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Quelques réflexions sur l’Église après le concile

Jean-Pierre Batut (Mgr)
À partir de quoi et au bout de combien de temps peut-on juger un concile? En ce qui concerne Vatican II, le Synode extraordinaire de 1985 avait déjà formulé un «bilan d’étape» qui l’avait conduit à souhaiter la rédaction d’un nouveau Catéchisme, considéré comme un fruit majeur du Concile, même s’il en trahit l’intention: «appliquer» un concile, ce n’est ni en figer la lettre, ni en extrapoler l’esprit, mais apprendre avec l’Église à en déchiffrer les intuitions prophétiques pour un nouvel âge du monde.

Introduction

Le premier titre qui m’avait été proposé pour la présente intervention1 était «bilan du Concile». Le titre définitif est peut-être moins abrupt, mais finalement peu différent. La question du bilan d’un Concile en entraîne une autre: à quelles conditions un tel bilan est-il possible pour avoir quelques chances d’être objectif? Et cette question se décline elle-même en une foule d’autres questions: Selon quels critères faut-il dresser un bilan (on se souvient de la réflexion abrupte de Mgr Lefebvre: «on juge l’arbre à ses fruits, et les fruits sont amers»). Sur quel poste d’observation faut-il se placer pour juger? Quelles personnes, quels acteurs de la vie de l’Église faut-il interroger? Faut-il s’en tenir au ressenti des seuls catholiques ou élargir à celui d’autres chrétiens, de représentants d’autres religions, voire de non-croyants et d’écoles de pensée hostiles à l’Église? Et aussi cette question cruciale: combien de temps doit s’être écoulé? Convient-il de prendre pour critère l’histoire courte ou l’histoire longue pour porter un jugement?

Dans la bulle d’indiction du Concile, Jean XXIII écrivait:

Devant ce double spectacle, d’une part un monde souffrant d’une grande indigence spirituelle, d’autre part l’Église du Christ resplendissante de vitalité, dès le début de Notre pontificat Nous avons pensé que c’était un grave devoir de Notre charge d’appeler tous Nos fils à unir leurs efforts pour que l’Église se montre de plus en plus apte à résoudre les problèmes des hommes de notre époque.

Au regard de l’histoire courte, la vie de l’Église pouvait donc apparaître florissante à la fin des années 50 et au début des années 60, au point qu’elle ait spontanément le sentiment d’être semblable au Bon Samaritain portant secours à une humanité en perdition. Mais au regard de l’histoire longue, qui toujours rattrape l’histoire courte, ce diagnostic était-il si juste?

Quitte à faire un choix, j’ai commencé par me pencher sur ce qu’on pourrait appeler un «bilan d’étape»: celui du Synode extraordinaire convoqué par Jean-Paul II en 1985 pour le vingtième anniversaire de la clôture du Concile. Je l’ai fait à travers deux témoignages fort différents: l’un plutôt rétrospectif, l’autre plutôt prophétique: d’abord celui du cardinal Danneels, qui fut le rapporteur de ce Synode, ensuite celui du cardinal Lustiger, qui aurait sans doute fait un assez piètre rapporteur, mais qui l’emporte sans aucun doute possible pour l’ampleur visionnaire de son regard2. Je vous propose de nous laisser guider par ces deux cardinaux de la sainte Église, auxquels chemin faisant nous en ajouterons peut-être un troisième! La diversité des points de vue aura le mérite de nous garder de viser une impossible capacité de surplomb, mais nous aidera à mesurer un peu mieux à quel point les protagonistes d’un concile disent, écrivent et font des choses dont la portée effective dépasse de très loin ce que leur intelligence et leur imagination sont capables de concevoir. Comme l’écrivait Jean-Marie Lustiger, «le don de l’Esprit accordé à l’Église […] n’a pas fini de montrer sa fécondité. Il nous accompagne et projette sur les situations une lumière qui dépasse sans doute la conscience claire de la plupart des Pères conciliaires»3.

I Un bilan du Concile par le cardinal Danneels: le Concile au-delà du Concile

À l’issue du Synode extraordinaire de 1985, le cardinal Danneels commençait par mettre en garde avec beaucoup de sagesse contre le piège du raisonnement: post concilium, ergo propter concilium. Il soulignait que «tout ce qui se vit dans l’Église depuis vingt ans — pour le meilleur ou pour le pire — n’est pas la conséquence du Concile: il faut également tenir compte de nombreux autres facteurs qui ont joué dans l’évolution de la société»4. Et il rappelait à ce propos, en mentionnant Gaudium et Spes, que la véritable fidélité à la Constitution pastorale se devait de prendre aussi en compte d’autres «signes des temps» que ceux qu’avait énumérés le texte conciliaire:

Aujourd’hui bien plus qu’il y a vingt ans, le monde apparaît comme le lieu de multiples violences: il est aussi «monde» au sens johannique de résistance à l’œuvre de Dieu. D’où la nécessité plus impérieuse que jamais de lire l’histoire humaine en lien avec une théologie de la Croix, ainsi que le soulignent les évêques des pays de l’Est […] préoccupés par le manque de liberté dont souffrent les chrétiens pour vivre leur foi5.

Même si les dictatures marxistes, au moins dans le continent européen, se sont effondrées depuis, que n’écrirait-on pas aujourd’hui sur ce chapitre de la violence, sans oublier l’expérience vécue du mystère pascal que font tant de chrétiens à travers les persécutions qu’ils subissent dans différents points du monde!

Au cours de ce même Synode, par la voix de Mgr Delhaye, alors secrétaire général de la Commission théologique internationale, on n’hésita pas à relever également plusieurs lacunes du Concile — quatre principalement: l’absence d’une doctrine élaborée du péché, de la grâce et de la rédemption; celle d’une doctrine morale (si ce n’est la morale conjugale, évoquée dans Gaudium et Spes); celle d’une doctrine du sacerdoce ministériel; enfin, celle d’un enseignement sur l’Église des pauvres. À ces quatre remarques s’en ajoutait une cinquième, qui n’était pas la dénonciation d’une lacune, mais qui se donnait simplement pour une «suggestion pratique»:

Le Synode propose la rédaction d’un «catéchisme», ou exposé global de toute la doctrine catholique en matière de foi et de morale. Ce texte, qui servirait de point de référence pour les catéchismes nationaux, présenterait la doctrine de l’Église d’une manière biblique et liturgique, tout en l’adaptant à la vie actuelle des chrétiens6.

Comme on sait, ce souhait prenait le contrepied de l’intention du Concile, qui s’en était tenu à demander que fût composé un «Directoire sur l’enseignement catéchétique du peuple chrétien»7, lequel fut effectivement rédigé sous l’égide de la Congrégation pour le clergé et promulgué après consultation des Conférences épiscopales par le pape Paul VI à Pâques 1971. Vingt ans plus tard, on considérait donc que, au moins sur ce point de la catéchèse, la fidélité au Concile demandait qu’on prît des dispositions qui trahissaient matériellement l’intention exprimée par le Concile: bel exemple d’une fidélité inventive à ce qui ne change pas dans des circonstances qui changent — de trahison de la lettre pour une plus grande fidélité à l’esprit.

Il est superflu de rappeler dans le détail le patient et laborieux effort de six années qui a abouti à la fin de 1992, trente ans après l’ouverture du deuxième concile du Vatican, à la promulgation du Catéchisme de l’Église catholique. Dans la Constitution apostolique Fidei depositum, Jean-Paul II n’hésitait pas à user de tout le poids de son autorité pour affirmer la continuité d’intention entre le Concile, qui entendait «mettre en lumière la mission apostolique et pastorale de l’Église», et cet opus magnum qu’est le Catéchisme universel, le premier du genre depuis le Catéchisme du Concile de Trente. Bref, le CEC était présenté comme un fruit direct du Concile, qu’il cite d’ailleurs abondamment au fil de ses pages, et tout particulièrement la Constitution pastorale Gaudium et Spes qui se taille la part du lion. La référence au Concile était permanente chez le Pape Jean-Paul II lui-même, qui, en convoquant le Synode extraordinaire, affirmait ceci:

Vatican II a toujours été, et est d’une manière particulière en ces années de mon pontificat, le point constant de référence de toute mon action pastorale, dans l’effort conscient de traduire ses directives par une application concrète et fidèle […] Il faut sans cesse revenir à cette source8.

Le mot «source» est très instructif: là où certains invoquaient le Concile comme un programme en comprenant, selon le mot de Ratzinger, «ses textes dogmatiques seulement comme le prélude à un esprit conciliaire non encore arrivé à maturation»9, dans les propos de Jean-Paul II ce même Concile avait le statut d’une «source» à connaître et à appliquer concrètement et fidèlement — bref, le statut de simple maillon, plus important parce que plus récent, de la tradition bimillénaire de l’Église. La différence est grande entre un maillon et un programme: le programme est toujours en avant, comme un idéal ou une promesse, le maillon est toujours en arrière, comme une garantie de contact ininterrompu avec l’origine; la réalisation du programme dépend essentiellement de nos efforts, le maillon est d’abord ce qui nous permet de nous comprendre nous-mêmes et de recevoir la force nécessaire pour porter plus loin ce qui nous est donné. C’est pourquoi, le Catéchisme de l’Église catholique est en un sens l’attestation que le kairos du Concile était devenu vingt ans plus tard source et maillon dans la Tradition de l’Église.

II Un bilan du Concile par le cardinal Lustiger: l’humanité en chemin vers son unité

«L’Église universelle apparaît comme un “peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint”.» Ces paroles de saint Cyprien10 sont reprises par la Constitution dogmatique Lumen Gentium en son numéro 4. Elles ancrent le mystère de l’Église dans l’unité même de la Trinité, et mettent en évidence par le fait même que l’unité du genre humain au sens chrétien n’est possible qu’à partir de Dieu, et du Dieu qui, en son Fils, s’engage dans l’histoire des hommes pour «rassembler dans l’unité» ses enfants jusque là dispersés.

Même s’il est un maillon de la Tradition, un concile n’en a pas moins une visée eschatologique. En tant qu’il expose pour l’Église et pour le monde le mystère de la foi, il est tourné vers l’accomplissement du dessein de Dieu sur l’humanité entière. Dans cette perspective, le cardinal Lustiger n’hésitait pas à intituler ses réflexions: «Vatican II. Pour un “nouvel âge de l’histoire humaine”». Il empruntait ce titre à Gaudium et Spes, qui, en parlant de ce «nouvel âge» (54, 1), se veut témoin «de la naissance d’un nouvel humanisme» (55). Soulignons le glissement de sens opéré imperceptiblement par le cardinal Lustiger. Les formules du Concile ne se voulaient rien d’autre qu’un constat:

Les conditions de vie de l’homme moderne, au point de vue social et culturel, ont été profondément transformées, si bien que l’on peut parler d’un nouvel âge de l’histoire humaine. […] Nous sommes donc les témoins de la naissance d’un nouvel humanisme; l’homme s’y définit avant tout par la responsabilité qu’il assume envers ses frères et devant l’histoire.

(GS 54; 55)

Et voilà que ce constat de ce que, quelques années plus tard, on eût peut-être appelé la «mondialisation», devient sous la plume du cardinal un appel solennel de l’Église adressé à l’humanité.

À la sombre lumière de la mort de Dieu et de la mort de l’homme, écrit-il, qui ne percevra aujourd’hui la pertinence de ce cri? Il rappelle l’homme à sa vocation intégrale et à son identité naturelle et culturelle: au nom de la «Bonne Nouvelle du Christ», les hommes sont encouragés à prendre les chemins de leur humanité plénière11.

C’est ainsi que, face à des lectures plates de Gaudium et Spes qui tendaient à réduire le document à une hymne au progrès, Jean-Marie Lustiger dévoilait dans le texte conciliaire une profondeur nouvelle, semblable à ce scribe devenu disciple du royaume de Dieu qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien.

Loin de s’en tenir à énoncer des constats sur les déplacements de sens qui affectent le monde contemporain, Vatican II aurait donc à frais nouveau montré le chemin vers «un nouvel âge de l’histoire humaine». De quel «nouvel âge» s’agit-il? Fondamentalement, d’un kairos dont l’Église et le monde doivent cueillir la grâce pour préserver l’avenir de l’homme: dans l’identité sociale et historique des peuples arrachée par la proclamation de l’évangile à l’impérialisme de la raison formelle, dans l’assomption liturgique des symbolismes de la nature transformés par le culte juif et chrétien en symboles historiques, dans la constitution hiérarchique de l’Église exposée par Lumen Gentium comme la structure organique du peuple de Dieu, il ne faut voir rien de moins que «l’esquisse et la promesse de l’unité du genre humain»12. Ainsi la réflexion de l’Église sur son propre mystère fait-elle intrinsèquement partie de ce ministère de compassion illustré par la parabole du Bon Samaritain et qui, selon les mots de Paul VI, «a été le modèle et la règle de la spiritualité du Concile [qu’]une sympathie sans bornes pour les hommes a envahi tout entier»13. Non seulement, en effet, la «société organisée hiérarchiquement et le Corps mystique, l’assemblée discernable aux yeux et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes»14 ne sauraient être considérées comme des réalités hétérogènes, mais cette Église elle-même est pour le monde comme le sacrement de son salut15. L’une et l’autre réalité sont unies par la vocation même de l’Église, voulue par Dieu pour être «dans le Christ en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain»16. Et du même coup les deux Conciles ecclésiologiques «de Vatican I et de Vatican II ouvrent délibérément une problématique nouvelle et qui anticipe singulièrement sur l’avenir de l’humanité»17.

Où réside le caractère prophétique d’une telle présentation de Vatican II? Il me semble qu’il est tout entier dans cette manière de montrer que pour qui scrute le mystère de la révélation comme Vatican II l’a fait, il n’est rien qui ne soit Bonne Nouvelle pour le monde. En d’autres termes, il n’est rien de purement «fonctionnel», «organisationnel», dans les textes de Vatican II, même lorsqu’ils se concentrent sur des points qui, tels les liens des Églises particulières et de l’Église universelle, ou encore le primat du Pape et la responsabilité des évêques, ne semblent guère avoir de rapport direct avec les destinées du monde. Confondre l’ecclésiologie de Vatican II avec une ratiocination théologique ad intra reviendrait à oublier que, selon le mot d’Origène, l’Église n’est rien d’autre que «le monde quand il est illuminé par le Sauveur»18. Qu’on en juge par l’audace inouïe de cette formule, sorte d’oxymore ecclésiologico-anthropologique:

La double affirmation de la primauté romaine et de la collégialité épiscopale articule [la] communion de la charité; elle exprime en termes de constitution et de fonctionnement internes de l’Église la mission d’accueillir chaque homme en sa condition historique particulière pour lui donner d’y trouver accès à la communion plénière dans le Christ19.

Conclusion: Église et monde, ou l’Heure de l’Église

Ainsi donc, plus l’Église sera l’Église dans sa singularité historique irréfragable, plus elle sera sans confusion ni séparation peuple de Dieu «pour le monde» — de même que le Verbe incarné a pu être parfaitement homme précisément parce qu’il était Fils de Dieu. C’est dans la mesure même où le Christ est l’Unique dans la chair, que le Christ devient ceux qu’Il sauve: exactement de la même manière, quand l’Église accomplit sa mission d’enseigner et de baptiser toutes les nations, assumant leurs diversités dans la communion eucharistique, les hommes deviennent peuple de Dieu, Corps du Christ et temple de l’Esprit, tandis que «l’histoire et ses diversités symboliques sont assumées dans l’espérance du dernier Jour»20.

Mais qu’est-ce donc que le «monde»? Ici, je voudrais pour conclure évoquer un troisième cardinal, celui qui, avant de devenir le Pape Benoît XVI, a maintes fois pris position, à temps et à contre temps, à propos du Concile Vatican II. Bien avant son discours à la Curie du 22 décembre 2005, où il proposait la fameuse distinction entre les deux herméneutiques, celle de la «discontinuité et de la rupture» et celle de la «réforme», il avait signalé l’ambiguïté du concept de «monde» tel que l’utilise Gaudium et Spes — une ambiguïté qui, selon Ratzinger, laisse le concept à «un stade pré-théologique» risquant de faire voir dans Gaudium et Spes sans plus de nuances «une sorte de contre-syllabus»21. Selon cette lecture dialectique du texte conciliaire, de même que Pie IX avait sans autre forme de procès condamné le monde de son temps, Vatican II, toujours sans autre forme de procès, en aurait proclamé la bonté intrinsèque:

La Constitution comprend par «monde» un vis-à-vis de l’Église. Le texte doit servir à les amener tous les deux dans un rapport positif de coopération dont le but est la construction du «monde». L’Église coopère avec le «monde» pour construire le «monde» — c’est ainsi qu’on pourrait caractériser la vision si déterminante du texte. On ne précise pas si le monde qui coopère et le monde en construction est le même; on ne précise pas ce qu’on entend dans chaque cas par le monde22.

Qu’il y ait là un portrait-charge ou le constat objectif d’une carence, il est indéniable que la tentation de rêver le monde après l’avoir si longtemps condamné a bel et bien été un des problèmes majeurs de l’après Vatican II, avec son corollaire inévitable: la désillusion devant le peu d’empressement de ce monde — c’est-à-dire de «l’esprit des temps modernes en face duquel la conscience de groupe dans l’Église se ressentait comme un sujet séparé»23 — à engager avec l’Église le dialogue et la coopération espérés. Ce qui était recherché, au fond, c’était toujours un modèle d’unité, dans lequel Église et «monde» devaient conjuguer leurs efforts en vue d’aboutir à une construction immanente de l’unité du genre humain. Rien d’étonnant à ce que, constatant que cette alliance tardait à venir, «de l’acquiescement naïf au monde on en [soit arrivé] à un défi radical, non seulement aux temps modernes, mais de manière générale à tout ce qui était établi»24. L’institution empêchant l’esprit d’accourir à cheval, comme le Weltgeist de Hegel incarné par Napoléon, c’était désormais à l’institution qu’il fallait s’en prendre: passée la période d’euphorie antécédente, tel fut en effet le projet de beaucoup dans les années qui suivirent 1968 en Europe.

Ce passage de l’illusion à la désillusion et de la désillusion à la violence, puis, chez beaucoup, de la violence à une forme de désespoir, aujourd’hui palpable dans bien des lieux, suscite la question, à mon avis décisive, que dans Le sel de la terre (1997) le cardinal Ratzinger posait à propos du Concile: n’avons-nous pas trop attendu, trop espéré de lui? Trop espéré, précisait-il, dans une perspective trop terrestre et faussement théologale, visant subrepticement à «rendre l’Histoire plus confortable», c’est-à-dire à substituer à l’Histoire réelle, avec ses aspérités et ses épreuves, une Histoire conforme à nos espoirs plus qu’à notre espérance. Cette attente démesurée était-elle spirituellement juste? Osons le dire: n’était-elle pas une manière de tenter Dieu, à qui, consciemment ou non, on prétendait prescrire de faire porter à l’œuvre entreprise les fruits de nous attendus? «Nous ne pouvons pas faire l’Église nous-mêmes, prévenait le cardinal. Nous pouvons faire notre service, mais les aléas ne dépendent pas de notre seule action. Les grands courants de l’Histoire ont continué leur chemin25

Vient alors l’affirmation à mon sens la plus provocante, et peut-être la plus profonde, que Joseph Ratzinger ait énoncée sur ce sujet: «Nous voulions plutôt voir le christianisme s’étendre en largeur, et nous ne nous sommes pas aperçus que l’heure de l’Église peut aussi avoir une tout autre apparence26

L’«Heure de l’Église»: comment ne pas rapprocher cette expression de celle qu’utilise le Christ johannique pour parler de son mystère pascal? Et de celle qu’utilise l’Apocalypse (14,7) pour annoncer le grand jugement de Dieu? Dans un passage saisissant et qu’on dit inspiré par Joseph Ratzinger, le Catéchisme de l’Église catholique enseigne qu’«avant l’avènement du Christ, l’Église [devra] passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants»27, et que «l’Église n’entrera dans la gloire du Royaume qu’à travers cette ultime Pâque où elle suivra son Seigneur dans sa mort et sa résurrection»28, précisant que «le Royaume ne s’accomplira donc pas par un triomphe historique de l’Église selon un progrès ascendant mais par une victoire de Dieu sur le déchaînement ultime du mal qui fera descendre du Ciel son Épouse». Comme la femme sur le point d’enfanter, l’Église se prépare à son Heure (Jn 16,21), et, dans cette perspective pascale, elle reprend à son compte les paroles de son Seigneur: «Je dois recevoir un baptême, et quelle n’est pas mon angoisse jusqu’à ce qu’il soit accompli!» (Lc 12,50). Autre est le temps de l’angoisse au moment d’enfanter, autre le temps de la joie accompagnant la mise au monde; autres les ténèbres du Vendredi Saint, autre la lumière de Pâques. Mais la raison d’être de l’Église ne demeure-t-elle pas toujours la même, à travers les vicissitudes de son histoire: qu’un homme, que l’Homme nouveau, puisse enfin naître dans le monde?

Notes de bas de page

  • 1 Intervention à Moulins le 12 juillet 2012, lors d’une rencontre d’évêques et de théologiens sur le thème «Transmettre Vatican II».

  • 2 Cf. G. Danneels, «Le Synode extraordinaire de 1985», NRT 108/2 (1986) 161-173; J.-M. Lustiger, «Vatican II. Pour un “nouvel âge de l’histoire humaine”», NRT 107/6 (1985) 801-813.

  • 3 J.-M. Lustiger, art. cit., p. 801.

  • 4 G. Danneels, art. cit., p. 163.

  • 5 Ibid., p. 171; 166.

  • 6 Rapport final du Synode extraordinaire, 7 décembre 1985.

  • 7 Christus Dominus 44.

  • 8 Jean-Paul II, Allocution du 25 janvier 1985.

  • 9 La formule est de J. Ratzinger, «L’Église et le monde. À propos de la question de la réception du deuxième Concile du Vatican», dans Les principes de la théologie catholique, Paris, Téqui, 1985, p. 436. Dans Entretien sur la foi (1985), cet «esprit conciliaire» deviendra le «Konzilsungeist» — l’anti-esprit du Concile, qui se donne pour ce qu’il n’est pas.

  • 10 S. Cyprien, De Orat. Dom. 23.

  • 11 J.-M. Lustiger, art. cit., p. 803.

  • 12 Ibid., p. 807.

  • 13 Paul VI, Discours de clôture du Concile, 7 décembre 1965.

  • 14 Lumen Gentium 8.

  • 15 Lumen Gentium 48; Gaudium et Spes 45.

  • 16 Lumen Gentium 1; Gaudium et Spes 42.

  • 17 J.-M. Lustiger, art. cit., p. 809.

  • 18 Origène, Com. Ioh. VI, 304, coll. «Sources Chrétiennes», 157, p. 364.

  • 19 J.-M. Lustiger, art. cit., p. 810 (je souligne).

  • 20 Ibid.

  • 21 J. Ratzinger, «L’Église et le monde…», dans Les principes de la théologie catholique, op. cit., p. 426.

  • 22 J. Ratzinger, op. cit., p. 424.

  • 23 J. Ratzinger, op. cit., p. 427.

  • 24 J. Ratzinger, op. cit., p. 433.

  • 25 J. Ratzinger, Le sel de la terre. Le christianisme et l’Église catholique au seuil du troisième millénaire, Flammarion/Cerf, 1997, p. 74.

  • 26 J. Ratzinger, Le sel de la terre, p. 74. C’est nous qui soulignons.

  • 27 CEC 675.

  • 28 CEC 677, citant Ap 19, 1-9.

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