lettrés pour qui ce culte était un symbole de statut social important ont quitté la communauté naissante. Par là, un important changement s’est produit dans la communauté chrétienne : seuls quelques lettrés nobles ayant renoncé à leurs privilèges sont restés dans la communauté, dont la majorité s’est composée désormais de gens de la classe moyenne.

Les chrétiens se sont également rendu compte du rôle de « la conscience libre » et de « la dignité de tous les êtres humains », ce qui était une nouveauté dans la société de l’époque. En confessant leur foi en un Dieu Créateur, ils ont exprimé leur découverte de la primauté de la conscience et de la dignité de la personne, qui ne peut être violée ni par l’autorité ni par le système social. Selon l’historien coréen Zo Geang37, ils ont proclamé cette primauté au moment de la persécution face aux juges qui exécutaient la loi conçue au gré des dirigeants : « je ne veux pas commettre le péché contre Dieu, quitte à en commettre contre la loi des dirigeants. » Face au pouvoir qui les persécutait, ils se sont défendus en lui opposant une notion de la conscience offerte par le Créateur. Surtout, Jeung Yak-Jong a découvert le concept du droit et de la responsabilité d’agir de chaque individu. Les chrétiens ont ainsi contribué à l’évolution de la société coréenne par cette nouvelle manière de percevoir l’homme, et leur apport fut important pour l’évolution de la société.

Saisis par le concept d’égalité de tous les êtres humains, ils ont mis en œuvre celle-ci, malgré les épreuves de la persécution, avant tout par une égale considération envers les membres de la communauté composée de divers groupes sociaux, par le partage avec les pauvres, par l’adoption des orphelins. Former une communauté où la dignité de chaque être était respectée correspondait à leur quête d’une nouvelle société. Ils ont aussi voulu libérer les femmes du joug de la tradition confucéenne. Dès 1801, les femmes sont reconnues comme ayant une dignité humaine et une âme égale aux hommes, et leur activité est encouragée à l’intérieur de la communauté et dans la mission. La communauté chrétienne a également permis le remariage des veuves, ce qui était une révolution à l’époque où il était violemment condamné. L’expérience de la révélation de Dieu entraîne ainsi le refus de ce qui est communément accepté dans la société. Elle produit un passage bouleversant, une Pâque qui fait passer d’une intégration acquise, routinière et acritique à une orientation nouvelle, à une révision de vie.

J. Gernet explique dans son ouvrage Chine et Christianisme les difficultés herméneutiques dans la transmission de la foi : au xvii e siècle, les jésuites auraient commis de grossières erreurs en pensant que les conceptions chinoises du Ciel étaient conciliables avec la conception biblique de Dieu. La conformité que montre Ricci entre l’héritage confucéen et le christianisme n’aurait pas été du tout comprise par les Chinois comme le jésuite l’avait voulu. Par ses critiques, ce sinologue attire notre attention : « Mais ce qui se ressemble n’est pas nécessairement identique : les préoccupations chinoises étaient fondamentalement différentes de celles des missionnaires »38 ; Ricci a voulu rapprocher la notion du Ciel de celle du Dieu biblique, or les formules des Classiques comme « respecter » et « craindre le Ciel » « ne renvoyaient pas à un Dieu unique et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, mais évoquaient l’idée de soumission au destin, de respect religieux des rites, de sérieux et de sincérité dans la conduite… »39. Dès lors, selon l’auteur, les néophytes chinois ne seraient même pas arrivés à faire la distinction entre un Dieu personnel et un pouvoir anonyme d’ordre cosmique.

Contrairement à la thèse de J. Gernet, pour qui l’incompatibilité du christianisme avec la culture chinoise se traduit, en fin de compte, par une incommunicabilité, nous constatons que les premiers chrétiens coréens, qui étaient dans un contexte analogue à celui de la Chine, ont accueilli de manière étonnante la révélation du Dieu Créateur. Notre recherche montre que la notion inconnue de création s’est introduite chez les premiers chrétiens coréens et que ceux-ci ont su l’approcher à partir de la notion d’engendrement du confucianisme originel. L’idée de Dieu Créateur est assimilée dans le fond confucéen et comprise à la manière de la pensée extrême-orientale en étroit rapport à la réalité du monde, à travers des choses matérielles et terrestres. Selon l’enquête que nous avons effectuée auprès des chrétiens contemporains, nous parvenons au même résultat : les valeurs traditionnelles authentiques qui ne sont pas considérées contraires à celles de l’Évangile acquièrent plus de force chez les chrétiens coréens. Les archétypes de la société traditionnelle demeurent comme archétypes chez les convertis. Les normes sociales ne sont pas perçues en contradiction avec la dimension chrétienne, mais cette dernière est plutôt introduite dans les normes sociales et ses valeurs positives deviennent un coefficient pondérateur éthique40.

Dans la transmission de la foi, le récepteur n’est pas simplement passif. Ce qui est transmis par les missionnaires ou par les ouvrages chrétiens est interprété et n’a pas été transmis tel qu’on le reçoit : on rejette autant qu’on reçoit, et ce qui est reçu fait l’objet d’une lente élaboration. Aucune expérience ne peut être acquise sans être située dans une tradition d’expériences déjà acquises. L’expérience antérieure fonctionne comme champ d’interprétation, comme repère pour situer les nouvelles expériences. Lorsqu’il y a une expérience authentique de conversion, celle-ci s’accompagne d’une transformation de la personne dans sa manière de vivre, de penser et d’être au monde. Cependant cette transformation se réalise dans le milieu concret de la personne, dans l’épaisseur de la mémoire, de la croyance et de la culture. Lorsque l’expérience religieuse se traduit concrètement dans la vie, une modification d’idées et de manières d’agir socialement acceptées peut avoir lieu. Ainsi, bien que les convertis aient embrassé la foi en Christ, il est inéluctable qu’ils interprètent leur expérience de foi par le truchement de leur tradition religieuse et culturelle. Par là, l’expérience de la foi devient vivante, et l’idée nouvelle de la foi chrétienne peut se situer dans l’ensemble du champ d’interprétation tout en purifiant celui-ci selon les valeurs évangéliques. Le fondement d’une culture demeure comme l’axe central chez les convertis, jouant un rôle de système d’adaptation. Les divers éléments nouveaux qui viennent du christianisme se trouvent unifiés autour de cette racine constitutive. Le christianisme, par la rencontre avec d’autres univers, risque la transformation de son langage, cela pour prendre une nouvelle couleur et une nouvelle saveur.

Notes de bas de page

  • 1 Une vingtaine de livres des jésuites (M. Ricci, A. Schall, E. Diaz, G. Aleni, E. Langlois de Chavagnac…) sont alors entrés en Corée.

  • 2 En 1777, quelques intellectuels organisent une réunion pour étudier les questions sur le Ciel, le monde, l’homme. Ils travaillent à partir des livres des lettrés anciens, mais aussi sur des livres écrits par les occidentaux venus de Pékin. Durant cette réunion, ils sont séduits par la cohérence de la doctrine chrétienne et décident, durant la conférence, de pratiquer la prière. En 1783, l’un d’eux, Yi Seung-Hoon, va se rendre à la cour de Pékin pour accompagner son père ambassadeur, et son ami Yi Piek le persuade de recevoir le baptême à Pékin. En 1784 Yi Seung-Hoon fut baptisé dans l’église du Nord de Pékin. Le p. de Ventavon, un jésuite, écrit le 25 nov. 1784 : « Les ambassadeurs vinrent, sur la fin de l’année dernière, eux et leur suite, visiter notre église ; nous leur donnâmes des livres de religion. Le fils d’un de ces seigneurs, âgé de 27 ans, érudit et très bon lettré, les lut avec empressement ; il y vit la vérité et, la grâce agissant sur son cœur, il résolut d’embrasser la religion après s’en être instruit à fond » (Missions étrangères de Paris, Lumière sur la Corée, Paris, Le Sarment – Fayard, 1984, p. 24). À son retour, Yi Seung-Hoon baptise ses amis, et ces néophytes commencent à annoncer la Bonne Nouvelle.

  • 3 Après la première persécution, en 1786, commence pour l’Église de Corée une période de « pseudo-hiérarchie » : durant deux ans, ces chrétiens organisent la communauté et fondent un système hiérarchique pour administrer la vie communautaire, les sacrements, en particulier le baptême et la confession, tout cela dans l’ignorance de la tradition de l’Église. Yeongkil Charles Lee apporte quelques précisions sur ce temps d’absence de prêtre : « Selon le témoignage de Hwang Sa-Yeong, ils s’organisaient entre eux et à leur manière : outre la pseudohiérarchie, la Myeonngdo-hoe (il s’agit d’une structure qui permettait d’assumer la vie communautaire et de poursuivre l’activité missionnaire) était opérationnelle comme structure ecclésiale, dans le but de poursuivre l’activité missionnaire. Ou encore, plusieurs responsables étaient choisis afin de conduire l’assemblée de prière, clandestine mais régulière, qui permettait aux chrétiens d’écouter la parole de Dieu pour approfondir leur connaissance du mystère du salut, de s’encourager à rester fidèles à la voie du Seigneur (…) » (Y. Ch. Lee, L’héritage ecclésiologique des premiers fidèles laïcs coréens : « Un seul Dieu et Père de tous » (Ep 4,6), Thèse de doctorat présentée à l’Institut Catholique de Paris, 2006, p. 74-75). C’est seulement en 1795, près de vingt ans après la réunion des lettrés, qu’un prêtre chinois, Jou Moun-Mo, arrive à Séoul, mais il ne reste que six ans auprès des chrétiens. En 1831, l’Église de Corée sera érigée en vicariat apostolique et confiée aux Missions étrangères de Paris, mais c’est seulement à partir de l’année 1835 qu’elle accueillera ses premiers prêtres. Durant ces longues périodes d’absence de prêtre, ce sont des laïcs qui vont assumer la vie communautaire et la transmission de la foi. Cette émergence importante des laïcs dans l’Église de Corée va jouer un rôle déterminant au xviii e s. dans la vie ecclésiale et dans la mission, et cela, aussi bien en présence qu’en l’absence de prêtres. Jusqu’à nos jours, les laïcs jouent un rôle capital dans la transmission de la foi ainsi que dans la vie ecclésiale. Ainsi, fondée par des Coréens laïcs, sans intervention des missionnaires étrangers, cette Église, après avoir enduré de nombreuses persécutions, connaîtra la liberté religieuse à la fin du xix e s., mais restera, jusque dans les années 1960, assez timide, préoccupée de sa protection et de sa survie. C’est surtout dans les années 1960-1990 que la présence du christianisme deviendra bien visible, par son engagement en faveur de la justice et des droits de l’homme.

  • 4 Les lettrés, dans l’entourage du roi, étaient contre la doctrine chrétienne, qui semblait être une menace pour la tradition. Ainsi, en 1785, le ministre du tribunal des crimes décide de mettre fin à l’expansion du christianisme. Yi Piek, ce précurseur, est alors désigné comme un des principaux chefs du christianisme et sa famille exerça sur lui de grandes pressions. À la suite de cet événement, il meurt du typhus en 1786. Par ailleurs, à cause du refus chrétien des rites des ancêtres, la persécution éclate en 1791.

  • 5 Yi Piek a écrit d’abord un cantique bref, L’hymne de l’adoration de Dieu, en coréen, puis en chinois. L’essence de la doctrine sacrée (??) peut signifier en chinois « l’essence de l’Église sacrée ».

  • 6 D’après Kim Jeung-Su, cet ouvrage fut probablement rédigé en 1784, après le retour de Yi Seung-Hoon de Pékin. Yi Piek aura certainement scruté les ouvrages amenés de Chine par son ami Yi Seung-Hoon. Cf. Kim Seung-Su, La réflexion sur l’aspect catéchétique de Seang Geo Yo Zy (L’essence de la doctrine sacrée), Séoul, Centre de recherche de l’histoire de l’Église en Corée, 1985, p. 354355.

  • 7 J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ : La première théologie chrétienne en Corée d’après l’œuvre de Yi-Piek, lettré confucéen, 1754-1786, Paris, Beauchesne, 1979, p. 69.

  • 8 F. Jullien, Procès ou création, Paris, Seuil, 1989, p. 313.

  • 9 J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 75.

  • 10 Yi Piek, L’essence de la doctrine sacrée, dans J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 45-46. J’utilise la traduction que propose ce dernier à partir du texte originel écrit en chinois.

  • 11 Le sens du mot ? n’est pas clair dans le confucianisme ; d’après jean Sangbae Ri, ce mot « qui implique une sorte de spiritualité, n’est pas un prénom mais plutôt un prédicatif, qui désigne un être invisible d’une manière très banale, mais doté de la qualité divine. On peut aussi traduire par “esprit”. Ce mot tout seul, cependant, n’a jamais signifié un être absolu au-dessus de tout. C’est donc une réalité très concrète, dont on peut sentir l’influence partout, par rapport au sacrifice quel qu’il soit. Mais étant vraie et unique, cette divinité se trouve au sommet de la réalité qui se purifie de toutes les imperfections » (J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ [cité supra n. 7], p. 81).

  • 12 Aux chrétiens de Corée fut épargnée la querelle qui eut lieu en Chine sur la nomination de Dieu, aboutissant à une interdiction des mots « Ciel », et « Chang-ti ». Cf. à ce sujet R. Étiemble, Les jésuites en Chine, coll. Archives, Paris, Julliard, 1966.

  • 13 Cf. J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 116. D’ailleurs, M. Ricci dans son ouvrage Tianzhu Shiyi, précise que le ciel n’est pas dieu, comme le palais royal n’est pas le roi, mais sa demeure qui symbolise sa présence. M. Ricci, Tienzhu Shiyi, dans Id., Tainxue chuhan, Choix de lettres édifiantes, trad. Ch. Jacques, vol. II, Bruxelles, 1838, p. 417-418. Cf. J. Gernet, Chine et christianisme : la première confrontation, Paris, Gallimard, 1982, p. 267.

  • 14 Cf. J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 116.

  • 15 Il s’agit d’une expression pour désigner tous les êtres de l’univers.

  • 16 M. Ricci écrit ainsi : « Au commencement quand le monde fut créé (????) ». Il argumente de la façon suivante : « Les maisons ne s’élèvent pas toutes seules, elles sont construites par des charpentiers. Donc le Ciel et la Terre n’ont pu se faire spontanément », Tienzhu Shiyi (cité supra n. 13), p. 384. Cité dans J. Gernet, Chine et christianisme (cité supra n. 13), p. 283.

  • 17 Chou-King, Les Annales de la Chine, trad. S. Couvreur, You Feng, Paris, 1950, resp. p. 195, 104-124 et 125, cité par J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 105.

  • 18 Ibid.

  • 19 Cf. A. Kim Mi-Jeung, Péché et harmonie, Paris, Cerf, 2003, p. 69-70.

  • 20 F. Jullien, Éloge de la fadeur, Paris, Philippe Picquier, 1991, p. 143.

  • 21 Lao-Tseu, Philosophies taoïste Lao-Tseu, trad. Liou kia-hway, Gallimard, 1980, p. 45, n. 42.

  • 22 J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 99, n. 51.

  • 23 M. Ricci, Tienzhu Shiyi (cité supra n. 13), p. 445. Il emploie le « ? » pour le mot « créer ».

  • 24 É. Schillebeeckx, Histoire des hommes, Récit de Dieu, Paris, Cerf, 1992, p. 62.

  • 25 Selon J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 147, les termes utilisés par Yi Piek sont des termes de L’invariable milieu, un des classiques chinois.

  • 26 Cf. F. Cheng, L’écriture poétique chinoise. Suivi d’une anthologie des poèmes des T’ang, Seuil, 1977, p. 31.

  • 27 Confucius, Les entretiens de Confucius, XVII, 19, trad. A. Cheng, Le grand livre du mois, Paris, Seuil, 1981, p. 153.

  • 28 J.S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 118.

  • 29 Jeung Yak-Jong est une des plus éminentes figures de l’Église naissante en Corée : issu d’une illustre lignée de lettrés, il reçoit le baptême en 1786 avec sa famille. Il est l’ami de Yi Piek et allié à sa famille par son mariage. Après la mort de Yi Piek, il poursuit ses études sur le christianisme et laisse d’innombrables ouvrages sur celui-ci. C’est grâce à ses efforts que le premier prêtre chinois put rejoindre la communauté chrétienne naissante et persécutée. Avec plusieurs membres de sa famille, il devient martyr chrétien en 1786.

  • 30 Jeung Yak-Jong, Jukyo-Yozy, Séoul, Sung HwangSek Lukas SeYeun, 1986, p. 16 (notre traduction).

  • 31 Ibid., p. 23

  • 32 Après avoir montré les différents attributs de Dieu, il critique toutes les croyances existant en Corée à cette époque (chap. 15-27) : le concept divin du taoïsme, la doctrine de la réincarnation et des six mondes du bouddhisme — il fustige largement le bouddhisme, en raison du reproche que les lettrés faisaient d’une certaine ressemblance avec le christianisme dans les doctrines — et les esprits dans la croyance populaire.

  • 33 Ibid., p. 67

  • 34 Y. Ch. Lee, L’héritage ecclésiologique… (cité supra n. 3), p. 111.

  • 35 Yi Piek affirmait déjà cette nouvelle conception : « ouvriers, fonctionnaires, riches ou pauvres, chacun est le prochain de l’autre. Un mot encore, il faut servir de son mieux. Tous, de toutes conditions, seront appelés. » Yi Piek, L’essence de la doctrine sacrée, chap. 13, dans J. S. Ri, Confucius et Jésus-Christ (cité supra n. 7), p. 53.

  • 36 Noul-am-ki-ryak (auteur inconnu), écrit à la fin du xviii e s., cité dans Y. Ch. Lee, L’héritage ecclésiologique… (cité supra n. 3), p. 111, n. 75.

  • 37 Cf. Zo Geang, 200 ans de l’histoire de l’Église catholique en Corée, Hae Byit, Séoul, 1989, p. 33-50.

  • 38 J. Gernet, Chine et christianisme (cité supra n. 13), p. 197

  • 39 Ibid., p. 263.

  • 40 A. Kim Mi-Jeung, Péché et harmonie (cité supra n. 19), p. 178-179.

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