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Vivre la mort. À propos de B. Humbert, Vivre la mort. Nous pouvons réapprendre à mourir (2023)

Emmanuel Tranchant

En ce début de 3e millénaire, le déséquilibre anthropologique de notre humanité – la survenue même du terme dans le langage courant signe son affaiblissement dans notre commun – procède du trouble dans nos représentations de la vie et de la mort.

En ce début de 3e millénaire, le déséquilibre anthropologique de notre humanité – la survenue même du terme dans le langage courant signe son affaiblissement dans notre commun – procède du trouble dans nos représentations de la vie et de la mort. Le lent processus de l’hominisation commence avec Homo erectus « dont la position verticale marque, selon Eliade, le dépassement de la condition des primates : on ne peut se maintenir debout qu’en état de veille » : veille - debout - Vie - vertical - transcendance ; sommeil - couché - mort - horizontal - immanence. Les fondamentaux sont posés. Et Pierre Chaunu commente : « l’animal flaire, suit la piste à l’odorat ; l’hominien regarde, se repère et se souvient…Il est condamné à l’exercice de mémoire qui conduit insensiblement à la conscience de la durée, au temps, donc à la mort1 ». Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. Première irruption du Sacré. Les rites funéraires signent l’entrée en humanité d’Homo sapiens. Dès l’origine, la mort est le point nodal de notre humanité.

Tel est le temps long de l’hominisation dont la mémoire semble fuir la seconde où nous sommes de nos trois millions d’années d’histoire. Pandémie du covid, retours de barbarie, transhumanisme et dérives euthanasiques ou suicidaires, éco-anxiété et apocalypse climatique, cette seconde est pourtant le καιρός où se bat le rappel à notre humanité. Pour ce καιρός qui nous rappelle que voici le temps favorable, voici le jour du salut, le livre de Blandine Humbert2 offre une belle méditation sur cette mort aujourd’hui occultée, devenue objet de maîtrise, arraisonnée à la technique scientifique et médicale. Elle n’est pourtant, pour l’homo religiosus toujours résilient, que la continuation de la vie par d’autres moyens, et qui nécessite autant le soin à travers la relation interpersonnelle que le rite qui en est la manifestation sociale. Qui nécessite d’entrer vivant dans la mort. Pour faire de la mort une espérance. C’est bien à un nouvel ars moriendi qu’elle nous convoque.

I Histoire de la mort à travers les âges

Au galop des chevaux de l’apocalypse, parcourons les grandes étapes de la conception de la mort telle que nous l’enseigne l’histoire. Si Pierre Chaunu a remarquablement décrit le processus d’hominisation lié à la perspective de la mort, Philippe Ariès s’est appliqué à écrire l’évolution des attitudes devant la mort en Occident, du Moyen-Age à nos jours. De la mort apprivoisée familière et sociale, dans la continuité de la vie, celle des sociétés traditionnelles, encore décrite par Soljénitsyne : « La façon qu’ils avaient de mourir, ces vieux, dans leur coin là-bas, aussi bien les Russes que les Tatars ou les Oudmourtes. Ils s’y préparaient à l’avance et s’éteignaient avec une sorte de soulagement comme s’ils devaient simplement changer d’isba3 » au déni moderne de la mort et de son anesthésie par la technique qu’Ariès nomme paradoxalement mort sauvage.

Depuis les terreurs des xive-xve siècles, l’Occident chrétien, dans la logique de son personnalisme, a intériorisé et exacerbé l’effroi de l’âme seule dans l’agonie, dans l’abyssale responsabilité personnelle de son salut : J’ai placé devant toi la vie et la mort ; choisis la Vie. Dans la chrétienté latine, le choix pictural de l’imago Christi dans la nudité de la croix, dans sa déréliction cadavérique, marque l’intensité extrême du combat final. Scandale de Dostoievski devant le Christ au tombeau de Holbein4. Les innombrables morts sans assistance de la Grande peste de 1348 ouvrent la voie aux danses macabres, « à la vision du corps putrescent de Grünewald à Issenheim, d’un monde qui sent la douleur et la juge inadmissible, et qui l’exorcise, écrit Pierre Chaunu. Ce chemin était inévitable et difficile… mais c’est un pas franchi dans l’approfondissement de l’essence ultime du christianisme et de son génie5. » Et Alphonse Dupront complète : « Le propre de ces crucifixions est d’étroitement lier d’un lien organique indestructible, physique et métaphysique, nature et surnature : elles sont le signe sensible de la transcendance dans l’immanence6 ». Transcendance et immanence : nous rejoignons là la réflexion de Blandine Humbert.

II De la bonne mort

Pour cerner l’agonie, qui est l’objet de son étude7, notre philosophe en explore trois, paradigmatiques : celle de l’abbé Chevance dans L’Imposture de Bernanos, celle du héros de Tolstoï Ivan Ilitch, et celle du Christ. Dans ces trois exemples, pas de recette de bonne mort. L’agonie oblative du saint abbé Chevance est un peu celle du starets Zosime des Frères Karamazov : épouvante de la chair en voie de décomposition qui semble contredire « l’odeur de sainteté ». Agonie solitaire d’Ilitch dont l’angoisse n’est comprise et partagée que par le fidèle Guérassime, fort de sa sagesse du changement d’isba, et scellée par l’ultime marque d’amour de son fils. Quant à l’agonie du Christ, elle dévoile le mystère de la chair et celui de l’incarnation. C’est ce sillon, celui de l’agonie – étymologiquement, le combat – comme ultime épiphanie, que va approfondir la réflexion de notre philosophe. Avec Ricœur et Tillich, elle explore ses dimensions éthiques, puis avec Michel Henry sa profondeur métaphysique.

III Le moment de l’immanence et son dépassement

Partant des trois involontaires que sont la vie, le caractère et l’inconscient, ce Grund, ce donné préalable de tout homme, Blandine Humbert médite sur la passivité primordiale de la chair qui exprime notre finitude où l’involontaire semble tout écraser et justifier l’abandon devant l’inéluctable fatalité. Mais si « la vie est un perpétuel jaillissement d’imprévisible nouveauté », comme le dit excellement Bergson, il n’y a de vivant que ce qui peut mourir et l’agonie manifeste plus que tout autre séquence de vie ces ressources insoupçonnées qui se déploient dans la chair souffrante jusqu’à son dernier souffle. Il s’agit alors d’être « vivant jusqu’à la mort8 ».

S’inscrivant dans la démarche descriptive de la phénoménologie, le propos de Blandine Humbert s’adresse au soignant que chacun peut et doit être face à la douleur et la souffrance. La souffrance et la douleur sont pour le philosophe une aporie : elles n’ont par elles-mêmes aucun sens. Seule la vie à travers la douleur et la souffrance peut prendre sens. Face au cri de la chair, deux possibilités : être inhibés au point de nier la possibilité de s’ouvrir à l’invisible de la personne qui éprouve, rendant disponible au pouvoir de la technique le corps indisponible ; ou rester disponible à l’homme souffrant qui s’éprouve vivant jusqu’à la mort. Voir non pas le moribond, mais l’agonisant dans son urgence, non plus de santé, mais de salut. Et considérer ainsi les ressources les plus profondes de la vie dans la venue à la lumière de l’essentiel, fracturant les limitations du religieux confessionnel (Ricœur).

L’agonie nous ramène certes à l’humus de la loi biologique, immanente ; mais c’est au moment où cette immanence semble tout submerger que surgit notre dernière possibilité d’affirmation de notre liberté : elle consiste à dire oui à soi en prononçant dans l’angoisse de la finitude de notre être la révolte d’un oui capable d’épouser notre vie en réconciliant involontaire et volontaire. Mais, ajoute la philosophe, « cette modalité d’action n’est pas d’abord éthique ; elle est avant tout ontologique » (p. 125). Car, dit Ricœur, « ce monde qui me situe et m’engendre selon la chair, je le change ; par le choix, j’inaugure de l’être en moi et hors de moi. »

IV La chair métaphysique

Frottée à la philosophie de Michel Henry, la méditation de Blandine Humbert sur les agonies de Chevance, d’Ilitch et de Jésus révèle la réalité concrète de toute existence humaine : la chair. Le dualisme de la pensée moderne a radicalement séparé corps et âme : le matérialisme mécaniste qui en procède a développé les techniques de maîtrise de la matière aux dépens de la cura animi, du soin de l’esprit. La chair selon Henry n’est rien d’autre que « la possibilité la plus intérieure de notre Soi unitaire. Le Soi pense là où il agit, où il désire, où il souffre. Là où il est un soi : dans sa chair, “moi et chair ne font qu’un”9 ».

S’il en est ainsi, cette chair nous oblige à nous découvrir pris dans la passivité et la pauvreté de notre être et à affronter la révélation de soi non pas « dans une extériorité qui nous menace, mais comme la capacité à nous laisser advenir à nous-mêmes », écrit Blandine Humbert (p. 135). C’est dans cette chair désarmée par souffrance, douleur et angoisse que la Vie, fond de notre vie, nous enjoint à l’action, à passer de la passivité à la patience. Plus nous nous éprouvons comme vivant issu de la Vie et plus l’évidence de notre commune origine dans la chair nous ancre dans la fraternité qui nous enjoint au courage d’être vivant jusqu’au bout. Ce courage d’être qui, contre le courage du désespoir, manifeste la communion universelle dans laquelle nous sommes portés… et sauvés.

V « Jesu, meines Lebens Leben, Jesu, meines Todes Tod »10

La richesse des échos dont résonne le livre de Blandine Humbert, sur le mode philosophique qui est le sien, nous le suggère assez : ce sont ceux de la grande sagesse chrétienne pour qui la mort est le moment possible de la seconde naissance, le καιρός du oui définitif au Choisis la Vie du Deutéronome. La profonde réflexion de Michel Henry, sur laquelle elle s’est appuyée, ouvre à l’irruption de l’Esprit dans la chair. Elle nous conduit au Tu autem eras intimior intimo meo de St Augustin, à ce Dieu plus intime à moi-même que moi-même. L’Archi-chair d’Henry est le Fils – l’Archi-Fils - engendré de toute éternité en qui nous sommes tous fils. Maître Eckhart ne dit pas autre chose :

Le Père engendre sans cesse son Fils et je dis plus encore : il m’engendre en tant que Fils et le même Fils. Je dis davantage : il m’engendre non seulement en tant que son Fils, il m’engendre en tant que lui et lui en tant que moi, et moi en tant que son être et sa nature. Dans la source la plus intérieure, je sourds dans l’Esprit Saint11.

La vision anthropologique de l’Église considère l’homme imparfait à sa première naissance doué d’un pouvoir-être : sa chair, corps et âme, peut s’ouvrir à l’Esprit qui achève toute sanctification et ainsi devenir l’homme achevé que Saint Irénée décrit de la sorte :

La gloire de Dieu c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu : si déjà la révélation de Dieu par la création procure la vie à tous les êtres qui vivent sur la terre, combien plus la manifestation du Père par le Verbe procure-t-elle la vie à ceux qui voient Dieu12.

Et voilà qui inverse totalement notre rapport à la mort. Si retenus encore par notre hommerie primordiale, nous tardons à accueillir la seconde naissance, cette grâce de l’inhabitation du Verbe dans notre incarnation, du moins savons-nous qu’à l’ultime instant de l’agonie, les bras de l’infinie miséricorde grands ouverts, le Verbe nous invitera encore à prononcer le oui qui nous fera ad-Verbe, Fils dans l’Archi-Fils dirait Henry. Raison suffisante pour entrer vivant dans la mort. Telle est la conclusion de Blandine Humbert : « Du cri à la Vie – il faut assumer pour soi, faire sien et oser un oui… passage de la maîtrise à la surprise du soi, à la surprise de la Vie » (p. 169). Et laissons le dernier mot à Bernanos… avant son dernier souffle : « Et maintenant, à nous deux !13 »

Notes de bas de page

  • 1 P. Chaunu, Trois millions d’années, Paris, Robert Laffont, 1990.

  • 2 Blandine Humbert, docteur en philosophie, enseigne à l’Institut catholique de Paris ainsi qu’au Collège des Bernardins. Après un passage au Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, elle est aujourd’hui membre du conseil scientifique de la SFAP.

  • 3 Dans Le pavillon des cancéreux, cité par P. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Seuil, 1975, p. 28.

  • 4 Le prince Mychkine dans L’Idiot : « Ce tableau ! s’écria le prince sous le coup d’une subite inspiration, ce tableau ! Mais sais-tu qu’en le regardant un croyant peut perdre la foi ?… Mais le plus étrange était la singulière et passionnante question que suggérait la vue de ce cadavre de supplicié : si tous ses disciples, ses futurs apôtres, les femmes qui L’avaient suivi et s’étaient tenues au pied de la Croix, ceux qui avaient foi en Lui et L’adoraient, si tous ses fidèles ont eu un semblable cadavre sous les yeux (et ce cadavre devait être certainement ainsi), comment ont-ils pu croire, en face d’une pareille vision, que le martyr ressusciterait ? »

  • 5 P. Chaunu, Trois millions d’années (cité n. 1), p. 181.

  • 6 A. Dupront, Du sacré, Paris, Gallimard, 1987.

  • 7 Cf. sa thèse de doctorat, De l’invention du mourant à la figure de l’agonie. Recherche sur l’ultime épiphanie de la personne incarnée, Université Lyon iii. <https://www.theses.fr/2017LYSE3010>.

  • 8 P. Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Seuil, 2007.

  • 9 M. Henry, Incarnation, Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.

  • 10 Choral de Buxtehude : Jésus, Vie de ma Vie, mort de ma mort (BuxWV 62 ).

  • 11 Maître Eckhart, Justi vivent in aeternum, Sermons, Paris, Seuil, 1974.

  • 12 St Irénée, Adversus haereses IV, 20, 7.

  • 13 Rapportés par Malraux ; cf. P. Bockel, « Malraux devant la mort », Revue des Deux Mondes 1978.

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