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Les nouveaux mouvements religieux et la cosmologie

Benoit Carniaux o praem
Les révolutions épistémiques du siècle dernier présentent un certain nombre d’adhérences conceptuelles avec le bouddhisme. La nébuleuse du Nouvel Âge tend à traduire ces correspondances en connexions et produit parfois des systématisations très élaborées extrêmement séduisantes pour l’esprit scientifique. Dans ce contexte, il est indispensable pour la foi chrétienne d’envisager une relecture à frais nouveaux de ses textes fondateurs sur l’origine divine de la création.

I Quelques révolutions épistémologiques et socioreligieuses prégnantes

Le rapport qu’ils entretiennent avec le monde constitue un critère important pour la classification des mouvements religieux. Qu’il soit rejeté, promu, relativisé, qu’il donne lieu à une simple accommodation ou à un ardent désir de transformation, le monde et le cortège de représentations mentales dont il s’enrobe constitue toujours une interface active entre le divin et l’humain. Les nouveaux mouvements religieux représentent peut-être une adaptation ultime de la religion aux nouvelles conditions socioculturelles produites par la scientificité occidentale car ils incorporent la plupart des progrès et des facilités promus et rationalisés dans la sphère séculière. Par contraste avec le cadre ancien des certitudes, la situation moderne engendre une société aux croyances incertaines occasionnellement marquée par des constructions et des affirmations religieuses qui, au-delà des apparences, demeurent plutôt précaires. Le Nouvel Âge résonne fortement avec la modernité. Le consumérisme et le pluralisme des démocraties encouragent un virage vers le relativisme et l’individualisme épistémologique. La croyance y apparaît parfois comme l’emplâtre d’une ignorance volontairement maintenue par peur de la complexité du réel.

Il ne fait aucun doute que les multiples révolutions épistémiques engendrées par le vingtième siècle constituent un facteur capital pour comprendre l’émergence des nouveaux mouvements religieux. Sans aucun doute, la prise de conscience massive de notre petitesse au sein d’un Univers dont le fonctionnement ne correspond pas à ce que pourrait suggérer le sens commun a considérablement ébranlé, comme en écho, les systèmes de croyances établis. Ce que l’on pourrait appeler le « besoin d’insertion cosmique » a creusé le désir d’acquérir une vision holistique du monde pouvant redonner quelque assurance à l’homme à travers son intégration dans une immensité qui se révèle toujours plus mystérieuse à mesure que l’on croit la connaître. L’impact sur l’imaginaire commun des photos de la terre prises depuis la lune a été considérable. Par ailleurs, l’illusion de délocalisation instantanée que procure le Web permet à ses utilisateurs de rêver à l’échelle planétaire. Toute cette imagerie a sans aucun doute joué un rôle important dans l’évolution intellectuelle et spirituelle de nombreux individus et favorisé une vision holistique de la Terre1.

C’est ainsi que se dégage une sorte de complicité entre la réflexion scientifique et les sagesses orientales. La réception de celles-ci en Occident comporte un certain nombre d’ambiguïtés, comme c’est d’ailleurs le cas du fait religieux en général. À côté d’un accueil conforme à l’orthodoxie spirituelle des grandes traditions hindouiste ou bouddhiste, des syncrétismes assez diversifiés et parfois opposés se développent. S’y mélangent des bribes de données scientifiques et certaines conceptions orientales sur le fond d’un judéo-christianisme qui sert soit de matrice imaginative, soit de repoussoir. L’interpellation faite à ce dernier est donc forte : elle le provoque à une reprise à frais nouveau de ce qui fait le meilleurs de sa tradition. Cette invitation est d’autant plus pressante que, depuis la Renaissance, le paradigme de facture aristotélicienne qui présidait au moins implicitement à la façon scientifique de concevoir l’infini a été progressivement remis en question. Dans la première moitié du vingtième siècle, la théorie quantique, la cosmologie relativiste ou les modèles de trous noirs ont fait surgir des manières radicalement nouvelles d’envisager l’Univers2.

Pour la physique relativiste, le temps et l’espace ne sont plus universels, mais relatifs : ils dépendent du mouvement de l’observateur. D’où l’abandon de la représentation classique du cosmos et peut-être même l’abolition de toute image qui tenterait de l’évoquer. L’Univers n’a pas d’espace en dehors de lui-même. L’idée d’un centre cosmique disparaît : l’Univers serait plutôt homogène, ayant son centre partout et sa circonférence nulle part. Grâce à la relativité, il est devenu possible d’envisager un espace fini sans limites, mais impossible de l’imaginer. De même, l’espace-temps est posé dans sa totalité, contenant tous les événements depuis la naissance de l’univers jusqu’à sa fin. Einstein a d’ailleurs pensé trouver dans l’apparente ordonnance de l’astrophysique quelque chose qui pourrait relever de l’ordonnancement divin3. Ainsi, l’imaginaire socioreligieux du chercheur doit-il sans doute être pris en compte pour évaluer la relativité métaphysique des modèles qu’il propose, quelle que soit par ailleurs l’efficacité pratique de ceux-ci.

La théorie d’une expansion continue de l’espace proposée par le physicien et prêtre belge Georges Lemaître a elle aussi révolutionné à sa façon l’imaginaire cosmologique. Désormais celui-ci ne peut plus être considéré comme un cadre immuable et éternel. L’être humain s’y trouve intimement lié, de par la singularité des conditions initiales et la précision des constantes physiques requises pour que la vie soit possible, ce qui a fait dire au physicien Freeman Dyson : « l’univers savait quelque part que l’homme allait venir »4. La ressemblance des trous noirs avec l’extrême densité de la singularité initiale supposée précéder le big bang a conduit à penser que « le commencement naturel du temps n’est pas lié à une notion de surgissement métaphysique dans l’être, ce que nous pourrions appeler un commencement métaphysique »5. Là encore, comme pour la relativité, pareille conceptualisation demeure hors de portée de l’imagination.

En rupture complète avec l’intuition immédiate, la mécanique quantique a quant à elle fortement ébranlé l’idée d’une réalité intrinsèque des éléments fondamentaux de la matière et remis en question certaines façons d’aborder la causalité. Il en résulte que la conscience de l’observateur n’est plus tellement là pour dévoiler les propriétés de l’observable, mais plutôt pour leur donner une consistance réelle. Mais dès lors, décrire la nature ne revient-il pas à décrire le sujet observant ? Le vide quantique n’a rien à voir avec la conception philosophique du néant, car il est le siège d’une activité incessante, un abri pour une multitude de particules indétectables et virtuelles vibrantes d’énergie. La diversité infinie de ces interactions fantômes implique des quantités infinies d’énergie et d’interaction. Cette probabilité infinie est aussi une interconnexion infinie et instantanée6, une interdépendance au delà de toute possibilité physique de transfert d’information. Toute réalité subatomique peut s’analyser comme un champ d’énergie en relation avec l’univers entier. En un certains sens, les entités corpusculaires sont partout, bien qu’elles ne se manifestent qu’en des points précis de l’espace. L’essence de la matière réside dans l’interdépendance universelle, dans l’unité complète de l’existant dont chaque particule est comme une mise en abyme.

II Spiritualités orientales et sciences occidentales

1 Le Bouddhisme

Tradition spirituelle antique et vénérable, le bouddhisme7 constitue une réserve de spiritualité dans laquelle puisent allègrement la plupart des nouveaux mouvements religieux. Il connaît par ailleurs un succès sans précédent en Europe. Certes, les motivations de cet enthousiasme peuvent être ambiguës, parmi lesquelles l’attrait de l’exotisme comme certaines préconceptions occidentales mâtinées de narcissisme ne sont pas à exclure8. Mais il ne fait par ailleurs aucun doute que la spiritualité du Bouddha présente un certain nombre d’adhérences avec les visions du monde sous-jacentes aux modèles micro/macrocosmiques contemporains.

L’enseignement bouddhiste de la vacuité comme nature ultime des choses souligne l’impermanence et l’interdépendance des phénomènes. Comme pour le vide quantique, cette vacuité ne s’identifie pas au néant. Le détachement qu’elle exige se situe entre l’être et le non-être, et exige une analyse de l’irréalité de toute chose qui débouche sur un va-et-vient éclairant entre l’introspection et la connaissance de la nature. Dans la tradition bouddhique, le temps et l’espace ne sont que des concepts liés à notre appréhension des phénomènes : rien ne peut commencer ou cesser d’exister, puisque les phénomènes sont dénués d’existence intrinsèque. Telle est la vérité « absolue » du bouddhisme. Cette vérité fondamentale n’exclut nullement le déploiement des phénomènes, mais jamais comme entités autonomes et subsistantes. Leur mode d’être relèverait plutôt du rêve ou du mirage. Il n’y a ni création, ni durée, ni cessation. La manifestation du monde phénoménal peut se faire selon une infinité de modalités. Ce monde, Samsara, est sans commencement puisque chaque état est nécessairement causé par un précédent. Le néant n’étant qu’un concept défini par rapport à l’existence, il n’a pas la moindre réalité en lui-même et ne peut devenir réalité. Le bouddhisme n’est pas nihiliste : l’apparition d’un phénomène suppose en effet la présence d’un potentiel de manifestation. À la question métaphysique de l’être, le bouddhisme répond que tout peut être parce que tout est vacuité. Il y a donc une vacuité saturée, un plein dépourvu de réalité intrinsèque qui peut se manifester à l’infini. Le Tout est un vide en soi. Si les lois de la causalité impliquent une harmonie entre cause et effet, c’est en raison de l’interdépendance des phénomènes. Il n’y a donc pas de matière immuable. L’arc-en-ciel ou l’image spéculaire et leur irréalité sont ici suggestifs. Selon le bouddhisme, il n’y a ni rien ni quelque chose et le néant philosophique occidental est une fausse question.

L’univers bouddhiste est conçu comme cyclique (ce qui ne signifie nullement circulaire et répétitif). Un cycle est constitué de quatre périodes : formation, continuité, destruction, non manifestation (période intermédiaire). La succession des cycles est éternelle et sa continuité est assurée par les particules d’espace. Émergeant de l’apparition causale et la nourrissant, l’esprit conceptuel ne peut s’extraire au dehors de la chaîne de causalité pour en déterminer un quelconque début. Une telle affirmation rencontre la problématique du théorème d’incomplétude de Gödel9, selon lequel il est impossible de démontrer la cohérence d’un système en demeurant en son sein. Il y a donc toujours une limite à la connaissance de l’univers dans la mesure ou nous faisons partie de celui-ci. La conscience et le reste de l’univers, coexistant depuis toujours, ne peuvent s’exclure mutuellement. L’organisation précise et admirable de l’univers s’explique simplement par la coexistence de la conscience et des autres phénomènes dans un univers sans début10 aux éléments interdépendants. Le concept d’interdépendance signifie ici « être par co-émergence » et met en jeu la complémentarité entre les choses qui existent d’une certaine façon, mais jamais en elles-mêmes, et ne peuvent être leur propre cause11. Les parties participent du tout et le tout est présent dans les parties. La notion d’interdépendance met à mal la séparation entre l’individu et le monde : si tous les êtres sont reliés, il y a lieu de se sentir intimement concerné par le bonheur et la souffrance d’autrui. Le sentiment d’amour universel va de pair avec la compassion qui fait désirer une libération universelle de la souffrance et de ses causes. Un quatrain d’un soutra du Bouddha évoque cette globalité : « Voir dans un atome, / Et dans chaque atome, / La totalité des mondes, / Tel est l’inconcevable »12. La connaissance du Bouddha s’étend à chaque instant et à l’ensemble de la multiplicité des phénomènes. L’omniscience du Bouddha peut être assimilée à la perception de la globalité par une communion avec celle-ci. Un réseau de relations infinies et mutuellement conditionnées précède et engendre l’apparence des phénomènes, en ce compris la conscience. Les relations précèdent donc toujours et partout toute propriété. En régime bouddhique, le temps physique et absolu n’est qu’un concept insaisissable et sans épaisseur : le temps n’est jamais là. L’omniscience propre à l’état du Bouddha est décrite comme une connaissance des tenants et des aboutissants de tout événement. Un tel savoir ne constitue pas pour autant un déterminisme en raison de l’interaction créative infinie des causes et conditions interdépendantes. La corrélation de la conscience avec les autres phénomènes est bien plutôt source de créativité. La présence éveillée, qui n’est affectée ni par l’illusion de Samsara, ni par l’élimination de l’erreur dans le Nirvana, est une présence éveillée pour laquelle les pensées ne sont plus que des ornements. Matière et conscience, n’ayant ni l’une ni l’autre d’essence propre ne diffèrent que conventionnellement. La liaison entre phénomènes mentaux et physiques est purement relationnelle, mais aucunement substantielle. Il y a des continuums individuels de conscience qui passent d’un état d’existence à un autre. Ces continuums pourraient être comparés à une onde qui peut être bienfaisante ou destructrice en fonction du Karma.

Le vide plein d’énergie de la physique quantique et la vacuité bouddhiste se ressemblent donc : ils sont tous deux une absence de nature propre, sans être néant. Le déni bouddhique d’une existence de particules insécables se rapproche de la conception du vide et de l’impermanence quantiques. De plus le cycle des étoiles qui croissent et s’effondrent sur des temporalités mesurables en milliard d’années n’est pas non plus sans donner une image aux cycles bouddhiques. Certains fondateurs de la physique quantique, dont Bohr et Schrödinger, ont plaidé pour une unité de pensée entre la science occidentale et la spiritualité orientale : pour le premier, « nous devons nous tourner vers les problèmes épistémologiques auxquels des penseurs comme le Bouddha et Lao Tseu ont été déjà confrontés, en essayant d’harmoniser notre situation de spectateurs et acteurs dans le grand drame de l’existence »13. La théorie quantique laisse l’esprit humain face à un ensemble de phénomènes transitoires en perpétuelle transformation dont on ne peut prouver la réalité intrinsèque. On en arrive à une forme nouvelle de nominalisme, ou encore d’impermanence bouddhique. Les particules « n’ont aucune existence intrinsèque, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’existent pas du tout. Les entités que nous identifions existent par rapport à nous et elles accomplissent les fonctions que nous leur attribuons. Mais telle que nous la définissons, leur existence dépend des désignations verbales que nous leur apposons »14. Finalement, la réalité est tributaire d’un événement : la mesure pratiquée par l’humain. En régime quantique, quand deux systèmes ont interagi puis se sont séparés, ils ne peuvent plus être décrits par deux fonctions d’ondes indépendantes mais par une fonction globale. Cela vaut au premier chef pour le rapport de l’observant au phénomène et manifeste le caractère holistique d’un monde qui peut se révéler créatif et laisser une grande marge à la contingence.

La théorie relativiste présente également un certain nombre d’adhérences avec la vision bouddhiste : l’idée d’un univers clos mais sans limites, qui se contient lui-même et où tout se trouve interconnecté de façon réticulaire, rencontre bien évidemment les notions d’interdépendance et de vacuité saturée qui ont été exposées ci-dessus15. Par ailleurs, en rendant coextensif le temps et l’espace, Einstein a rendu le premier tributaire du second et des mouvements qui l’animent. Car si le passé de quelqu’un peut représenter le futur d’un autre, comme se serait le cas en physique relativiste pour deux personnes dont l’une voyagerait à une vitesse s’approchant de celle de la lumière, alors tous les instants se valent et le concept de présent perd de son importance. En faisant totalement sortir le temps de la subjectivité, la relativité fait disparaître son orient et aboutit par voie de conséquence à une diaphanéité de l’histoire typiquement bouddhique. Le père de la relativité ne se privait d’ailleurs pas de souligner l’admirable convenance existant entre sa théorie et la voie du Bouddha :

La religion du futur sera une religion cosmique. Elle devra transcender l’idée d’un Dieu existant en personne et éviter le dogme de la théologie. Couvrant aussi bien le naturel que le spirituel, elle devra se baser sur un sens religieux né de l’expérience de toutes les choses naturelles et spirituelles, considérées comme un ensemble sensé. Le bouddhisme répond à cette description. S’il existe une religion qui pourrait être en accord avec les impératifs de la science moderne, c’est le bouddhisme16.

C’est pourquoi la compassion du Bouddha est à ses yeux une attitude qui convient admirablement bien au scientifique :

L’Être humain est une partie du tout que nous appelons univers, une partie limitée par le temps et par l’espace. Il fait l’expérience de lui-même, de ses pensées et de ses sentiments comme des événements séparés du reste, c’est là une sorte d’illusion d’optique de sa conscience. Cette illusion est une forme de prison pour nous, car elle nous restreint à nos désirs personnels et nous contraint à réserver notre affection aux quelques personnes qui sont les plus proches de nous. Notre tâche devrait consister à nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion de manière à y inclure toutes les créatures vivantes et toute la nature dans sa beauté17.

Ces considérations ne sont pas restées sans écho dans le monde scientifique. Les ouvrages de Fritjof Capra, qui montre le souci de trouver dans la physique des modèles identiques à ceux de la mystique taoïste, ou de Wolfgang Pauli, qui part du succès du formalisme abstrait pour s’approcher d’une spiritualité apophatique, en sont une preuve éclatante18. Selon Capra,

le vide des mystiques orientaux peut être comparé aisément au champ quantique de la physique subatomique. Comme le champ quantique, il donne naissance à une variété infinie de formes qu’il entretient et finalement réabsorbe. Les manifestations tangibles du vide mystique, comme les particules subatomiques, ne sont pas statiques et permanentes, mais dynamiques et transitoires, venant à l’existence et s’évanouissant en une valse de mouvement et d’énergie incessante. Comme le monde subatomique du physicien, le monde phénoménal des sages de l’Orient est un monde de Samsara, de naissance et de mort perpétuelles. Étant des manifestations provisoires du vide, les choses de ce monde n’ont aucune identité fondamentale. Cela est particulièrement souligné dans la philosophie bouddhiste qui dénie l’existence d’une quelconque substance matérielle et soutient aussi que l’idée d’un « moi » constant passant par des expériences successives est illusion19.

Il est agréable au scientifique de croire que son monde de recherche et d’expérience n’est finalement que la face visible d’un univers infiniment plus complexe et plus riche, auquel on accède grâce à l’intuition : « Le physicien moderne fait l’expérience du monde en privilégiant à l’extrême la pensée rationnelle ; le mystique en privilégiant à l’extrême la pensée intuitive. L’expérience spirituelle est donc nécessaire pour comprendre la nature la plus profonde des choses, et la science est essentielle à la vie moderne »20.

2 Le Nouvel Âge

Les racines spirituelles du Nouvel Âge sont nombreuses : philosophies hindoues, traditions ésotériques ou encore hermétisme. À titre introductif, on retiendra la théosophie de Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891). Sa doctrine se fonde sur les Upanishads hindous, ces révélations de voyants qui sont réputés avoir pénétré au cœur même de la matière et découvert l’âme des choses, la Substance-Principe, une, homogène et divine. Cette réalité est omniprésente, impersonnelle et renferme tout et toutes choses. Elle est en effet latente dans chaque atome de l’univers et est l’univers lui-même. Elle n’est ni matière, ni esprit, mais les deux à la fois. La matière est le voile, non de l’esprit, mais de l’unique réalité cachée derrière elle. Tout, dans l’univers, est doué d’une conscience qui lui est particulière sur son propre plan de perception. L’univers est élaboré et guidé du dedans au dehors.

L’ordre entier de la nature témoigne d’une marche progressive vers une vie supérieure. Ici, Blavatsky intègre à sa doctrine la vision darwinienne de l’évolution. Il y a un plan dans l’action des forces en apparence les plus aveugles. Le processus entier de l’évolution, avec ses adaptations sans fin, en est une preuve. Les lois immuables qui éradiquent les espèces faibles afin de faire place aux fortes, et qui assurent la « survivance des plus aptes », tendent vers le but suprême de l’homogénéisation dans une conscience supérieure. Le fait même que les adaptations ont lieu, que les plus aptes survivent dans la lutte pour l’existence, est une preuve de l’existence d’un processus inconscient qui agit au sein de la nature. Il existe un Logos, sorte de créateur collectif de l’univers, ou démiurge constitué de l’ensemble des forces cosmiques supérieures. Celles-ci sont composées de l’énergie brute, irrationnelle, inhérente à la matière, et de la conscience cosmique qui dirige et guide cette énergie. Cette dernière est une pensée qui reflète l’enchaînement des divers niveaux de conscience au plan universel. Il en résulte une série perpétuelle de manifestations physiques soumises au karma. Ce processus comporte cependant des lacunes et des échecs. C’est d’ailleurs pourquoi les forces démiurgiques ne méritent pas les honneurs et un culte divins. La matière est éternelle et sert de base physique aux idéations des différents niveaux de conscience. Il n’y a donc pas de matière morte dans la nature

La doctrine de H. P. Blavatsky se résume finalement dans cette profession de foi :

Nous croyons à un Principe Universel et Divin, racine de Tout, d’où tout procède et en qui tout sera absorbé à la fin du grand cycle de l’Être. Notre déité n’est ni au paradis, ni dans n’importe quel arbre, bâtiment ou montagne particuliers, elle est partout, dans tout atome du Cosmos visible ou invisible, comme dans toute molécule divisible, car elle est le pouvoir mystérieux de l’évolution et de l’involution, la potentialité créatrice, omniprésente, omnipotente et même omnisciente. Bref notre Déité est l’éternel architecte de l’univers, un architecte qui évolue sans cesse mais ne crée point ; et cet univers lui-même n’est pas fait mais se développe, en s’épanouissant hors de sa propre essence21.

L’influence de la tradition et des mythes védiques sur certaines théosophies occidentales de la fin du dix-neuvième siècle comme celle de H.P. Blavatsky se combine, on l’a vu, avec les avancées idéologiques du darwinisme, mais aussi avec quelques avatars de l’idéalisme allemand22 : « La Sagesse ésotérique refuse d’accepter aucun des dieux des religions dites monothéistes, dieux créés par l’homme à sa propre image et ressemblance, caricature pitoyable et sacrilège de l’À Jamais Inconnaissable »23.

Mais gnose à destination du tout venant, le Nouvel Âge s’étend bien au-delà de la théosophie et revendique hautement le patronage scientifique pour se rattacher au puissant courant d’idées qui, dans les sciences exactes, naturelles et humaines, met l’accent sur le système de préférence à ses éléments. Le vingtième siècle a vu un jaillissement épistémologique de la totalité. La grande ambition du Nouvel Âge est de créditer les sciences naturelles de l’apanage d’une vision holistique aux dépens des prérogatives de la théologie. Pour promouvoir ce transfert de compétence, la technique holographique24 est largement utilisée. En effet, l’hologramme se distingue des supports habituels d’information en ce que dans la moindre de ses parties, la totalité de l’objet est codée et disponible en version « légère » donc plus floue. On peut faire à partir d’une telle expérience une analogie avec le génome de n’importe quel organisme biologique ou avec les découvertes neurobiologiques ou encore le processus de socialisation avec chaque fois le leitmotiv que le tout se retrouve en chacune de ses parties.

La vision holistique du Nouvel Âge a trouvé un allié précieux dans la physique. Sur le simple plan de la vitrine promotionnelle, il peut s’appuyer sur le fait que la méthode empirique qui est partie à la conquête des galaxies a pu également conduire à l’ordinateur et à toute sortes d’autres gadgets qui enchantent le quotidien. Les complémentarités de la masse et de l’énergie et celle de l’espace et du temps, démontrées par la physique relativiste, consolident la vision holistique. Semblablement, la double apparence, corpusculaire et ondulatoire, de l’électron, tout comme sa versatilité relative, instantanée, suggère l’existence d’une globalité unifiante de l’Univers. La physique quantique permet de modéliser des champs énergétiques d’extension universelle qui contiennent un formidable réseau de potentialités. L’omniprésence virtuelle des entités corpusculaires au-delà de leur localisation apparente suggère que la caractéristique essentielle de la matière réside dans l’interdépendance universelle au sein d’une globalité de l’existant. La coextensivité de chaque particule à l’univers en fait une mise en abyme d’un champ unifié aux corrélations infinies. Mais l’irreprésentabilité d’une telle entité subatomique, au sein de laquelle le relationnel semble prévaloir définitivement sur le substantiel, contraint l’imaginaire à certaines formes de conjuration. Extrapolant par exemple à partir de la théorie des supercordes25, il est possible de présenter la structure intime de la matière comme un ensemble de vibrations énergétiques, censées manifester la présence d’un seul et unique esprit. Toute matière serait donc, dans sa nature profonde, immatérielle. L’hologramme peut encore ici tenir lieu de synthèse probatoire.

En postulant que l’esprit est partout, le Nouvel Âge confère une nouvelle dignité aux ordres de réalité infra-humains et retire le monopole de la conscience aux êtres placés au sommet du règne animal. « Tout pense ». Les dualismes nature-esprit, sujet-objet sont réfutés. Ce panspychisme entraîne une promotion de la nature comme temple de la conscience universelle. Ce n’est plus ici, comme pour le bouddhisme, la matière qui est une illusion, mais plutôt son inertie apparente. L’inerte n’est que l’envers du réel dont l’endroit est la conscience.

Le principe d’incertitude établi par Heisenberg26 permet de souligner le caractère illusoire de tout projet visant à une connaissance objective de la réalité. L’estompement de la frontière entre la conscience de l’observateur et l’objet étudié volatilise la frontière entre extériorité et intériorité. L’extraordinaire écheveau du mental et du physique qui en résulte favorise une perception fusionnelle du rapport de l’esprit et de la matière. Comme il a été dit précédemment, l’interprétation est un complément nécessaire de la théorie quantique : la nature de la question posée y détermine la nature des particules observées. Cette réduction épistémologique de l’être à l’être-perçu peut, sous certaines conditions, laisser surgir la tentation d’un solipsisme spéculaire où la description de la nature servirait d’écran à une projection égotiste. On voit ainsi comment le holisme spiritualiste du Nouvel Âge peut trouver un appui dans la conceptualisation dematérialisante de la théorie quantique. Comme celle-ci nécessite une interprétation externe à sa formalité, elle court le risque d’une récupération idéologique en vue de servir certains desseins spirituels ou philosophiques. Heisenberg, Bohr et Pauli, qui forment l’école de Copenhague, défendaient l’idée que le mot réalité n’a pas de sens en lui-même. Ils reconnaissaient même que le bouddhisme est en parfaite concordance avec la physique quantique. Mais d’autres interprétations sont possibles et ne manquent pas de circuler dans les réseaux du Nouvel Âge : une influence active de la conscience sur la réalité physique, la création d’univers parallèles dans lesquels l’objet aurait une double identité, mesurée et non mesurée, qui pourrait être contradictoire27.

Cette osmose entre monisme spirituel et la nouvelle approche holiste du cosmos, combinée avec l’individualisme épistémologique contemporain, ne pouvait engendrer, à l’image du modèle scientifique qui la supporte, qu’une multitude d’agrégats aléatoires. On peut cependant reconnaître quelques grandes lignes de force au sein de la nébuleuse du Nouvel Âge. Y-A. Dauge les résume très bien : « Sous les phénomènes, les mouvements involutifs/évolutifs, les formes, le jeu des particules, la complexité des implications, il y a une “supralumière” qui s’expérimente elle-même à travers tous les possibles, supralumière qui se trouve aussi au cœur de l’observateur »28. La seule Réalité universelle et éternelle projette périodiquement un reflet d’elle-même sur les profondeurs infinies de l’espace. L’essence des êtres et les énergies dont ils sont composés sont de la nature même de cette Intelligence divine et ont toujours existé. Le vrai mystique se doit donc d’être panthéiste ; Dieu est dans tout, et partout, comme la particule, en quelque sorte. Il est

un Vivant unique, autonome, à la fois impliqué et non impliqué dans le jeu cosmique, source infinie d’archétypes, de courants d’énergies, de reflets et d’images de Lui-même, lieu par excellence de diffusion et de convergence, d’innombrables partenaires ou miroirs. Un Vivant qui est à la fois transcendant à tous les possibles, immanent à tous les modes de réalité, et œuvrant à travers tout. On peut fort bien l’appeler Dieu ou le Divin. Le Rien, le Tout, et le Conscient multimodal en constante évolution29.

Les phénomènes sont présentés comme le rayonnement de l’être divin, un peu comme les particules de lumière sont semblables à l’étoile dont elles proviennent. Cependant l’énergie s’épuise à mesure qu’elle se diffuse et le rayonnement divin engendre des formes de vie de plus en plus dégradées à mesure qu’il s’éloigne de la source jusqu’à la matière. L’émanation éloigne en quelque sorte les êtres de la Source divine : c’est le processus d’évolution, au cours duquel l’illusion de l’individualité s’impose progressivement. On n’est en ce sens pas loin du plotinisme. Il doit donc toujours y avoir un retour, ou « involution », sorte de prise de conscience progressive de cet éloignement en quelque sorte intérieur entre les phénomènes et le Principe qui demeure caché, omniprésent en toutes choses. Ce chemin passe par une conjuration de l’éparpillement du divin dans les individualités multiples et aboutit à la fusion dans le Tout où chaque individualité est résorbée. Il faut donc un réveil initiatique, une illumination qui vise une coïncidence pancosmique. Dans cette vision, le monde est une immense hiérarchie de plans ontologiques sans discontinuité réelle, un écheveau de fréquences vibratoires. Celles-ci permettent des échanges d’énergies et rendent possible des expériences toujours nouvelles sensées enrichir le sujet et approfondir sa communion avec le réel. Ce qui différencie la matière de l’esprit est un coefficient vibratoire plus ou moins élevé.

Pour Daniel Meurois-Givaudan30, par exemple, le divin se projette et se découvre de la cellule au corps, puis à l’espace projeté. Le multiple ne récite que l’Un. Il faut se refamiliariser avec la divinité dans une fusion qui resacralise le réel, dont le caractère diaphane suggère la nécessité d’une dissolution des frontières entre l’humain et la nature. En effet, l’onde de la liberté affecte tout les êtres au coefficient de leur individuation consciente et ce, du niveau cellulaire au niveau stellaire L’essence du Soleil, son identité profonde en tant que Conscience, est le résultat d’une fusion en une seule Puissance d’êtres analogues à Jésus ou au Bouddha qui ont pour rôle d’absorber le poids négatif du karma collectif31. Cette tâche est comparée à la descente du Christ aux enfers. Le “Je” de celui qui avance consciemment vers l’état de Maîtrise préfigure le “Nous” de la réalisation totale et définitive. Notre Esprit est assez semblable au clonage de la conscience divine, tandis que la prière personnelle est une hérésie en ce qu’elle parasite l’adaptation intérieure au flux de conscience requis. Il existe cent quarante-quatre mille types de vibrations distinctes qui sont autant de niveaux de conscience32. Par l’intermédiaire des sauts quantiques33 qui sont autant de petites résurrections que l’esprit est capable d’accomplir périodiquement, ou encore par l’action des trous noirs à un niveau macrocosmique, il devient possible de passer d’une fréquence de création à une autre. Le temps se rétrécit proportionnellement à l’augmentation du taux vibratoire dans le monde qui permet de diminuer l’attente avant la fusion — assimilée à l’Ascension — de tous dans le champ d’énergie de Dieu34. On voit ici comment des termes et images de l’eschatologie chrétienne sont vidés de leur contenu original pour être transposés dans une perspective moniste qui prétend s’articuler grâce à certains termes de la physique et de l’astrophysique modernes. Les symboles judéo-chrétiens servent à soutenir la croyance grâce aux images qu’ils peuvent encore véhiculer dans un certain contexte culturel, mais leur contenu dogmatique est évacué et remplacé par une construction d’allure scientifique.

Gregg Braden35 adopte quant à lui une position un peu différente. Dans une perspective qu’il souhaite résolument probouddhique36 et antichrétienne, il affirme avec force l’interdépendance de toute chose, qui est mesurable et doit idéalement rester en accord avec les vibrations de référence de la Terre. Le contact avec l’ensemble de la création est permanent grâce aux ondulations de résonance pulsée par notre planète et, de façon plus large, par l’ensemble du cosmos. Un réalignement personnel est cependant nécessaire en raison de la variation du magnétisme planétaire. Le sentiment, la pensée et l’émotion interviennent dans cette adaptation. La compassion constitue la technologie vibratoire qui permet un tel réalignement37. La conscience est de nature électromagnétique et liée aux champs magnétiques terrestres. La notion de péché, comme coupure et éloignement du divin, est réfutée au profit d’une recherche de l’harmonie divine, toujours déjà là, par la modification des fréquences vibratoires de la conscience. La compassion est une qualité de la pensée vécue au quotidien selon un rapport direct avec l’ADN personnel. Il est expliqué aux lecteurs :

La compassion, parfois associée à un état d’être un peu nébuleux, est une qualité de sentiment, de pensée et d’émotion qui permet au circuit à cristal liquide de 1,17 volt à l’intérieur de chacune de nos cellules de s’aligner sur l’oscillateur à cristal liquide à sept couches situé dans notre poitrine, et que nous appelons « le cœur ». La compassion, qui résulte de la cohérence de pensée, de sentiment et d’émotion, est le programme que vous encodez et qui détermine la réponse de votre corps à la référence qu’est le pouls de la Terre. Au-delà du simple sentiment, la compassion est la fonte du sentiment avec l’émotion et la pensée dirigée rendues manifestes par notre corps38.

L’auteur utilise ensuite l’argumentation de Gödel pour expliquer l’interdépendance du monde et de la conscience qui interdit à cette dernière toute transcendance.

3 L’écologie profonde

Le mouvement appelé « écologie profonde » est tributaire de la weltanschauung que nous avons décrite jusqu’à présent. Il invite à renverser le paradigme humaniste, considéré comme responsable de la crise du monde industriel moderne. Considérant le réformisme environnementaliste comme insuffisant, il prône la révolution du droit et défend la thèse de l’existence de devoirs envers d’autres entités que les hommes et indépendamment de ceux-ci. Insistant sur le caractère sacré de la biosphère, et stigmatisant les conséquences désastreuses de la Déclaration des droits de l’homme et de l’humanisme qu’elle reflète, il milite en faveur de l’égalitarisme biosphérique selon lequel il convient de protéger le tout avant les parties. L’écologie profonde fait désormais du holisme et de l’antihumanisme des slogans manifestes du combat contre la modernité. L’épanouissement de la vie et de la culture humaines requiert une diminution substantielle de la population humaine. Cet objectif demeure cependant second par rapport au changement principal qui est de nature idéologique et consiste dans la valorisation de la qualité de la vie plutôt que du niveau de vie. À travers l’Occident moderne, c’est d’abord la « tradition judéo-chrétienne », qui place l’esprit et sa loi au-dessus de la nature, qui est visée. Il faut une révolution globale, y compris sur le plan économique, car le libéralisme apparaît comme le parangon moderne de l’anthropocentrisme honni.

Au contrat exclusivement social, doit s’ajouter un contrat naturel de symbiose et de réciprocité conduisant à délaisser la maîtrise et la possession pour la réciprocité et l’écoute admirative. Ainsi promu au rang de partenaire, le Cosmos se voit affecté d’un coefficient positif quasi supérieur à celui de l’humanité elle-même, puisqu’il en constitue la condition d’existence première : la nature peut se passer des hommes, mais non l’inverse. C’est pourquoi certaines méthodes drastiques de réduction de la population sont parfois recommandées, essentiellement à l’égard des pays du tiers monde39.

L’écologie profonde envisage la science comme une sagesse globale, une nouvelle cosmologie qui puiserait ses sources dans les visions spirituelles surtout orientales. La reconnaissance de l’interdépendance devrait conduire à élever le statut du milieu générateur de la vie au niveau d’une fin en soi. Giordanno Filoramo résume ainsi le paradigme scientifique de l’écologie profonde :

Dans la conception traditionnelle, la rationalité est instrumentale et la science qui produit la connaissance utile à l’homo sapiens est une science qu’on peut dire rationnelle. Dans le nouveau paradigme, la rationalité est finaliste et c’est la science qui vise à intégrer et à harmoniser toutes les formes d’une vie qu’on peut définir comme rationnelle. Tandis que la science officielle est réductionniste et traite le vivant comme un mécanisme, la nouvelle science considère les organismes en tant que tels, comme des totalités vivantes : en effet, le monde est un organisme vivant qui ne peut être réduit à un mécanisme. Pour la science moderne, l’objectivité présuppose l’épochè du sujet interprétant ; pour l’écologie profonde, le savant, tel un artiste, doit viser à intégrer subjectivité et objectivité, capacité analytique et intuition absolue40.

Dans cet univers où tout se tient, la personne ne peut pas s’identifier à son moi, mais doit suivre la force intérieure qui la pousse à se réaliser en dépassant son égocentrisme. En se réalisant, on réalise en même temps le Soi universel et vice versa : c’est seulement en réalisant le Soi universel que nous pouvons nous réaliser nous-mêmes. « Il s’agit donc d’un processus spontané, qui transcende la pure donnée éthique, à la fois trop liée à une vision anthropocentrique, et rendue inutile par un mécanisme d’autolibération »41. Dès lors l’opposition est facile : l’Occident est scientifique et conquérant, l’Orient est réceptif et prêt à se laisser conquérir par la nature.

III Une interpellation pour le christianisme

Puisqu’il est mis en accusation d’anthropocentrisme exacerbé et rendu responsable de l’imminente apocalypse écologique, le christianisme est invité à un examen de conscience et par conséquent entraîné à revisiter ses textes fondateurs.

Il y aurait peut-être bénéfice à lire continûment les deux récits génésiaques de la création. On le sait, le second, attribué à l’auteur Yawhiste, est chronologiquement antérieur au premier attribué à l’auteur Sacerdotal42. L’ordre de présentation canonique a sa logique interne. Elle est d’ailleurs proposée au lecteur, et mérite d’être valorisée à frais nouveaux43. D’emblée la parole est située avant les choses. Elle met de l’ordre dans le chaos à travers dix commandements, dix appels à l’existence44 qui sont autant de « faire » ou de « à faire ». La bonté de l’univers est dite comme en un redoublement de parole. Ces dix paroles qui renvoient à celles du Sinaï, sont autant de lois qui ordonnent l’univers. Elles sont prononcées dans le cadre liturgique des sept jours d’une semaine qui s’achève par un Sabbat. Autant dire que dans la perspective de l’auteur Sacerdotal, l’espace, le temps et la matière sont le cadre et les constituants d’une célébration45. C’est par la médiation de la terre46 que viennent à l’existence les êtres vivants qui l’habitent, lesquels apparaissent comme étant des paroles devenues substances signifiantes. Les choses, les animaux, les personnes ont un sens. Ils sont l’expression d’une parole qui, toujours, est séparation47. Le propos de la parole de Dieu est d’opérer la séparation, la distinction, pour que chaque chose soit elle-même et à sa place. L’humain est au centre, entre Dieu et les animaux, sous le ciel et sur la terre. Il n’est pas le nombril du monde, car une distinction le sépare : la distinction des sexes. Au début, tout était chaos et le souffle, comme un ouragan, planait sur les eaux. Ce souffle va se moduler pour devenir parole, et parole créatrice, issue d’un désir. Ce désir, une fois réalisé, est suivi d’une prise de distance qui permet la contemplation : « cela est bon ». La parole qui crée l’homme48 se présente sous une forme concertée. Quoiqu’il en soit de la préfiguration de la Trinité qu’y ont vu maints auteurs, ce pluriel doit probablement être lié à l’image et à la ressemblance entre Dieu et l’humain. L’un et l’autre sont êtres de communion, d’échange, de concertation et de dialogue. En définitive, Dieu se contente de fabriquer l’image, à charge pour l’homme d’établir la ressemblance49. La parole divine ordonne, maîtrise et organise : la ressemblance de l’homme a pleinement à voir avec ce « faire » divin. C’est le pouvoir de la parole qui va constituer l’homme et la femme à l’image de Dieu. L’homme n’est pas une créature en soi terminée. Il doit s’achever par la parole et l’agir. Ce sera tout d’abord, dans le second récit, en nommant les animaux, en les appelant d’un nom comme Dieu a appelé les choses à l’existence50. Donner un nom est un signe de maîtrise mais aussi de douceur51 et suppose, non une domination tyrannique, mais une certaine qualité de relation : un appel à une alliance, à une collaboration.

La création, tout comme l’homme, est volontairement un inachevé. Le septième jour, Dieu ne fait plus rien et se repose. Il se donne à lui-même une loi en se posant une limite et en se retirant de son œuvre, non pas pour l’abandonner mais pour permettre à l’homme de continuer son œuvre. « Emplir la terre et la soumettre »52, cette parole tant honnie53, peut aussi se concevoir comme le remplissage de l’univers par la parole prophétique, censée exprimer la douceur et l’amour de Dieu. Dans tous les cas, l’échange de la parole est au centre et celle-ci suppose maîtrise de son souffle mais aussi de son agir, à l’image de Dieu qui en quelque sorte laisse respirer sa création le septième jour.

Aux dix paroles, s’ajoute un épilogue concernant la nourriture. Il a forme, non de commandement, mais d’annonce : Dieu donne à tous en nourriture les herbes et les fruits. C’est peut-être là une certaine vision utopique, qui veut montrer comment l’humain doit exercer sa domination : non par la lutte, mais par la paix. Ce n’est pas en versant le sang des animaux que l’homme doit dominer, mais s’il n’entend pas ce conseil de Dieu, il se fera à l’image des animaux. Dieu ne commande pas par la force. Il se présente sous forme de don de la parole, avec laquelle il revient à l’humain d’agir ensuite. En se retirant le septième jour, Dieu veut démontrer que le travail n’est pas tout et risque même d’être idolâtré : pouvoir arrêter son travail, c’est montrer qu’on n’est pas dominé par lui54. Pour pouvoir maîtriser, il faut d’abord se maîtriser soi-même et accepter une limite en soi, à la ressemblance de Dieu.

Cet appel à la parole se retrouve également au cœur du second récit. Là aussi, un commandement apporte une limite sur le fond d’un don originaire. À nouveau, Dieu se pose comme différent en redoublant cette différence au sein de l’humain. Ce redoublement de la différence sexuelle s’opère sur un fond de non-maîtrise que symbolise la torpeur : cette perte de connaissance est une invitation au lâcher prise nécessaire pour instaurer un dialogue, une ouverture à l’altérité.

Mais toute admirative qu’elle soit, l’exclamation « voici l’os de mes os, la chair de ma chair »55 ne contient aucune reconnaissance concrète de l’altérité de la femme. L’homme ne lui parle pas comme à un « Tu » et Ève ne peut donc y répondre. L’absence de parole échangée va d’ailleurs produire le malentendu56, au sens littéral du terme, qui au lieu de créer une relation va aboutir à une délation57. Il est dès lors permis de se demander si cette attitude possessive et narcissique de l’Adam n’était pas déjà présente dans sa façon de nommer les animaux.

Les deux récits de la Genèse essaient de conceptualiser la place de l’être humain dans un monde créé par Dieu. Affirmer l’acte créateur, c’est penser que le monde a son origine en un Autre qui n’est pas lui et qui lui est irréductible. Image de celui qui n’a pas d’image, l’homme peut jeter sur la nature un regard contemplatif qui ne se perd pas en elle mais rend grâce à celui qui en est l’origine. Ce regard ne peut être totalisant et objectivant, car le grand livre de la nature révèle la gratuité du don divin et lui rend gloire. Mais cette beauté est confiée à l’homme pour un accomplissement et un exhaussement. La révélation chrétienne confie à l’homme le service de la nature. Il lui revient d’en être le berger et de la conduire avec douceur vers un couronnement et une pacification qui l’intègre dans le dessein de l’harmonie divine afin que la bonté de toute chose puisse être dite. Cette intendance de la création passe pour l’homme par une maîtrise de sa propre maîtrise58. On mesure le parcours qui reste à faire dans les Églises et dénominations chrétiennes pour correspondre à ce projet. Celui-ci cependant ne peut se fonder sur un rejet total de la théologie classique du péché et de la rédemption, dans la mesure où c’est précisément l’orgueil de l’homme qui est responsable du marasme écologique actuel.

Sur ce plan, la tâche du christianisme d’aujourd’hui passe par le dialogue avec les spiritualités orientales, non en vue d’une assimilation par osmose, mais peut-être plutôt, selon la distinction reprise par Hans Küng entre religions mystiques et prophétiques59, entre spiritualités de l’union et spiritualités de la relation. Chaque sagesse peut faire profiter l’autre de ses trésors au service du bien commun.

En ce qui concerne la relation avec les sciences, une réflexion philosophique à frais nouveaux est nécessaire, notamment sur la distinction entre l’origine et l’émergence, autres noms de l’être et de l’étant, mais qui requiert sans doute une nouvelle déclinaison, plus approfondie, du concept thomiste de création comme maintien permanent dans l’être. Une réflexion sur le statut de l’image sera sans doute le point le plus difficile, dans la mesure où l’avancée des sciences modernes postule l’élimination de toute image dans la représentation de l’existant. Ce qui dans l’Ancien Testament était prérogative de Dieu, la non-représentation, est désormais attribué au cosmos. Sans doute qu’une véritable théologie de l’image à la fois vétéro et néotestamentaire constituera une nécessité pour l’avenir. Dans tous les cas, il faudra établir une réflexion dynamique qui face la part belle à l’espace et au temps de la relation, se tenant à égale distance des cosmocentrisme, anthropocentrisme ou théocentrisme à eux seuls trop réducteurs.

Notes de bas de page

  • 1 La découverte du lien génétique qui nous relie à l’ensemble des composantes de l’univers renforce encore cette idée de globalité. Le génome humain est bien peu différent du génome de la souris ou de la drosophile. Le code génétique est semblable à un alphabet, quasi universel.

  • 2 Cf. Luminet J-P. et Lachièze-Rey M., De l’infini. Mystères et limites de l’Univers, Paris, Dunod, 2005, 187 p. ; Demaret J. et Lambert D., Le principe anthropique. L’homme est-il le centre de l’Univers ?, coll. S, Paris, Armand Colin, 1994, 301 p. ; Lambert D., Sciences et Théologie. Les figures d’un dialogue, coll. Connaître et croire, Namur, Lessius & Presses Universitaires de Namur, 1999, 218 p.

  • 3 Cf. Powell C.S., God in the Equation. How Einstein transformed Religion, New York, Free Press, 2002.

  • 4 Dyson Fr., Les dérangeurs d’univers, Paris, Payot, 1987, 318 p. cité dans M. Ricard et T. Xuan Thuan, L’infini dans la paume de la main. Du big bang à l’Éveil, 2e édition révisée, Paris, Nil Editions & Fayard, 2000, p. 60.

  • 5 Lambert D., Sciences et théologie les figures d’un dialogue, Bruxelles, Lessius, Namur, Presses Universitaires, 1999, p. 147.

  • 6 J. S. Bell a démontré en 1964 que tout modèle du réel ne peut être que non-local. A. Aspect a prouvé expérimentalement cette théorie en 1982 à partir du paradoxe EPR, imaginé par Einstein pour réfuter tout holisme prétendant transcender la vitesse de la lumière. Cf. Ricard M. et Xuan Thuan T., L’infini… (cité supra n. 4), p. 90-100.

  • 7 Sur le bouddhisme envisagé de façon générale, cf. Gira D., Le Lotus ou la Croix. Les raisons d’un choix, Mayenne, Bayard, 2003, 157 p. ; Id, Comprendre le bouddhisme, coll. Livre de poche, Paris, LGF, 1998 ; ou encore KÜNG H., Le christianisme et les religions du monde. Islam, hindouisme, bouddhisme, Paris, Seuil, 1986, p. 546-601.

  • 8 Ce que dit V. Altglas dans son ouvrage Le nouvel hindouisme occidental, Paris, C.N.R.S., 2005, 227 p. à l’égard de l’hindouisme vaut mutatis mutandis pour le bouddhisme.

  • 9 Cf. Luminet J-P. et Lachièze-Rey M., De l’infini… (cité supra n. 2), p.103s. Cette rencontre avec le théorème de Gödel n’est pas toujours rigoureusement définie et n’est pas exempte de critique au niveau épistémologique.

  • 10 Dans une telle perspective, le big bang ne serait qu’un épisode parmi d’autres.

  • 11 On peut retrouver de la sorte une démarche apparemment semblable à celle du nominalisme qui distingue la désignation, l’étiquette donnée au phénomène par rapport aux contingences fortuites qui en constituent la manifestation.

  • 12 Avamtasaka Sutra : The Flower of Ornament Scripture, tr. Th. Cleary, Boston, London, Shambhala Publications, 1993, p. 959 cité dans M. Ricard et T. Xuan Thuan, L’infini… (cité supra n. 4), p. 102.

  • 13 Bohr N., Physique atomique et connaissance humaine, Paris, Gallimard, 1991, p. 20.

  • 14 Wallace A., Science et Bouddhisme. À chacun sa réalité, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 232.

  • 15 La théorie du chaos et de la complexité montre quant à elle que la relation de cause à effet n’est pas toujours linéaire : un battement de papillon quelque part dans le monde pourrait constituer un facteur déclencheur à long terme pour une tempête. Une des thèses avancées en biologie est que chaque niveau d’organisation supérieur entraîne l’émergence de comportements nouveaux : le tout est plus que la somme de ses parties. Toutes ces considérations sont évidemment d’importance pour le mouvement de l’écologie profonde dont il sera question ci-dessous.

  • 16 Einstein A., cité dans M. Ricard et T. Xuan Thuan, L’infini… (cité supra n. 4), p. 354.

  • 17 Id., cité dans M. Ricard et T. Xuan Thuan, L’infini… (cité supra n. 4), p. 99.

  • 18 Cf. Capra Fr., Le Tao de la physique, Paris, Tchou, 1979 ; Pauli W., Physique moderne et philosophie, Paris, Albin Michel, 1999, 300 p.

  • 19 Cf. Capra, Le Tao… (cité supra n. 18), p. 216.

  • 20 Ibid., p. 311.

  • 21 Blavatsky H. P., La clé de la Théosophie, Paris, Compagnie Théosophique, 1931, p. 68-71, cité par J.-M. Verlinde, La déité sans nom et sans visage. Le défi de l’ésotérisme au christianisme, Versailles, Saint-Paul, 2001, p. 181.

  • 22 Pour Feuerbach, la méthode de la critique réformatrice de la philosophie spéculative ne diffère pas de la méthode déjà appliquée dans la philosophie de la religion. Il suffit de transformer le prédicat en sujet, et une fois sujet, en objet et principe. On peut deviner à quoi aboutit une telle méthode : si le prédicat devient sujet, ce sera, dans le discours anthropologique comme en théologie, les qualités de la nature humaine qui en viendront à transcender le sujet.

  • 23 Blavatsky H.P., La doctrine secrète. Il n’y a pas de religion supérieure à la vérité, Paris, Adyar, 1994, p. XLVIII. Cette gnose n’est donc pas en continuité pure et simple avec le gnosticisme des premiers siècles chrétiens qui en occident s’est peu à peu enrichi de l’Hermétisme, de l’alchimie ou de la Kabbale.

  • 24 Enregistrement et reproduction d’images en trois dimensions grâce à l’interférence de deux rayons lasers.

  • 25 La théorie des supercordes fait résulter les constituants fondamentaux de la matière de la vibration de minuscules bouts de ficelle de longueur égale à 10-32 millimètres. En fonction de sa vibration, une corde apparaîtrait comme un type ou un autre de particule. Mais ces théories semblent laisser entrevoir que l’espace-temps devrait comporter 11 ou 26 dimensions spatiotemporelles supplémentaires, certaines restant imperceptibles.

  • 26 Cf. Klein E., « La physique quantique et ses interprétations. À l’occasion d’un centenaire », dans Études, no 3945, mai 2001, p. 29-37.

  • 27 Cette question d’univers parallèle se pose aussi au niveau macrocosmique. Cf. par exemple Demaret J. et Lambert D., Le principe anthropique… (cité supra n. 2), p. 200 s.

  • 28 Dauge Y.-A., L’ésotérisme pour quoi faire ?, Paris, Dervy-Livres, 1986, p. 100-101.

  • 29 Ibid., p. 209.

  • 30 Meurois-Givaudan D., Comment dieu devint Dieu. Une biographie collective, Montréal, Le Perséa, 2005, 175 p.

  • 31 Ibid., p. 41.

  • 32 Ibid., p. 78-80.

  • 33 Ibid., p. 93.

  • 34 Ibid., p. 151s.

  • 35 Braden G., Marcher entre les mondes. La science de la compassion, tr. M. Saint-Germain, Québec, Ariane, 2000, 247 p.

  • 36 Nous employons cet aphorisme pour marquer la différence avec une perspective bouddhiste qui serait sans aucun doute beaucoup plus nuancée.

  • 37 Braden G., Marcher entre les mondes… (cité supra n. 35), p.211.

  • 38 Ibid., p. 225.

  • 39 Cf. Ferry L., Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset & Fasquelle, 1992, p. 156-157.

  • 40 Filoramo G., « Métamorphoses d’Hermès : Le sacré ésotérique d’“Écologie Profonde” » dans D. Hervieu-Léger (dir.), Religion et écologie, Paris, Cerf, 1993, p.142-143.

  • 41 Ibid., p.147

  • 42 Pour un état récent de la recherche historico-critique sur le Pentateuque, cf. Ska J-L., Introduction à la lecture du Pentateuque, Bruxelles, Lessius, 2000, 371 p.

  • 43 Nous nous inspirons ici très librement de A. Wénin, Pas seulement de pain. Violence et Alliance dans la Bible, coll. Lectio Divina 171, Paris, Cerf, 1998, 303 p.

  • 44 Gn 1, 3.6.9.11.14.20.22.24.26.28

  • 45 Par la suite, en Ex 35–40, le sanctuaire est présenté comme une copie miniature du cosmos. Mais on peut aussi inverser la représentation et affirmer que le cosmos a été prévu comme image du sanctuaire et comporte une dimension célébratoire. Dans tous les cas, le statut du cosmos comme lieu et lien privilégié du rapport rituel à Dieu est mis en évidence.

  • 46 Adam, adama, signifie « celui qui vient de la glèbe ».

  • 47 Selon M. Fox, La grâce originelle. Introduction à la spiritualité de la création, Québec, Bellarmin & Desclée de Brouwer, 1995, p. 265, la « tradition de la création », dont il se revendique, considère que la séparation génésiaque est le péché à l’origine de tout péché. Il souligne qu’un certain nombre d’auteurs féministes identifient la séparation et l’exclusion. Nous pensons au contraire que la séparation est là pour instaurer une relation. De ce point de vue, le récit de la genèse présente certains parallèles avec la théorie du Big Bang : selon les termes mêmes de Mgr Lemaître, l’expansion de l’univers « ne doit pas être conçue comme une expansion dans quelque chose ; il n’y a rien d’autre que l’espace, c’est une expansion interne, une séparation progressive uniforme de tous les objets qui s’y trouvent. C’est une variation de la grandeur de l’espace ». Cf. Lemaître G., Revue des Questions Scientifiques, vol. 138, 1967, p. 153.

  • 48 Gn 1, 26.

  • 49 Gn 1, 27.

  • 50 Gn 2, 19.

  • 51 Cf. Wénin A., Pas seulement de pain. Violence et Alliance dans la Bible, coll. Lectio Divina 171, Paris, Cerf, 1998, 303 p.

  • 52 Gn 1, 28.

  • 53 Cf. White L., « The Historical roots of our ecological crisis », dans Science, no155, 1967, p. 1203-1207.

  • 54 Cf. Chalier C., « L’alliance avec la nature selon la tradition hébraïque », dans D. Hervieu-Léger (dir.), Religion… (cité supra n. 40), p. 22. À la fois solaire et lunaire, le calendrier hébraïque est en effet marqué par l’idée de cycle et par celle de régénération (Yom Kippour). Garder le Sabbat relève d’une hétéronomie qui sauve la liberté d’elle-même en évitant d’idolâtrer le travail qui est toujours d’une manière ou de l’autre, transformation de la nature. Celle-ci est par ailleurs une fin en soi pour l’agir de l’homme et non un moyen, comme le montre, lors des procès d’alliance, l’appel à témoin fait aux astres et aux réalités naturelles, un peu comme si ils étaient parties civiles dans ce procès. L’idée même de Révélation suppose que la nature ne peut suffire à l’homme pour atteindre Dieu. Bien plus, c’est d’abord l’homme qui est atteint par Dieu et non l’inverse.

  • 55 Gn 2, 23.

  • 56 Cf. Gn 2, 9.17 ; 3, 3. Ève confond l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance du bonheur et du malheur.

  • 57 Gn 3, 12.13.

  • 58 Gn 4,7 décrit le péché comme un animal « tapi » à la porte du cœur de Caïn. P. Beauchamp, dans La Loi de Dieu. D’une montagne à l’autre, Paris, Seuil, 1998, p. 96-97, affirme que « L’homme est à l’image de Dieu, mais cette qualité est à confirmer (ou, si l’on veut, à conquérir au long des siècles) dans une confrontation avec l’image animale. L’issue de cette confrontation n’est pas jouée d’avance. Que l’homme soit plus que l’animal, on peut s’étonner qu’il faille le dire, mais c’est cette vérité que vient démentir diamétralement, au lendemain de l’alliance, l’adoration du « veau d’or ». L’homme, pour trouver son humanité (puisque selon Gn 1,26s, elle n’est pas donnée comme un objet possédé), doit traverser l’épreuve de cet autre, ce faciès qui n’est pas visage, ce pareil qui n’est pas pareil, ce miroir qui n’est pas miroir, miroir d’un type particulier où je découvre en moi ce qui n’est pas en lui… Il est remarquable que le thème de l’idolâtrie d’une figure animale soit estimé par maint lecteur de la Bible si complètement anachronique, alors que l’humanité est plus que jamais déstabilisée par la révision toujours à reprendre de son rapport à l’animalité. Aux uns il faut dire : « Ce n’est pas parce que la frontière homme/animal est absolue qu’elle n’est pas à découvrir », et aux autres : « Ce n’est pas parce qu’elle est à découvrir qu’elle n’est pas absolue ». Par rapport à la statue insensible, l’animal représente l’autre extrême, l’excès du sensible, et même l’excès d’un sens ou de plusieurs sens parmi d’autres. Par exemple, le veau d’or, le taureau du Sinaï représente la puissance par ses cornes et la vitalité par son sexe. Ces deux qualités étant liées à la mort sont corrigées en cela par l’or, qui représente l’incorruptibilité, l’éternité garantie et immobile. Mais quelle que soit sa figure, l’animal déborde l’homme, ce qui donne sens à la mission, assignée à l’homme de le dominer ».

  • 59 Küng H., Le christianisme et les religions du monde. Islam, hindouisme, bouddhisme, Paris, Seuil, 1986, p. 546-600.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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