Le lecteur éventuel sera peut-être rebuté par le titre. Ce serait
dommage: la théocratie dont il s'agit n'est pas du tout un régime
politique qui se prétendrait l'expression de la pure volonté
divine, mais le Règne de Dieu tel que Dieu le veut, Règne tout
spirituel mais prenant corps dans l'histoire. On pourrait le
transposer sans doute en termes d'Alliance. Car Vladimir Soloviev,
dans ce livre qui n'avait jusqu'ici jamais été traduit, pas même
dans l'édition des oeuvres complètes de Soloviev en allemand,
entreprend une formidable relecture de l'histoire sainte pour
réfléchir à la manière dont Dieu suscite le partenaire capable
d'entrer en alliance avec lui. La thèse est posée dès les premières
lignes: «La plénitude de l'amour divin exige une union pleine et
réciproque avec l'autre. Mais, pour une telle union, il faut que,
par rapport à la Divinité, l'autre ait sa propre consistance et sa
propre initiative.» (p. 35). Soloviev relit donc tout le récit
biblique en montrant, avec finesse et une rigueur qui définit peu à
peu sa méthode, comment Dieu suscite le partenaire possible et
souhaitable selon les époques de l'histoire où l'on se trouve
jusqu'à parvenir à l'Église dont il détaille les caractéristiques.
Toujours, consistance et capacité d'initiative sont ce qui est
visé. Depuis Abel le juste en passant par Jacob, puis par
l'élargissement à un peuple entier, puis à l'intériorisation dans
les prophètes avant d'aboutir à la concentration entière en Jésus,
le Messie, et son Église. Magnifique relecture de l'histoire
d'Israël, sens aigu des nécessités divines et de la patience de
Dieu, compréhension profonde du mystère de l'élection, tout cela
aboutit à une description de l'Église qui en éclaire et l'être et
la mission en ce monde. En fait, ce livre laisse de côté le
chapitre I initial qui avait été publié à part en 1886 sous le
titre: «Le développement dogmatique de l'Église en lien avec la
question de l'unité des Églises». Il y a bien sûr au total un
systématisme qui peut étonner. L'introduction situe utilement ce
livre dans l'évolution personnelle de Soloviev qui commence dans
une sorte de recherche gnostique de théosophie pour aller vers une
foi chrétienne accueillant le mystère de la croix et cherchant
l'unité de l'Église. Mais, à travers ses limites certaines, ce
livre offre des vues stimulantes à ceux qui croient que l'Écriture
est pleine du dessein de Dieu qui se déploie dans l'histoire et
conduit au-delà de celle-ci. Soloviev ayant appris l'hébreu pour
pouvoir interpréter le texte biblique qu'il prenait dans la
traduction agréée par l'Église russe pour la liturgie, les
traducteurs ont eu soin de reprendre son texte à lui. On ne peut
que saluer leur effort. Les documents annexes éclairent la position
de Soloviev à l'égard de la «question juive» en son temps: sa
lettre sur l'affaire Dreyfus, stigmatisant l'antisémitisme et le
faux patriotisme est un beau témoignage de la clarté de cet esprit
fulgurant. - + É. de Moulins-Beaufort