Descartes, la métaphysique et l’infini, 2e éd. revue et corrigée

Dan Arbib
Philosophie - Recenseur : David Rabourdin

Le tour de force de cet ouvrage, qu’une 2e édition nous donne l’occasion de rouvrir ou de découvrir, est de rassembler, en l’unité d’un même questionnement, une étude limpide et rigoureuse de l’ensemble du corpus cartésien et un parcours aussi exigeant que lumineux de l’histoire de la métaphysique occidentale. La chose n’est certes pas nouvelle à propos de Descartes, philosophe dont les positions sont, depuis E. Gilson et son Index scolastico-cartésien, mesurées « à l’aune de la scolastique, médiévale et moderne » (p. 8), mais c’est à un questionnement proprement philosophique, et pas simplement d’historien, que l’A. doit le souffle qui anime son enquête : la trame choisie ici –l’infinité divine – lui permet en effet de considérer l’œuvre de Descartes d’un œil averti des « conquêtes théoriques de la phénoménologie et singulièrement de ses explorations non métaphysiques » (id.), L’œuvre d’E. Levinas, référence explicite et constante, fournit à l’A. l’aiguillon qui lui permet d’interroger tant l’histoire de la philosophie que le corpus cartésien. De même que, pour Levinas, la « mise » de l’infini en nous est « sans recueillement, dévastant son lieu comme un feu dévorant, catastrophant le lieu », tant « ce qui soutient cède à ce qui est soutenu » (De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1986, p. 110), de même, pour l’A., l’idée d’infini est chez Descartes une idée qui « catastrophe » son édifice métaphysique, une idée par laquelle « ce qui soutient » – la méthode et son discours, l’ordre des raisons, l’ego et les idées qu’il se donne la charge d’examiner –, « cède à ce qui est soutenu » – l’infinité divine. Tel est alors le cahier des charges fixé et brillamment suivi : montrer que le concept d’infini est « un Janus » qui « fonde la rationalité » et « doit en relever encore » (p. 68), un « nom duel, en partie dans et en partie hors de la méthode » (p. 290), et établir que « Descartes a ainsi associé en un même nom une détermination métaphysique et une détermination non-métaphysique de Dieu » (p. 343). Mais qu’est-ce que « métaphysique » et qu’est-ce que « non-métaphysique » ?

Si « métaphysique » indique, dans le sillage de la « révolution scotiste », la primauté du concept et sa mainmise sur l’être, le « privilège du conceptus sur l’ens » (p. 73-74), mais aussi et par-là le « règne de la représentation » (p. 342), voire même l’« unité foncière de la représentation (métaphysique) et de la calculabilité (méthodique) » (p. 284, avec Heidegger), et si ces indications convergent pour désigner l’ego cartésien comme instance de maîtrise, comme « titulaire de toute cogitatio » (p. 80), alors l’on comprend combien l’idée d’infini peut faire jouer l’ensemble de l’édifice, jusqu’à atteindre l’ego lui-même : cette idée à nulle autre pareille se livre-t-elle à la conception, se laisse-t-elle saisir en une représentation, se laisse-t-elle maîtriser et inclure en une méthode assurée d’elle-même ? La richesse de l’étude est ici de poser cette question deux fois, et avec la même rigueur : une première fois, au corpus cartésien pour en manifester la tension interne, et une seconde fois, à un large corpus tant philosophique que théologique, pour manifester l’histoire mouvementée de cette notion d’infinité divine, et pour en retracer les étapes principales, en un regard panoptique d’une clarté remarquable, depuis Aristote, depuis les Écritures aussi, jusqu’à Scot et Suarez. Ici, l’A. s’appuie notamment sur les travaux d’A. Côté pour montrer le rôle majeur que joue, au sein de cette histoire, l’affirmation de la vision béatifique de l’essence divine, dès les condamnations parisiennes de 1241 (affirmation reprise plus tard par Benoît xii, cf. DS 1000), c’est-à-dire de la possibilité de voir l’essence de Dieu in patria : « car si Dieu peut être vu en son essence, le respect de sa transcendance imposera le recours à l’infinité pour, en quelque manière, contrebalancer une telle vision d’essence : l’infini jouera le rôle de rappel dionysien visant à rééquilibrer la possibilité tout augustinienne d’une vision de l’essence de Dieu » (p. 53). En somme, c’est remarquablement « tard » que l’infinité s’impose « dans l’histoire même des noms divins dans l’Occident chrétien » (p. 55). L’enquête présente alors la manière dont les auteurs affirment l’infinité divine –Bonaventure et Thomas d’Aquin, Henri de Gand, Duns Scot et Suarez notamment.

Lorsque, chez Descartes, « l’idée d’infini devient la pensée originelle – ou même originaire, car antérieure à l’ego », alors s’ensuit une éclatante transformation : « l’ego ne se pense plus comme propriétaire de son être en soi, mais seulement comme renvoi vers Dieu – comme signe de Dieu » ; l’idée d’infini est alors le principal artisan de cette surdétermination de l’« ego-substance » en « Imago Dei » : « radicalement décentré », « il fait désormais index vers un lieu définitivement inaccessible à sa compréhension » (p. 300). Une telle identité extatique, appuyée sur la présence, ou sur la « mise » (Levinas) de l’infini en l’ego, permet à l’A. de retrouver, en la conception cartésienne de la subjectivité, l’affirmation augustinienne du Dieu interior intimo meo, plus intime à moi-même que moi-même (p. 301). Faut-il appeler « non-métaphysique » cette identité extatique et cette transcendance de l’infini ? La tradition de commentaire à laquelle l’A. appartient (Levinas, Marion) le justifie amplement, pour qui la métaphysique se signale par l’acte de reconduire le concept à sa fondation dans l’ego transcendantal (cf. p. 76-77). Que l’infini joue tout autant comme instance décisive au service de cette fondation, pour l’assurer ultimement, que comme instance perturbatrice, pour manifester la transcendance de l’ego lui-même, tel est l’acquis du parcours exégétique accompli par l’ouvrage.

Levinas suggérait déjà que l’idée d’infini provoque comme un exode, une « sortie » vers une pensée « qui fait mieux que penser » (E. Levinas, « Sur l’idée de l’infini en nous », dans J.-L. Marion et al., La passion de la raison, Paris, P.U.F., 1983, p. 51) – il y a de cela dans l’ouvrage de Dan Arbib : à suivre ses investigations qui gardent sans cesse en vue le mystère de l’infinité divine, il y a, à même l’exigence de pensée et la rigueur des choses, une ouverture permanente vers une pensée qui fait mieux que penser, qui médite et contemple. — D. Rabourdin

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80