Jung et le protestantisme. La face méconnue d’un pionnier
B. HortSpiritualité - Recenseur : Gauthier Kirsch
« Pendant des années, il me fut impossible d’entrer dans une église catholique sans éprouver une peur secrète du sang, des chutes et des jésuites », raconte Carl Gustav Jung (1875-1961) dans Ma vie, à propos d’un épisode de son enfance… Bigre ! Fort heureusement, nous n’avons pas ici à commenter les liens par ailleurs complexes que le célèbre psychiatre entretint avec l’Église romaine (!).
Comme Bernard Hort, déjà auteur d’un ‘Anima’ et ‘animus’ au xxie siècle, nous le précise dès l’introduction, aucune étude consistante n’avait été entreprise en français sur les rapports entre Jung et sa confession familiale. La plupart du temps – nous caricaturons à peine –, on se borne à signaler que son père fut pasteur et malheureux, et que Carl Gustav s’émancipa rapidement de sa triste religion d’enfance.
Le livre de B. Hort se divise en deux parties. La première traite de l’influence des théologiens protestants sur le parcours intellectuel de Jung. Hormis une conférence donnée lors de ses études (en 1899) et le très contesté Réponse à Job (1952), l’essentiel des informations est donné par ses mémoires et sa correspondance.
Nous apprenons ainsi que les figures les plus marquantes pour la formation de la pensée de Jung furent Friedrich Schleiermacher, théologien « romantique » et fondateur de l’herméneutique contemporaine, ainsi que Rudolf Otto, penseur du sacré et père du concept de « numineux ». Il en retint surtout l’idée que l’homme doit chercher en lui-même le rapport avec le divin, et que ce rapport est basé sur l’émotion, et précisément sur un mélange de peur et d’attirance pour une réalité qui le dépasse. Jung décrira de cette manière le ressenti que l’on éprouve lors du contact avec les archétypes, notion-clef de sa psychologie.
à l’inverse, les théologiens protestants essentiellement préoccupés de systématique ou d’éthique, ou plus généralement de la réalité historique du Christ et de son implication pour la foi, sembleront toujours plus étrangers à sa pensée. Jung ne craignait pas d’étudier les écrits gnostiques ou les mystiques rhénans pour trouver matière à expliciter ses observations thérapeutiques. Depuis la conférence sur Albrecht Ritschl de ses années d’études, en passant par les remarques peu amènes dans sa correspondance sur Barth, Bultmann ou Schweitzer, pour finir par les oppositions franches lors de la parution de Réponse à Job, le divorce avec la théologie « mainstream » du protestantisme paraît complet…
La seconde partie de l’ouvrage de B. Hort concerne la vision par Jung du protestantisme en général.
Dans la logique du système d’analyse psychique qu’il a développé, le psychiatre suisse voit dans l’avènement du protestantisme à la fois une avancée et un recul. L’avancée est celle de mettre en avant un rapport personnel à la divinité, à l’inverse de l’Église catholique, vue comme « écrasée » par sa hiérarchie. Le recul est la suppression de la plupart des rites et symboles, qui sont pour Jung des médiations indispensables avec Dieu, et/ou son image dans l’inconscient. Le protestant est comme placé devant la bonne porte, mais sans la clef pour l’ouvrir.
Ainsi, lorsqu’il examine, dans un article de 1920, la situation des pasteurs, il les oriente vers une initiation à la psychologie, car ils ne possèdent pas les rituels adaptés aux multiples situations pastorales que conserveraient les prêtres catholiques.
Dans sa conclusion, l’auteur apprécie l’apport de Jung à la connaissance de la réalité protestante. Conscient que peu de théologiens ont jusqu’ici tenté d’intégrer davantage ses travaux (à l’exception, en partie, de Paul Tillich), il exhorte à une redécouverte de Jung, susceptible de fournir des outils indispensables à l’analyse des évolutions religieuses futures…
L’ouvrage de B. Hort nous a paru des plus intéressant pour mettre en lumière les positions respectives de la psychologie jungienne et de son milieu d’émergence. Nous aurions personnellement aimé un plan peut-être davantage chronologique et une plus grande insistance sur les influences de personnalités protestantes plus anciennes (les « théosophes » au sens large, surtout Jakob Boehme, mais aussi Leibniz…). Cela n’enlève rien à la valeur de ce travail de défrichage bien utile. — G. Kirsch