Éthique du théologien Dietrich Bonhoeffer, opposant au régime nazi et entré dans une conjuration contre Hitler, fut écrite dans les années 1939-1940 à 1943, alors que l’A. était déjà surveillé par la gestapo. Interrompue par l’arrestation de Bonhoeffer le 5 avril 1943, c’est une œuvre inachevée, dont il nous est resté de nombreux fragments. L’importance de ces esquisses provient certes du caractère dramatique de leur contexte historique, mais surtout de leur profondeur théologique.

Une précédente éd. calquée sur la première éd. en langue allemande avait déjà paru en 1997, déjà chez Labor et Fides, et suivait un ordre théologique et systématique. Une nouvelle éd. allemande parut en 1998 suivant un ordre chronologique et comportant notes et commentaires. C’est cette nouvelle édition qui est proposée ici en langue française et qui bénéficie de nombreux travaux sur l’œuvre du théologien allemand, particulièrement sur ses sources philosophiques et théologiques (Karl Barth, mais pas uniquement). Bonhoeffer s’emploie en effet à dépasser ce qu’il appelle « la pensée bicéphale », comme s’il fallait sans cesse opposer la foi en Dieu et notre engagement dans le monde.

Il s’agit pour lui de fonder l’audace de sa vision notamment dans la mise en relation de ce qu’il nomme « les réalités dernières avec les réalités avant-dernières » (Préparation du Chemin et Avènement - Wegbereitung und Einzug : titre qu’il comptait donner à son œuvre). Ces réalités terrestres peuvent et doivent être prises en compte par le chrétien. C’est la raison pour laquelle Bonhoeffer peut réhabiliter ce qu’il nomme « la vie naturelle » dans ses diverses manifestations, telles le corps, la transmission de la vie, la culture. On appréciera particulièrement sa vigoureuse protestation contre le positivisme éthique et juridique de son époque (il n’a pas disparu de la nôtre !) et l’axe résolument christologique : « le problème de l’éthique chrétienne est la réalisation (das Wirklichwerden) parmi ses créatures de la réalité révélée de Dieu en Christ » (p. 31). Pour Bonhoeffer tout est là : comment le « devenir réalité » de la révélation christique s’effectue-t-il dans le monde concrètement. Pas de tragique insurmontable : le chrétien n’est pas l’homme du conflit mais plutôt celui qui ne se sépare ni du Christ, ni du monde.

Le livre (qui intègre en fin de vol. une conséquente bibliographie et un index) regroupe les fragments en cinq périodes : été-automne 1940 ; hiver 1940-1941 ; début été 1942 : jusqu’à la fin 1942. C’est surtout dans la troisième période que l’A. développe les thèmes de la substitution, de la conformité à la réalité, de la prise en charge de la faute et surtout de la liberté, ou plutôt du « risque libre » dans le « clair-obscur dont la situation historique entoure le bien et le mal » (p. 231). Enfin entre début 1943 et avril 1943, date de son arrestation, s’ouvre une période qui ne se comprend qu’en rapport étroit avec le contexte politique cependant sans s’y enfermer. Car Bonhoeffer cherche sans cesse des médiations entre sa christologie et notre réalité humaine la plus profonde.

Si l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944 échoua, ce projet d’une éthique, historiquement située certes, mais profondément fondée, lucide et courageuse restera : elle ouvre des voies pour aujourd’hui, au moment où nous assaillent des questions nécessaires et difficiles. — M.-J. Coutagne