C’est un ouvrage important que le Père Gustave Martelet vient de consacrer à Teilhard de Chardin — tout juste cinquante ans après la mort de celui-ci, le jour de Pâques de l’année 19551. Fruit d’une longue fréquentation de la pensée teilhardienne, cet ouvrage permet de lire ou relire quantité de textes empruntés aux deux livres fondamentaux que sont Le Phénomène humain et Le Milieu divin, mais aussi à bien d’autres écrits souvent oubliés ou méconnus. Il en donne des commentaires très éclairants, et les organise autour de plusieurs thèmes privilégiés qui constituent les éléments d’une véritable synthèse, manifestant ainsi la cohérence profonde de la pensée teilhardienne. G. Martelet propose donc l’exégèse d’une œuvre qui à bien des égards n’a pas été comprise en son temps ; et il le fait de manière très personnelle, n’hésitant pas le cas échéant à noter telle limite ou telle lacune chez son auteur, n’hésitant pas non plus à le compléter sur certains points — mais toujours dans le respect de ce qui lui semble être les intuitions essentielles de l’ œuvre étudiée. Ce livre n’est pas seulement un livre sur la théologie de Teilhard ; il est lui-même, comme tel, un livre de théologie.
L’ouvrage comprend trois parties : la première donne des « repères sur la vie, la foi et l’ œuvre du P. Teilhard de Chardin » ; la deuxième expose dans ses grands traits la pensée de Teilhard sur le « Christ universel », surtout à travers les écrits antérieurs à 1927 ; la troisième, de lecture plus exigeante mais néanmoins accessible, montre comment la perspective teilhardienne conduit à une certaine « refonte » de la vision de l’homme et de la vision de Dieu2. La richesse même du livre, richesse qui tient à la fois à la pensée de Teilhard et à celle de son interprète, contraint à en rendre compte de façon nécessairement partielle. Nous n’interviendrons pas ici sur le fond des questions scientifiques çà et là soulevées, et nous laisserons de côté bien des thèmes qui sont pourtant de grand intérêt pour l’anthropologie, l’éthique ou la spiritualité3 ; mais nous essaierons au moins de mettre en évidence, du point de vue de la théologie fondamentale et dogmatique, l’apport de Teilhard de Chardin tel qu’il est présenté, précisé ou complété par le Père Martelet. Nous nous arrêterons d’abord sur la question du sens de l’évolution, avant d’en venir au thème de la centralité du Christ ; nous montrerons en troisième lieu comment le parcours proposé prévient des contresens ou éclaire des difficultés que la pensée teilhardienne a parfois suscitées.
I Le sens de l’évolution
G. Martelet rappelle que Teilhard ne peut pas se contenter d’une lecture purement littérale du chapitre 2 de la Genèse sur la création de l’homme. La loyauté scientifique le conduit à voir autrement l’apparition de l’être humain : « l’homme, écrit-il, est entré sans bruit » ; « en fait, il a marché si doucement que lorsque, trahi par les instruments de pierre indélébiles qui multiplient sa présence, nous commençons à l’apercevoir, — déjà, du cap de Bonne-Espérance à Pékin, il couvre l’Ancien monde. Déjà, certainement, il parle et vit en groupes. Déjà il fait du feu » ; bien plus, « le “premier homme” est, ne peut être qu’une foule et sa jeunesse est faite de milliers et de milliers d’années » ; et Teilhard d’ajouter : « aux profondeurs de temps où se place l’hominisation, la présence et les mouvements d’un couple unique sont positivement insaisissables, indécelables, pour notre regard direct, à tout grossissement »4.
On sait les controverses jadis suscitées par ces affirmations, jugées hétérodoxes par certains tandis que d’autres devaient les saluer comme libératrices, aptes à réconcilier la foi avec les données de la science. En réalité Teilhard entendait bien, quant à lui, faire réellement droit à la pensée de la création, mais il avait à cœur de développer celle-ci d’une façon qui fût cohérente avec une vision de l’évolution comme montée vers l’Un à partir du Multiple, à travers des seuils de complexité progressive (on reconnaît ici la fameuse théorie de « l’Union créatrice » : « tout se passe comme si l’Un se formait par unification successive du Multiple, et comme s’il était d’autant plus parfait qu’il centralise sous lui plus parfaitement un plus vaste Multiple »5). Mais les débats ne sont pas seulement d’hier, et l’on observe au contraire qu’ils connaissent aujourd’hui même de nouvelles péripéties. La théorie darwinienne est çà et là contestée — soit critiquée de manière frontale, soit fortement corrigée avec la théorie du « Dessein intelligent » (« Intelligent Design ») qui, sans nécessairement rejeter l’idée d’évolution, souligne que la complexité du monde requiert l’action d’une intelligence supérieure6.
Or, dans cette situation même, la pensée de Teilhard — selon la lecture qu’en donne le Père Martelet — s’avère extrêmement éclairante. Non pas d’abord au sens où l’on devrait entériner tel quel tout ce que Teilhard a écrit sur l’évolution : il suffit sur ce point de l’imiter dans son attitude de fond, à savoir le souci d’une théologie cohérente avec ce qui s’avère suffisamment établi par la science (et sur ce point justement, comment ne pas lui donner raison d’enregistrer les données qu’il recueille en son temps sur l’évolution des espèces, quitte à ce que de nouvelles découvertes conduisent à modifier ou à nuancer l’une ou l’autre de ses assertions ?). Si la pensée teilhardienne est tellement éclairante dans l’état actuel des débats, c’est plus encore pour une autre raison qui touche les conditions mêmes de l’accès à un « sens » de l’évolution. Peut-être a-t-on trop lu Teilhard avec l’idée que, pour lui, ce sens s’imposait d’emblée à tout homme de bonne volonté. Or G. Martelet souligne que Teilhard, en quelque sorte, prend soin de ne pas aller trop vite. Certes, Le Phénomène humain s’achève par un splendide texte sur le « phénomène chrétien », dévoilant ainsi ce qui est dès le point de départ l’inspiration profonde de son auteur ; mais justement ce texte ne vient qu’à la fin, comme un « témoignage d’ordre confessionnel » que Teilhard, en scientifique, n’avait pas à faire valoir comme tel dans le reste de son ouvrage (cf. p. 249). Certes aussi, nombre de mots qu’il emploie peuvent être aisément traduits en langage chrétien, à commencer par le mot « Oméga » ; mais Teilhard entend d’abord mettre en évidence cette sorte d’élan infini qui habite l’homme dans l’univers, pour éveiller à la reconnaissance de ce que cet élan lui-même n’est possible que par un « Attracteur universel » : tel est « Oméga », avant même que le chrétien ne le désigne comme Dieu (cf. p. 35). Ainsi ce n’est pas la seule observation de la nature ni du « phénomène humain » qui, de soi, dicterait le sens de l’évolution. Comme l’écrit Teilhard dans un autre contexte (à propos du péché originel), « toute liberté est non seulement laissée, mais offerte par le Phénomène. À la théologie de préciser et de compléter en profondeur (si elle s’y croit tenue) les données ou suggestions — toujours ambiguës au-delà d’un certain point — fournies par l’expérience »7.
L’observation du monde peut d’autant moins dicter son sens que l’humanité n’est pas sans éprouver l’incertitude ou l’inquiétude sur son propre avenir. Quelle que soit la force de l’évolution vers la Noosphère et l’élan de celle-ci vers ce que Teilhard appelle « l’Ultra-humain », l’homme moderne peut être saisi de vertige à la pensée que le monde puisse en quelque sorte buter sur le « Mur infranchissable » de notre disparition planétaire. La seule issue, pense Teilhard, est alors « une option radicale pour la vie, reposant sur la victoire de l’évolution dont le passé garantit pour nous l’avenir » (p. 191). G. Martelet montre comment Teilhard retrouve par là l’idée du « pari » chez Pascal ; il rappelle aussi, il est vrai, la critique dont celui-ci fait l’objet : Pascal aurait minimisé la puissance d’attraction qui s’attache à un monde de dimension planétaire (si ce monde est allé aussi loin qu’il l’a été, c’est qu’il peut aller plus loin encore et que l’ œuvre de l’évolution peut être achevée ; cf. p. 191). Mais reconnaître ce sens n’est pas le déduire purement et simplement de la nature ni des lois de l’évolution ; il y faut le passage par l’« option radicale pour la vie », il y faut donc la décision des libertés humaines. Teilhard ne s’est pas voulu seulement attentif aux données de la science telles qu’il les recueillait en son temps, il a su (beaucoup plus qu’on ne l’a dit) distinguer le registre de la science et celui du jugement sur le sens de l’évolution — ce jugement étant laissé à la liberté de l’homme, à la mesure de l’option qu’il prend à propos de sa destinée.
Mais il est temps d’en venir à ce qui, une fois franchi le seuil de la foi, jette une lumière décisive sur le devenir du monde et de l’humanité : on peut le résumer par une simple expression — la centralité du Christ.
II La centralité du Christ
Centralité du Christ, oui, ou encore universalité du Christ car, si le Christ de Teilhard est bien central dans l’histoire, il est d’abord « primordial » au fondement du monde et sera également « final » grâce à sa Parousie (cf. p. 102-103).
Il est primordial, de fait, au sens où l’Incarnation ne doit pas être entendue dans sa portée seulement ni d’abord rédemptrice (encore que celle-ci soit évidemment essentielle, au sein d’un monde marqué par le drame du péché). L’Incarnation doit être avant tout rattachée au dessein de Dieu qui, dès le commencement, nous a élus en son Fils. D’une part, en effet, Teilhard se veut respectueux de ce que la science donne à entendre : pour lui, écrit G. Martelet, « la mort biologique n’a pas besoin d’être expliquée moralement par la faute d’un Adam introuvable » (p. 37), et l’évolution invite plutôt à y voir un phénomène « naturel » qui est comme tel indépendant du péché. Mais surtout, la perspective de Teilhard se fonde sur la vision théologique qui est ouverte par les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens (notamment la grande bénédiction d’Ep 1,3-14 et l’hymne de Col 1,13-20). Teilhard le confie lui-même dans une lettre de 1935 : « Pour découvrir “mon” Christ, voyez particulièrement Jean et surtout … Paul : le début des Épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens »8. L’idée dominante est celle-ci : dès avant la fondation du monde Dieu a voulu le Christ pour que l’humanité puisse communier à sa vie même. Il ne faut donc pas partir de l’Adam pécheur pour expliquer à partir de là la nécessité de l’Incarnation ; c’est en réalité du Christ qu’il faut partir, le Christ étant comme la raison d’être initiale et finale de la création.
Il faut souligner qu’une telle vision ne manque pas d’appuis dans la tradition, au-delà des deux épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens. Elle se retrouve chez Irénée qui, comme on sait, fait du concept de « récapitulation » un concept central de sa théologie, et qui, quelle que soit la portée nouvelle qu’il donne à ce mot par rapport à son usage en Ep 1, laisse bien entendre que l’économie de la rédemption ne suffit pas à rendre compte du dessein de Dieu — Dieu ayant voulu dès le commencement que l’humanité par lui créée puisse avoir part à sa propre vie divine. Elle est certainement présente chez Grégoire de Nysse, qu’il arrive à Teilhard de citer (cf. p. 56 n. 26), et on la retrouve beaucoup plus tard chez des théologiens médiévaux tels que Bonaventure ou Duns Scot. Certes, la perspective ainsi dessinée n’infirme nullement la ligne de pensée qui a bien davantage prévalu dans l’histoire chrétienne, surtout depuis Augustin, et qui a surtout souligné la valeur rédemptrice ou salvifique de l’Incarnation. G. Martelet n’hésite d’ailleurs pas à reconnaître que Teilhard, sur ce point, « n’a pas vraiment donné toute sa portée au péché dont Adam, en Genèse 3, est l’archétype originaire » (p. 156 ; voir aussi p. 150). Mais cette indéniable lacune n’autorise pas pour autant à sous-estimer l’importance de la réflexion développée par Teilhard dans la ligne de la bénédiction qui ouvre l’épître aux Éphésiens ; comme l’écrit G. Martelet, Teilhard « n’a pas voulu qu’on fasse du péché la seule raison d’être de l’Incarnation, comme si Dieu ne pouvait nous aimer que d’un seul amour de pardon historiquement motivé par le péché, et non pas d’un amour d’élection, fondement absolu de notre Création dans le Christ » (p. 157).
Le Christ est donc bien, en ce sens, « primordial ». Mais il est tout autant central dans l’histoire, non pas seulement par l’événement de l’Incarnation mais par sa présence de Ressuscité selon toute la diversité des lieux et des temps. La vision de Teilhard mérite d’être sur ce point rattachée à ce grand mouvement de pensée qui, dans les premières décennies du XXe siècle, a développé la théologie du « Corps mystique » (avec Émile Mersch, Henri de Lubac, Yves Congar, d’autres encore). Elle n’en a pas moins une puissante originalité, comme l’attestent entre autres les admirables développements du Milieu divin sur l’existence réelle de l’homme en ce monde — ses « activités » bien sûr, mais tout autant ses « passivités » à travers lesquelles le chrétien a vocation de communier au Corps du Christ. L’originalité se manifeste en particulier dans l’intuition fameuse des « extensions » de l’Eucharistie, intuition qui commande dès 1923 la « Messe sur le monde » et qui, bien comprise, exprime à sa manière la centralité du Christ dans l’univers et jusque dans les éléments de la matière : comme l’écrit G. Martelet, « par un transfert symbolique audacieusement tiré des profondeurs de l’Eucharistie, ces éléments du Monde, qui permettent une réception sacramentelle du Corps du Christ, deviennent pour nous, dans la vie, un vrai moyen de nous unir spirituellement à Lui … La communion personnelle, de nous avec le Christ et du Christ avec nous, si recherchée dans le Milieu divin, n’est pas restreinte à la seule célébration de l’Eucharistie. Elle trouve un développement spirituel coextensif à l’existence chrétienne au cœur du monde » (p. 95).
Ici encore l’apport de Teilhard est d’une grande portée pour la théologie, et sans doute d’une grande actualité. D’abord parce que son propos ne se limite pas à la présence du Christ à son Église (encore qu’il y fasse pleinement droit), mais envisage, bien au-delà, la multitude humaine et l’immensité du monde — car c’est cette immensité même qui est appelée à se laisser atteindre par ce que Teilhard appelle le « Feu »9. Mais aussi parce que, pour dire cette présence divine au monde au-delà même du moment historique de l’Incarnation, Teilhard ne fait pas seulement référence à l’Esprit de Dieu mais au Christ lui-même. Cette perspective est sans doute à retrouver dans la théologie contemporaine qui, pour rendre compte de la présence du Christ au monde, serait plutôt portée à mettre l’accent sur la pneumatologie : c’est par l’Esprit que le Christ se communique à l’humanité. Cette perspective pneumatologique est certes très juste, et elle mérite même d’être approfondie ; mais la pensée de Teilhard invite à développer inséparablement une réflexion sur la présence du Christ lui-même au monde — réflexion sans nul doute essentielle pour toute christologie soucieuse de faire pleinement droit à la résurrection du Christ ainsi qu’à la portée universelle de cet événement.
Mais ce que le chrétien contemple déjà de la présence du Ressuscité est, par le fait même, comme la révélation de ce qui est encore à venir. G. Martelet nous aide à suivre Teilhard jusque dans les pages si denses de son essai « Le Christique » : la vision dans la foi donne de reconnaître que le Monde est fait pour se centrer sous l’effet d’une Présence à la fois immortalisante et unissante, que le Christ révélé n’est autre que l’Oméga de l’Évolution, qu’il est celui « en qui tout tient » (selon la formule de Col 1,17), que l’Univers doit être consommé en lui et qu’à l’inverse il doit être lui-même consommé par l’Univers — car s’il est vrai qu’au regard de la foi la Création ne peut se passer du Christ, il faut également dire que le Christ, en tant qu’universel, ne saurait se passer de la Création. « Si le Monde, écrit Teilhard, devient si formidablement vaste et puissant, c’est donc que le Christ est bien plus grand encore que nous le pensions » ; il faut donc que, pour nous, « le Christ “s’immensifie” à la demande de notre nouvel Espace-Temps, sans, du même coup, perdre sa personnalité adorable … »10. Ici encore, la pensée de Teilhard ouvre un horizon essentiel à la réflexion théologique, l’invitant à ne pas se contenter d’un regard sur l’événement du salut comme surgi dans le passé, à ne pas se contenter non plus de recueillir les effets sacramentels et existentiels de la Résurrection dans le présent de l’histoire, mais à regarder tout à la fois « en-haut » et « en-avant »11 vers ce Christ « toujours plus grand » qui pour nous n’a pas encore fini de naître12. De fait, écrit G. Martelet, si Dieu « se donne réellement dans le Christ à l’humanité que nous sommes », il est également vrai qu’« il reçoit en lui-même cette humanité toute nôtre que le Christ lui donne » (Martelet p. 230), non point en vertu de quelque nécessité qui s’imposerait à lui de l’extérieur, mais en raison de la « profondeur trinitaire de l’Amour » : Dieu « n’est pas Donateur à l’homme de sa divinité sans que l’homme devienne aussi, dans le Christ et par lui, « un donateur aussi inattendu qu’immérité de son humanité au mystère de Dieu13.
Mais le livre de G. Martelet ne fait pas que mettre en évidence la vision teilhardienne de la centralité du Christ, dans son rapport avec un monde en évolution et dans l’horizon de la Parousie finale. Il prévient en même temps certains contresens — actuels ou plus anciens — sur la pensée de Teilhard.
III De quelques malentendus ou objections
Un premier contresens serait d’assimiler la Noosphère de Teilhard à la cyber-société ou au cyber-espace. En réalité, là où le cyber-espace est exposé au risque de l’uniformisation impersonnelle, de l’abstraction et d’un faux universalisme, la Noosphère selon Teilhard implique le progrès des personnes et la convergence des consciences vers une union spirituelle qui n’est pas uniformité (cf. p. 31 n. 4) ; sa véritable identité, écrit G. Martelet, c’est « l’humanité elle-même en tant qu’elle est la responsable des corrélations innombrables qui doivent humaniser la Terre » (p. 185).
Il est aussi un deuxième contresens, qui serait d’assimiler la mystique teilhardienne à « un rapport purement naturel de l’homme à ce monde » ; telle est la tentation de certains courants du « New Age », trop enclins à « récupérer » Teilhard au profit d’une conception selon laquelle l’homme pourrait devenir lui-même de par son seul rapport à la nature devenue mythiquement la Terre-mère (cf. p. 44), ou grâce aux énergies diffuses dans le cosmos. Mais il suffit de relire quelques lignes de la Messe sur le monde pour mesurer tout l’écart entre cette conception et celle de Teilhard, pour qui la Transcendance de Dieu doit précisément nous arracher à un rapport tout immanent au monde : « Si votre royaume, mon Dieu, était de ce Monde, ce serait assez, pour vous tenir, que je me confie aux puissances qui nous font souffrir et mourir en nous agrandissant palpablement, nous ou ce qui nous est plus cher que nous-mêmes. Mais, parce que le Terme vers lequel se meut la Terre est au-delà, non seulement de chaque chose individuelle, mais de l’ensemble des choses …, il se trouve que, pour parvenir au centre flamboyant de l’Univers, ce n’est pas assez pour l’Homme de vivre de plus en plus pour soi … Le Monde ne peut vous rejoindre finalement, Seigneur, que par une sorte d’inversion, de retournement, d’excentration où sombrent pour un temps, non seulement la réussite des individus, mais l’apparence même de tout avantage humain »14. Teilhard, on le voit, n’a pas envisagé une réconciliation de l’homme et de la Nature sans faire appel à une Transcendance.
Mais il faut aussitôt ajouter que cette Transcendance n’est point de type « gnostique » — celle d’un Dieu séparé ou solitaire —, justement parce que la vision teilhardienne donne une place centrale au Christ. Encore doit-on préciser de quel Christ il s’agit. Sur ce point même, aussi, G. Martelet prévient des contresens — ou plutôt, répond à des objections qui ont été parfois formulées. Ainsi, quand Teilhard parle d’un « Super Christ », il montre assurément combien sa vision dépasse une représentation trop étroite et limitée du mystère du Christ, mais il affirme explicitement qu’il n’entend point par là « un autre Christ, un deuxième Christ différent du premier ou plus grand que lui » ; il s’agit en réalité du même Christ, « le Christ de toujours », mais « se découvrant à nous sous une figure et des dimensions, avec une urgence et une surface de contact, agrandies et renouvelées »15. Rien à voir, donc, avec les christologies gnostiques qu’un saint Irénée avait jadis combattues ni avec leurs résurgences modernes ou contemporaines. Et l’on doit bien plutôt souligner, à la suite de G. Martelet, à quel point Teilhard tient l’unité du Christ-Oméga et du Christ tel qu’il s’est révélé il y a deux mille ans sur la terre de Palestine : « Plus … on réfléchit aux lois profondes de l’Évolution, écrit Teilhard en 1945, plus on se convainc que le Christ-universel ne saurait apparaître à la fin des temps au sommet du Monde s’il ne s’y était préalablement introduit en cours de route, par voie de naissance, sous la forme d’un élément. Si vraiment c’est par le Christ-Oméga que tient l’Univers en mouvement, c’est en revanche de son germe concret, l’Homme de Nazareth, que le Christ-Oméga tire (théoriquement et historiquement) pour notre expérience, toute sa consistance. Les deux termes sont intrinsèquement solidaires, et ils ne peuvent varier, dans un Christ vraiment total, que simultanément »16. On ne saurait trop souligner l’importance de tels développements, non seulement pour la compréhension de la pensée teilhardienne, mais pour les tâches présentes de la christologie. Certes, celle-ci risque toujours, au nom des particularités inhérentes à l’Incarnation, de réduire ou limiter les dimensions infinies du mystère du Christ, mais elle doit aussi apprendre de Teilhard lui-même le lien et l’unité indissoluble qui relie le Christ universel à Celui qui apparut un jour entre les bras de Marie.
Reste une question, la plus difficile sans doute : qu’en est-il de l’énigme du Mal ? Une lecture de Teilhard, aussi bienveillante soit-elle, peut-elle venir à bout des objections qui lui ont été adressées sur ce point ? Et de fait, on a souvent reconnu à Teilhard un optimisme excessif, on lui a reproché sa tendance à relativiser ou sous-estimer le drame de la faute, ainsi que l’insuffisance de ses explications face à ce qui, dans l’épreuve du mal et de la mort, demeure sous le signe du scandale … Or il faut être reconnaissant à G. Martelet d’avoir abordé de front ces questions, leur consacrant un long chapitre qui permet de suivre, étape par étape, texte après texte, les cheminements de la pensée de Teilhard sur un problème avec lequel celui-ci n’a en fait cessé de se débattre — à la mesure, sans doute, de sa propre sensibilité personnelle à l’épreuve du mal.
Que recueillir de ces précieuses analyses ? D’abord ceci : la position de Teilhard se trouve partiellement éclairée par ce qui lui sert en quelque sorte de repoussoir. G. Martelet montre en effet contre quoi Teilhard réagit — à savoir, d’une part, une conception du mal et de la mort qui n’intégrerait pas les données de l’évolution, comme si celle-ci ne présentait pas des « tâtonnements » et des « ratés » indépendamment même du péché, et comme si la mort biologique n’y était pas « naturellement » inscrite (plutôt que de devoir être présentée comme la conséquence d’une faute originellement commise par un « Adam introuvable ») ; et d’autre part, une conception de la souffrance comme punition et de la Croix du Christ comme pure et simple expiation — conception que Teilhard ne juge pas seulement inacceptable pour l’homme mais aussi bien indigne de Dieu même. On ne peut lui faire grief d’avoir ainsi réagi contre ces représentations pourtant bien répandues en son temps, et c’est notamment pour les pallier qu’il voit le principe du Mal comme résidant dans « le poids du Multiple en sa montée vers l’Un » (p. 132). Cependant, contrairement à ce qu’on a souvent cru, G. Martelet montre que cette problématique du Multiple primordial (qui comme tel n’a rien de « peccamineux » [cf. p. 149]) n’empêche pas Teilhard d’être également attentif au problème du péché proprement dit ; selon un texte de 1947, le Multiple primordial ne donne pas seulement lieu à des désordres dans l’évolution, mais « au-dessus de la Vie, il entraîne la Douleur » et « à partir de l’Homme, il devient Péché »17. Teilhard ne réduit donc pas le péché aux seuls ratés de l’évolution (cf. p. 150).
Est-ce là sauver entièrement la pensée teihardienne ? Non sans doute, et G. Martelet identifie justement ce qui a manqué à celle-ci : Teilhard n’a pas suffisamment vu la signification profonde de Genèse 3, qui lui aurait permis d’insister davantage sur la spécificité du mal comme œuvre de la liberté humaine ; « il n’a pas vu que … sa tendance à ramener le péché de l’Éden à un simple processus évolutif réductible au chemin du Multiple vers l’Un … n’était pas une explication suffisante du drame de l’Éden qui concerne avant tout l’ordre de notre liberté » (p. 139). Cette lacune doit être aujourd’hui comblée, et il est significatif que le livre de G. Martelet s’achève par un épilogue sur saint Augustin et Teilhard : comparaison étonnante de prime abord, mais qui souligne précisément la nécessaire complémentarité des deux penseurs. Augustin a eu le mérite de reconnaître toute l’importance du péché et de penser la Croix du Christ comme rédemption de ce péché, et Teilhard doit être sans doute complété dans cette perspective. Il reste que Teilhard, complétant à l’inverse Augustin, a refusé de voir dans le mal et la mort la seule conséquence du péché, et dans l’Incarnation la seule réparation de ce péché, parce qu’il y allait pour lui non seulement d’une cohérence avec les données de la science mais, beaucoup plus fondamentalement, de la place primordiale du Christ dans la création et du dessein éternel de Dieu de nous élire en son Fils pour que nous soyons un jour les membres de son Corps.
G. Martelet désigne l’auteur du Phénomène humain comme « un nouveau Présocratique chrétien de l’évolution » : « Teilhard réalise en chrétien, à l’égard de la vision évolutive du monde, un travail de défricheur et de pionnier, analogue à celui que les Présocratiques jouèrent, de leur temps, au service d’une philosophie de la nature alors naissante » (p. 188-189). Et G. Martelet montre bien ce qui est le fondement théologique d’une telle pensée : le mystère du Christ dans toute la plénitude de sa révélation. Certes, demandera-t-on, l’insistance sur cette place centrale du Christ dans un monde en évolution ne risque-t-elle pas d’aller à l’encontre d’une attitude qui, depuis quelques décennies, met justement l’accent sur l’écoute des autres (croyants et incroyants) et sur l’exigence d’un dialogue respectueux des convictions d’autrui ? Mais le christianisme ne saurait justement s’autoriser d’une telle attitude pour ne pas rendre raison de son espérance, parce qu’il n’y va pas simplement de son propre avenir mais plus largement de l’humanité et du monde lui-même. Le titre de l’ouvrage doit donc être entendu dans toute sa force : Teilhard est bien « prophète d’un Christ toujours plus grand » : prophète au sens où, si respectueux soit-il des autres croyances ou convictions, il ne renonce pas à dire la singularité absolue du message chrétien qui tient avant tout, précisément, à la centralité du Christ pour l’homme et pour le monde ; mais prophète d’un Christ « toujours plus grand », à la mesure sans mesure de l’immensité passée, présente et à venir jusqu’à ce que Dieu soit réellement « tout en tous » (1 Co 15,28). L’ouvrage de G. Martelet n’est pas seulement un beau livre sur Teilhard ; par la voix de Teilhard il fait retentir jusqu’à nous l’écho d’une prophétie plus actuelle que jamais et toute pleine de ferveur — de cette ferveur même qui pouvait saisir les disciples dans leur rencontre avec le Ressuscité au soir de Pâques.
Notes de bas de page
1 Martelet G. sj, Teilhard de Chardin, prophète d’un Christ toujours plus grand. Primauté du Christ et transcendance de l’homme, préf. Fr.-X. Dumortier sj, Bruxelles, Lessius, 2005, 280 p. Le livre (cité désormais Martelet) a fait l’objet d’une présentation lors d’une soirée-débat au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris, le 20 octobre 2005. Le présent texte reprend, pour l’essentiel, l’intervention que nous avons donnée dans le cadre de cette soirée. — Les numéros de page, indiqués entre parenthèses dans le texte, sans autre indication, renvoient aux pages de cet ouvrage ici présenté.
2 Ajoutons qu’un précieux « lexique teilhardien », à la fin de l’ouvrage, permet d’éclairer certaines notions parfois mal comprises de la pensée teilhardienne.
3 En ce qui concerne l’anthropologie et l’éthique, nous renvoyons notamment aux développements de l’auteur sur « le Personnel » (p. 159-178), sur « L’Ultra-humain » (p. 179-193), sur « la naturalité de la mort et la transcendance de l’homme, ou le roseau planétaire pensant » (p. 194-210) ; ces développements sont beaucoup plus riches que ce que nous pourrons en évoquer ici. Nous ne dirons rien non plus des belles pages du livre sur « l’Éternel Féminin » (p. 104-108), ni de celles qui sont consacrées à l’expérience spirituelle de la dévotion au « Cœur de Jésus » (p. 211-217) ; à noter, aussi, l’important chapitre sur la « fidélité à l’Église par amour du Christ » (p. 109-115). — On lira avec profit l’article de Fr. Euvé, « Une “métaphysique de l’avenir”. Réflexions sur l’anthropologie de Teilhard », dans Études, mai 2005, p. 631-643.
4 Le Phénomène humain, I, p. 203 et 205-206 (les références sont habituellement prises aux Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin, éditions du Seuil, Paris) ; cité par Martelet p. 74-75.
5 « Mon Univers », IX, p. 73 ; cité par Martelet p. 68.
6 Les positions sont diverses parmi les chrétiens eux-mêmes. Voir Coyne G., « God’s chance creation », dans The Tablet, 6 août 2005, p. 6-7 (en réponse à un article du Cardinal Schönborn critiquant le « néodarwinisme », dans le New York Times du 7 juillet 2005). Rappelons que le Pape Jean-Paul II avait dit en 1996 : « Aujourd’hui … de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse » ; il rappelait en même temps à la suite de Pie XII que, « si le corps humain tient son origine de la matière vivante qui lui préexiste, l’âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu » (Message à l’Académie pontificale des Sciences, 22 octobre 1996 ; dans Doc. Cath. 2148 [93, 17 novembre 1996] 952).
7 Le Phénomène humain, I, p. 349 ; cité par Martelet p. 207.
8 Lettre à Lucile Swan, citée par Martelet p. 114.
9 Cf. « La Messe sur le monde », XIII, p. 143s.
10 « Le Christique », XIII, p. 108 ; cité par Martelet p. 244.
11 Cf. « Le Christique », XIII, p. 113 ; voir Martelet p. 246.
12 Cf. ces mots de Teilhard dans sa « Prière au Christ toujours plus grand » : « Dieu achevé pour soi, et cependant, pour nous, jamais fini de naître » (« Le Cœur de la matière », XIII, p. 70 ; cité par Martelet p. 257).
13 Cf. Martelet p. 229 ; G. Martelet montre que cette conception, bien comprise, ne met pas en cause l’immutabilité de Dieu : « Dieu n’est immuable qu’en étant, comme Père, un passage éternel à l’altérité du Fils dans l’unicité de l’Esprit. C’est même ce passage éternel à cet Autre de Lui qu’est le Fils en l’Esprit, qui explique et qui fonde — autant qu’on puisse, à travers l’Écriture, en parler — le passage historique de Dieu à cet autre que Lui, c’est-à-dire à ce non-Dieu qu’est l’homme » (ibid.). Voir l’ensemble de ce beau développement sur « la nouvelle face de Dieu et la profondeur trinitaire de l’Amour » (p. 229-230).
14 « La Messe sur le monde », XIII, p. 151 ; cité par Martelet p. 43.
15 « Super-Humanité, Super-Christ, Super-Charité », IX, p. 208 ; cité par Martelet p. 45.
16 « Christianisme et évolution. Suggestions pour servir à une théologie nouvelle », X, p. 211 ; cité par Martelet p. 148.
17 « Réflexions sur le péché originel », X, p. 227 ; cité par Martelet p. 150.