Spécialiste reconnu de la pensée libérale, Pierre Manent, qui signe
la préface, en avertit le lecteur dès les premières lignes: «Émile
Perreau-Saussine est mort soudainement au début du mois de mars
2010. À une époque où les maturations sont lentes, il nous laisse
un ensemble de travaux qui a le ton d'une oeuvre accomplie».
Quelques lignes plus loin, le même préfacier résume le parcours ici
suivi: «il s'agit de saisir le rythme de l'histoire du catholicisme
dans son rapport avec la société démocratique telle qu'elle prend
forme à la suite de la Révolution française». Précisons quelque
peu. Dans le prolongement de cette Révolution, au cours des deux
derniers siècles, l'Église catholique se vit confrontée à une
organisation de la société qu'elle n'avait pas prévue et dont les
contours n'entraient pas dans ses catégories habituelles de pensée.
Deux événements majeurs autour desquels l'A. articule son étude:
Vatican I, triomphe de l'ultramontanisme, par lequel l'Église se
retire du monde - et ceci n'est pas jugé «mauvais» par l'A. - et,
dans une certaine mesure, se libère des contraintes qu'elle pouvait
subir de la part du pouvoir civil et s'affirme pleinement autonome;
moins d'un siècle plus tard, Vatican II, qui renoue avec une
certaine «alliance» avec le pouvoir civil, en particulier autour du
concept de liberté religieuse, s'accommode tant bien que mal, et
plutôt bien, avec la démocratie libérale triomphante. Encore
faut-il ajouter que ces deux moments de l'histoire récente de
l'Église sont étudiés en rapport avec tous les débats d'idées
intra- et extra ecclésiaux contemporains, de même que ceux qui les
engendrèrent, en particulier le gallicanisme avec ses variantes
multiples. Et on ne peut manquer d'insister sur le fait que l'A. a
approché ces débats en retournant aux sources elles-mêmes: Maistre,
Bossuet, Tocqueville et tant d'autres ont été lus dans le texte.Un
élément sans doute à retenir: qu'on le veuille ou non, et en dépit
de toutes les adaptations possibles et effectivement réalisées au
fil du temps, le catholicisme garde toujours une part
d'intransigeance dans sa manière de s'inscrire dans la vie du
«monde». Et cela est d'autant plus manifeste que l'Évangile
concerne tous les aspects de la vie de l'homme: il est global. On
aimerait ouvrir un débat avec l'A. Son décès rendant cela
impossible, on est donc amené à formuler des questions - ou notes -
que d'autres chercheurs auront sans doute un jour à coeur
d'aborder. Le titre nous paraît quelque peu trop large:
fondamentalement, l'ouvrage concerne essentiellement la France; dès
lors «Catholicisme et démocratie», oui, mais à condition de garder
à l'esprit qu'il n'y a pas que dans l'Hexagone que la rencontre
s'est vécue et se vit encore. On se demande aussi s'il n'y aurait
pas lieu d'examiner d'encore plus près le «langage catholique» et
le «langage libéral» (à défaut d'expressions peut-être plus
appropriées): ne sont-ils pas fortement similaires, le second usant
des mêmes termes et étant fortement «imprégné» de catholicisme,
tout en étant finalement fort différent quant au contenu, ne
serait-ce sans doute que par l'absence de Dieu? En d'autres termes,
je dirais que le libéralisme s'est construit «sur» le catholicisme,
ce qui permettait un dialogue - certes parfois très conflictuel et
pouvant même aller jusqu'à l'affrontement radical - tant et si bien
que put se penser un «catholicisme libéral». En va-t-il de même de
nos jours? L'actuelle «modernité» comprend-elle encore son
interlocuteur catholique? Un aspect qui me semble caractériser le
monde actuel est qu'à la différence des antiques adversaires du
catholicisme qui, à un moment donné, ne se posaient plus la
question de Dieu ni celle plus généralement du religieux - alors
qu'ils «en venaient» -, ce monde n'envisage pas cette question et
est entré dans une voie d'ignorance totale (ou presque) de son
interlocuteur. Je terminerai en soulignant un autre point: il est
reposant de découvrir un ouvrage qui n'entre pas dans le
«politiquement correct» si (malheureusement) prisé de notre temps.
- B. Joassart sj