Je suis vraiment désolé d’avoir laissé traîner dans mes cartons la recension de cet admirable petit livre de Sr Anne Lécu o.p., auteure bien connue, notamment pour ses chroniques dans le mensuel Prions en Église. C’est un véritable petit bijou qu’elle nous offre à la faveur de sa méditation à la suite de la mort tragique du père Jacques Hamel en 2016, assassiné pendant une messe « ordinaire » de semaine rassemblant une dizaine de personnes.

Cet événement a conduit notre A. à approfondir le sens de l’eucharistie en approchant « ce qui se passe à la messe du côté du fidèle », « y compris, dit-elle, dans la grande pauvreté de certaines de nos célébrations ». Elle a entrepris cet approfondissement en affirmant d’entrée de jeu – comme en mémoire du père Hamel – que « l’authentique liberté est de servir Dieu » qui, par le Christ, avec lui et en lui, est concerné par la vie des êtres humains et engage notre humanité ainsi assumée à se libérer de tous les esclavages.

En ce sens, « la liturgie est indissociable de l’éthique chrétienne qui n’est pas un jugement entre le bien et le mal mais n’a de sens que comme remerciement pour la libération reçue » (p. 13). « Pas de liberté sans action de grâce, pas de liberté sans liturgie » : c’est l’axiome qui sous-tend ce qu’elle va exposer tout au long d’un ouvrage à la lecture tout à fait accessible, à l’instar de ses chroniques dans Prions en Église ! À partir de la messe ordinaire – ni spectacle d’un prêtre animateur, ni cérémonie pontifiante, ni simple ressourcement spirituel – Anne Lécu va conduire ses lecteurs à comprendre que la liturgie transforme les participants en fonction de ce qu’ils sont appelés à être par grâce, « filles et fils de Dieu, participants de la vie divine » sans cesser d’être confrontés au quotidien, à la souffrance, aux questions ultimes de l’existence.

Sa méditation, véritable contemplation du Christ incarné, crucifié, ressuscité, se structure en trois parties qui, chacune, articulent d’une part le mystère du seul et unique sacrifice qui (re)met l’humanité en grâce – celui du Christ dont l’eucharistie fait mémoire – et d’autre part ce à quoi les fidèles qui le célèbrent sont appelés à vivre.

Incarnatus. La première partie (p. 23-61) rappelle en suivant le fil de l’eucharistie entamée « au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » que les fidèles sont les bienvenus pour prendre place dans la célébration, bénéficier de la miséricorde de Dieu, y faire corps, par l’écoute de la Parole, l’écho de celle-ci par l’homélie et leur réponse dans la confession de foi.

Crucifixus. La deuxième partie (p. 63-125) inscrit d’emblée les fidèles dans l’oblation que le Christ fait de lui-même et à laquelle il les associe en faisant d’eux les ambassadeurs intercédant pour leurs contemporains et suppliant Dieu pour ce monde : la prière eucharistique les (re)met debout pour chanter la présence du Christ et sa victoire en demandant à l’Esprit de venir habiter tout ce qu’ils ont apporté et de les envoyer à être là pour le monde, pour la multitude. Dans l’oblation du Christ, leurs vies sont prises, bénies, rompues, versées et données. Le rite de la paix après le Notre Père suggère que l’unité est donnée en espérance. Les fidèles qui se lèvent pour communier y vont aussi pour les autres, ne cessant d’être associés au grand silence du crucifié dans ce monde brisé. Sans jamais oublier que la communion eucharistique est à la fois proximité intime de Dieu et distance de ce qui sépare de la communion définitive. Offerts au Christ qui s’offre, les fidèles deviennent ainsi ce qu’ils sont : « un don pour que d’autres vivent » (p. 123).

Resurrexit. La troisième partie (p. 127-147) débute avec les paroles de l’envoi à la fin de la « messe », du latin ite, missa est : « Allez, elle (la communauté) est envoyée ». Le dernier mot de la célébration n’est pas « Amen », mais « Nous rendons grâce à Dieu ». L’envoi de la messe invite en effet les fidèles à faire de leurs vies une offrande, à devenir un don, à être au cœur de ce monde le corps du Christ, sa présence par tout ce qu’ils sont et dans tout ce qu’ils font. Leur charité se traduit dans le soin de l’autre jusqu’à porter à leur tour la souffrance des êtres humains, pour « rendre visible la souffrance des hommes, non par masochisme, mais pour qu’on s’en occupe réellement. Et qu’elle cesse, enfin » (p. 140). En se tenant sur la fracture du monde – car ils sont dans le Christ appelés à la porter –, les fidèles vivent la foi dans le combat pour un monde réconcilié, avec l’espérance que leur donne l’Esprit.

« Le peuple chrétien est vicaire, présent au nom de la multitude et voué à la multitude » (p. 89). Anne Lécu qui, soit dit en passant, ne parle quasiment pas du rôle du prêtre, met bien en valeur la fonction « sacerdotale » de tout le peuple chrétien. C’est d’autant plus remarquable à souligner quand d’aucuns regrettent que les pratiquants soient de moins en moins nombreux et que d’autres se lamentent sur le manque de prêtres. À la messe comme au quotidien de leurs vies, les fidèles célèbrent et se tiennent pour le monde : ce qui se « joue » dans l’eucharistie, se « noue » dans la vie quotidienne.

Je conclus sur ce livre admirablement écrit en citant sa finale où s’articulent comme annoncé liturgie et éthique : « Celles et ceux qui vivent l’eucharistie sont à genoux devant leurs frères, le plus souvent à leur insu. Par leur attention et leur joie, ils parfument non seulement les pieds de leurs proches mais leur corps et toute leur vie. Ils ignorent que ce geste, si simple – « Ceci est mon corps, livré pour vous » – participe au salut du monde. Ils ignorent qu’ils sont alors la présence du Christ en ce monde. Ils sont devenus le corps du Christ qui s’agenouille auprès des siens pour leur laver les pieds, afin de remercier le Père du cadeau qu’ils sont pour lui. » (p. 147).

Saint Jean-Paul ii a écrit avec raison en 2003 : « l’eucharistie est toujours célébrée, en un sens, sur l’autel du monde » (encycl. Ecclesia de eucharistia 8). N’est-ce pas là, au cœur de ce monde, que se jouent l’honneur de Dieu et la dignité de l’être humain ? — A. Borras

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80