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Des sécularités plurielles ? Religion et modernité dans la globalisation

M. Burchardt, M. Wohlrab-Sahr, M. Middell (éd.), Multiple secularities beyond the West. Religion and modernity in the global age, coll. Religion and Its Ot

Jacques Scheuer s.j.

La résurgence, ou du moins la nouvelle visibilité du phénomène religieux, est venue battre en brèche, ces dernières années, l’image d’une sécularisation lisse, linéaire et irréversible. Les situations de sécularité et les théories voire les idéologies sécularistes paraissaient solidement ancrées dans une modernité conquérante qui, rayonnant à partir de l’Occident, finirait par s’imposer au plan mondial. Des événements et des développements récents, au nombre desquels on évoquera la crise des régimes marxistes et le spectaculaire réveil de l’islam, apportent, sinon un démenti, du moins les raisons d’une remise en cause de cette vision un peu trop simple et cohérente. Le terme « dé-sécularisation » est apparu sous certaines plumes. Sociologues, anthropologues et historiens se sont aperçus qu’une certaine modernité, loin de s’imposer comme une évidence universelle, est étroitement liée à la « longue durée » d’une histoire « régionale », celle de l’Europe ou de l’Occident.

Il n’est pas question, bien entendu, de nier la puissance des facteurs de mondialisation ou de globalisation à l’œuvre sur tous les continents. Il s’agit plutôt de reconnaître que les influences ne s’exercent pas à sens unique. Tandis que l’Occident se voit aujourd’hui soumis à toutes sortes d’impacts venus de multiples horizons, d’autres régions du monde, d’autres ensembles civilisationnels se montrent sélectifs et inventifs dans leur réception de la modernité occidentale. Peut-être même ont-ils commencé à apporter leurs contributions propres à une modernité plus large.

La sécularisation, un phénomène différencié

Sans adhérer à un relativisme extrême de type « post-moderne », qui s’interdirait toute théorie ou interprétation d’ensemble, il convient de reprendre à nouveaux frais l’examen de la diversité des situations religieuses de par le monde. Il importe également d’entreprendre l’étude longtemps négligée des rapports multiples entre le séculier et le religieux, rapports qu’on a trop souvent présumés identiques d’un continent à l’autre : tant au plan des idéologies qu’à celui des pratiques et des institutions, ce clivage (ou ligne de faîte) connaît bien des déclinaisons en fonction des cultures, des sociétés et des histoires.

On a coutume de définir la sécularisation comme le processus par lequel la religion perd progressivement de son emprise sur la société ; des domaines distincts se différencient plus nettement ; dans le même temps, la religion se voit reléguée toujours davantage dans le domaine de la vie privée tandis que de nouveaux types d’institutions se développent en dehors d’elle. On s’est aperçu toutefois que la notion de « religion » et peut-être même celle de « vie privée » ne se laissent pas transposer sans difficulté d’une société à une autre. Sans compter que, dans plusieurs régions du monde, ce sont les convictions sécularisantes qui se retrouvent confinées dans le domaine privé tandis que la religion s’affiche et s’impose dans l’espace public. En outre, la démocratie, idéal volontiers associé à la modernité et à la sécularité, peine à s’imposer dans les mentalités et les institutions.

Ce volume propose une série d’exercices de décentrement par rapport au domaine occidental communément pris comme référence dans les études passées. Toutefois, plus qu’un retour aux origines – supposées ou reconstruites – d’identités culturelles ou religieuses intangibles, il sera beaucoup question de phénomènes d’emprunt, d’hybridation, d’aménagement et de réinterprétation.

Cinq aires socio-culturelles

La douzaine d’études rassemblées dans ce volume se répartissent, sans prétention d’exhaustivité, en cinq ensembles régionaux. Il n’est bien entendu pas possible d’entrer ici dans le détail de chacune de ces analyses. Contentons-nous de signaler rapidement la présence, dans une aire particulière, de tel ou tel facteur prépondérant ou plus caractéristique.

1 Le monde indien

Trois études sont consacrées à l’Inde. Conformément à la Constitution promulguée à l’époque de l’indépendance, la laïcité à l’indienne, loin de toute agressivité à l’égard des religions, cherche plutôt à promouvoir une égalité de traitement et une coexistence harmonieuse entre les communautés croyantes. Des tensions apparaissent cependant et tendent à s’accentuer. D’une part, la colonisation britannique affecta la neutralité en matière religieuse et choisit d’intervenir le moins possible en ce domaine, ce qui fut interprété par les Indiens comme une forme de « diviser pour régner » : laisser libre cours aux différences entre communautés religieuses (hindoue, musulmane etc.) et affaiblir par là même les velléités de résistance organisée. Cette politique se traduisit par la rédaction de législations distinctes qui persistent jusqu’à nos jours dans les matières personnelles (mariage, héritage…). D’autre part, l’hindouisme, une des religions les plus nombreuses au plan mondial, est cependant peu présent en dehors de l’Inde tandis que l’islam et le christianisme apparaissent dans ce pays-continent comme des religions venues de l’extérieur et sont ressenties par beaucoup comme un danger pour la cohérence de la civilisation indienne. Cette crainte s’exprime dans des législations qui, surtout depuis l’indépendance, cherchent à contrôler et restreindre les conversions. Une certaine ambiguïté est donc perceptible dans le discours des hommes politiques (celui des premiers ministres, par exemple) selon qu’il est adressé à l’opinion internationale ou à la communauté majoritaire dans le pays. Dans ces types de discours, les contours de la sécularité à l’indienne risquent de demeurer d’autant plus flous qu’on en cherche l’inspiration dans des périodes très anciennes de l’histoire nationale. Enfin, les perceptions de la sécularité, de la justice et de la démocratie varient considérablement selon les couches de la société, depuis les castes supérieures jusqu’aux intouchables et autres « opprimés » (Dalit).

2 L’aire arabo-islamique

Tournons-nous à présent vers le Proche-Orient et vers le monde arabe en particulier. Dans la pratique quotidienne, quoi qu’en pensent la plupart des Occidentaux, bien des comportements sont régis par une rationalité non religieuse, même si des proclamations de docteurs de la loi les affectent ensuite d’un coefficient d’autorité islamique : « ce que le médecin déclare nuisible à la santé, le Mufti le définit comme harâm ». Il est cependant révélateur d’examiner comment, depuis un siècle environ, ont été traités des lettrés et intellectuels taxés de déviants au regard de la tradition, notamment à propos de ce qui serait à considérer comme « séculier » (‘almânî). Ce traitement (variable) tend à définir plus nettement des frontières entre une orthodoxie religieuse et ce qu’elle rejette et exclut : le pluralisme est inacceptable. Une autre étude tente de préciser dans quelle mesure, à quelles conditions et dans quelles couches de la société se vérifient, au lendemain du « printemps arabe », les traits qui selon J. Casanova caractérisent la sécularisation : différenciation fonctionnelle au sein de la société, déclin de la religion, privatisation du religieux. Si beaucoup, parmi les intellectuels ou les classes moyennes, approuvent une plus grande autonomie du politique par rapport au religieux, l’impression que les valeurs séculières sont imposées de l’extérieur (c’est-à-dire par l’Occident) suscite de profondes réserves.

3 Le cas du Japon

Les deux chapitres relatifs à l’Extrême-Orient examinent l’un et l’autre la situation du Japon, pays qui fournit une excellente illustration des enjeux abordés tout au long de ce volume. Dès la fin du xixe siècle et plus nettement encore entre les deux Guerres mondiales, une élaboration nationaliste puis militariste du rituel shintô et du culte de la maison impériale a été imposée comme idéologie au service de l’identité japonaise. Suite à la défaite de 1945, les autorités alliées d’occupation – concrètement, l’administration américaine – ont imposé une stricte séparation de l’État et de la religion. À ce jour, cette séparation régit encore la Constitution et les institutions politiques, mais cette imposition a rapidement suscité un mouvement visant à restaurer une part au moins du patrimoine idéologique et religieux d’avant-guerre. Bien que minoritaire, ce mouvement en faveur d’une religion civile proprement japonaise tend à s’amplifier. Une pression continue s’exerce au plan des programmes scolaires. La présence de personnalités politiques et même gouvernementales aux rites shintoïstes célébrés pour les esprits des morts de la guerre constitue un point névralgique des tensions internes à la société japonaise et des relations parfois tendues avec les pays voisins. Devoir civique ou rituel religieux ? Une société qui connaît par ailleurs des formes de sécularisation avancée peut donc « masquer un esprit religieux ». Cette dose d’ambiguïté – dont le Japon n’a certes pas le monopole – se manifeste par exemple dans les festivités organisées jusque dans les quartiers des grandes villes. Tous les habitants d’un voisinage, quelles que soient leurs convictions philosophiques ou religieuses, sont fermement invités par l’association de quartier à participer rituellement et financièrement à des cérémonies traditionnelles et à l’entretien de sanctuaires : fêtes folkloriques (et même attractions prisées par les touristes étrangers) ou célébrations religieuses ?

4 Sécularité coloniale et religiosité africaine ?

L’Afrique, largement absente des travaux sur la sécularisation, fait ensuite l’objet de deux analyses bien distinctes. La première porte sur l’Afrique du Sud, pays marqué par la longue lutte de la majorité noire pour la défense de ses droits sous le régime de l’apartheid. Après avoir mis en doute la pertinence de la catégorie « religion » pour la compréhension de la civilisation africaine traditionnelle, l’auteur attribue à l’irruption des colons et des missionnaires l’apparition de cette catégorie, d’autant que les Noirs, s’étant vu interdire tout rassemblement à l’exception des assemblées coutumières et des réunions de prière chrétiennes, organisèrent la résistance politique dans un cadre religieux et à l’aide de catégories bibliques. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que le discours de l’ANC (African National Congress), parti parvenu au pouvoir, retentisse aujourd’hui encore d’accents religieux et même messianiques. La seconde étude, centrée sur le Ghana et le Botswana, attire l’attention sur une évolution récente. Alors que les Églises de type pentecôtiste ont connu, depuis quelques décennies, un développement foudroyant, notamment au sein des nouvelles classes urbaines, des couches d’adeptes plus éduqués commencent à critiquer une émotivité excessive, un pouvoir charismatique et un usage opaque des ressources financières. Les auteurs de ces critiques ne font toutefois pas retour aux Églises traditionnelles et se retrouvent dès lors dans une situation mal définie.

5 L’Europe orientale après le communisme

Une dernière section aborde la Russie et l’Europe centrale post-communistes. L’effondrement de la pensée marxiste, de l’athéisme officiel et du pouvoir soviétique a provoqué ou du moins permis une nouvelle visibilité du religieux. Certains milieux rêvent de définir la nation sur base religieuse. Cette ambition se heurte aux convictions athées et, plus largement, aux souhaits de maintenir la distinction du politique et du religieux. Au sortir de l’athéisme établi comme religion d’État, la nouvelle donne requiert une redéfinition de la sécularité selon des modèles qui tendent à se rapprocher de ceux de l’Europe occidentale. On observe toutefois que les situations nationales ou régionales ont varié dès la période soviétique et varient encore considérablement selon la nature de la religion dominante : orthodoxe, catholique, protestante ou islamique.

Les élaborations multiples de la sécularité

Chacune à sa manière, ces études amènent à opérer un décentrement par rapport au modèle occidental de modernité. Elles en critiquent les prétentions d’universalité sans méconnaître pour autant les tendances lourdes de la globalisation. Elles soulignent la diversité du terreau culturel et le caractère souvent hybride des discours et des pratiques sociales, en particulier en ce qui concerne le champ du religieux. Sociologues et anthropologues sont par là invités à repenser bien des traditions intellectuelles de leur discipline tout en remettant en honneur les études comparatives. Est-il nécessaire d’ajouter que ces analyses et ces défis concernent également les pasteurs et les théologiens ?

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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